Quelques
minutes plus tard, la porte de la salle grinça, le silence saisit chacun et le
directeur fit irruption parmi les élèves craintifs.
Le
directeur était d’assez petite taille, avec un ventre rebondi.
Ses
yeux, très petits sous des sourcils épais, dardèrent des éclairs de
stupéfaction en constatant l’ahurissant chaos autour du cartable d’Ayoub :
le plafond était couvert de traits de feutres et de stylos ; des ciseaux et
des compas s’étaient plantés dans les dalles d’isolation du plafond, avaient
même brisé deux lampes ; des flaques d’encres de différentes couleurs maculaient
les tables et le sol…
Ayoub
avait honte de la situation. Il se sentait mal. Mais le directeur de l’école
fut absolument gentil avec lui, servile et hypocrite. Il lui dit que tout était
un malentendu, que personne n’avait voulu le mettre en difficulté, que personne
ne lui voulait de mal. Il demanda aux élèves d’évacuer dans le calme et de
patienter dans la cour. Il précisa que tout serait rentré dans l’ordre dès
l’après-midi, que lui-même se chargerait de remplacer leur professeur
indisposé.
Les
élèves, conduits dans la cour, patientèrent jusqu’à midi en faisant du sport et
des jeux. Ayoub avait récupéré son cartable. Il plongea son regard dans ses profondeurs.
Tout était miraculeusement propre : il n’y restait que ses affaires à lui.
Il crut voir un instant bouger quelque chose, une ombre, tout au fond, mais ce
n’était certainement qu’une fausse idée. Il avait dû rêver.
Il
réfléchit à la mauvaise blague qu’on lui avait faite. Qui avait pu fourrer
toutes ces affaires dans son sac ? Qui donc avait pris le risque de mettre
cette bombe qui avait tout fait voler à travers la classe ? Il ne faudrait
surtout pas en parler à son père qui ferait torturer tous les enfants pour être
certain de découvrir les renégats. Ayoub vérifia que son repas du midi était
indemne dans sa boîte et considéra qu’il avait eu de la chance que la salade de
pois chiches n’ait pas été ruinée dans la catastrophe. Un merle perché sur le
toit de l’école lança de longs sifflets qui sortirent Ayoub de ses pensées.
On
l’appela sur le terrain de football et il abandonna son cartable derrière la
ligne de touche.
Ayoub
n’aimait pas jouer au foot. Ce n’est pas qu’il était mauvais à ce sport. Il
était plutôt doué, en vérité. Mais, comme il était le fils du ministre de la
guerre et de la police, on lui faisait tout le temps des passes et une fois
qu’il avait le ballon personne ne venait essayer de le lui enlever des pieds.
Il voyait bien qu’on ne jouait pas avec lui comme avec les autres et ça le
déprimait. Alors, dès qu’il avait la balle, Ayoub la conduisait pour quelques
mètres et très vite cherchait un partenaire à qui faire une passe, mais à peine
le ballon atteignait son camarade que celui-ci le lui relançait. Pas moyen de
s'en débarrasser plus de dix secondes. C’était épuisant…
Pendant
ce temps, dans le cartable chauffé par le soleil, le djinn cherchait à retrouver
son calme. La lutte avec le maître l’avait profondément stressé. Il rongeait
ses ongles diaphanes et s’arrachait des poignées de cheveux inexistants. En
tournant en rond dans cet espace réduit, il finit par se cogner à la boîte
contenant le déjeuner d’Ayoub. Il l’ouvrit, en flaira le contenu citronné, et
finalement engloutit tout ce qu’il pouvait. Une fois bien repu, il s’endormit
comme un marcassin bienheureux.
Sur
le terrain, le directeur siffla la fin du match. L’équipe d’Ayoub avait gagné
douze à zéro. Ayoub à lui seul avait marqué neuf des buts de son équipe. Sept
d’entre ses tirs auraient pu aisément être arrêtés par le gardien adverse, mais
les mains de ce garçon avaient à chaque fois laissé échapper la balle… Les
attaquants de l’autre équipe, eux, avaient systématiquement tiré à côté des
cages, ou bien avaient tout bonnement raté leurs passes. Ayoub était en colère
contre ce jeu absurde. Mais, dans sa grande timidité, il n’osait pas le
montrer. Il voyait bien que tout le monde faisait semblant et que personne ne
s’amusait. Il aurait voulu ne pas être le fils de ce père si impressionnant.
À
ce moment-là, le directeur voulut se rendre agréable et proposa aux enfants de
pique-niquer sur le bord du terrain. Il tira d’un sac en plastique des petits
pains aplatis pour ceux qui n’avaient rien à manger.
Dans
ce moment, Ayoub se sentit heureux, malgré tout, d’être le fils d’un homme
riche, et d’avoir à la maison une cuisinière qui lui préparait de bons plats.
Il tira de son cartable sa boîte à repas et n’y trouva que des miettes.
« Eh
bin… Quelqu’un s’est enfilé mes pois chiches… », lâcha-t-il, surpris.
Tout
le monde loucha en silence vers lui. Encore ? C’était un véritable complot !
Qui avait bien pu oser une chose pareille : manger le casse-croûte du fils
Makani ?
Un
frisson de peur courut sur la peau de tous les enfants.
Le
directeur de l’école avala péniblement sa salive. Deux fois dans la même
journée Ayoub avait été visé par un acte de malveillance. Il y avait peut-être
dans son école un agent infiltré des forces révolutionnaires, un agitateur
machiavélique qui cherchait à mettre en difficulté le ministre de la guerre et
de la police en s’en prenant à son fils. Cela ne pouvait pas être Ali
Shamar ; il avait été la première victime de ces actes de sabotage. Un
autre élève ? L’un des maîtres ?
Le
directeur se sentait coupable de négligence : pendant qu’il courait sur le
terrain, arbitrant le match des enfants, il n’avait pas surveillé les
cartables. Le larcin avait tout à fait pu se produire tandis que tout le monde
était absorbé par le jeu.
Ayoub
observa le visage du directeur qui se décomposait à vue d’œil. Ses camarades
regardaient le bout de leurs pieds. Un profond malaise se répandit sur ce petit
monde.
À
cause de lui. À cause de ce qu’il avait dit.
« Ah
non, pardon…, balbutia-t-il. Je me suis trompé. C’est la cuisinière qui a dû
oublier de remplir ma boîte à repas… »
Les
soupirs furent imperceptibles. Le climat s’allégea, incontestablement.
Le
directeur eut un sourire faux :
« Eh
bien, Ayoub, nous avons eu assez d’émotions pour aujourd’hui, je crois…,
fit-il. Je peux vous offrir un petit pain. J’espère que cela suffira pour vous
sustenter. »
Ayoub
fut, en définitive, ravi de manger la même chose que les élèves les plus
pauvres. Il engloutit deux pitas, et se permit même d’adresser la parole aux
camarades avec lesquels il partageait le pain.
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