samedi 21 février 2015

Les Contes de Bibi-Gol - 2 - Le Djinn du cartable - seconde partie


Quelques minutes plus tard, la porte de la salle grinça, le silence saisit chacun et le directeur fit irruption parmi les élèves craintifs.
Le directeur était d’assez petite taille, avec un ventre rebondi.
Ses yeux, très petits sous des sourcils épais, dardèrent des éclairs de stupéfaction en constatant l’ahurissant chaos autour du cartable d’Ayoub : le plafond était couvert de traits de feutres et de stylos ; des ciseaux et des compas s’étaient plantés dans les dalles d’isolation du plafond, avaient même brisé deux lampes ; des flaques d’encres de différentes couleurs maculaient les tables et le sol…
Ayoub avait honte de la situation. Il se sentait mal. Mais le directeur de l’école fut absolument gentil avec lui, servile et hypocrite. Il lui dit que tout était un malentendu, que personne n’avait voulu le mettre en difficulté, que personne ne lui voulait de mal. Il demanda aux élèves d’évacuer dans le calme et de patienter dans la cour. Il précisa que tout serait rentré dans l’ordre dès l’après-midi, que lui-même se chargerait de remplacer leur professeur indisposé.

Les élèves, conduits dans la cour, patientèrent jusqu’à midi en faisant du sport et des jeux. Ayoub avait récupéré son cartable. Il plongea son regard dans ses profondeurs. Tout était miraculeusement propre : il n’y restait que ses affaires à lui. Il crut voir un instant bouger quelque chose, une ombre, tout au fond, mais ce n’était certainement qu’une fausse idée. Il avait dû rêver.
Il réfléchit à la mauvaise blague qu’on lui avait faite. Qui avait pu fourrer toutes ces affaires dans son sac ? Qui donc avait pris le risque de mettre cette bombe qui avait tout fait voler à travers la classe ? Il ne faudrait surtout pas en parler à son père qui ferait torturer tous les enfants pour être certain de découvrir les renégats. Ayoub vérifia que son repas du midi était indemne dans sa boîte et considéra qu’il avait eu de la chance que la salade de pois chiches n’ait pas été ruinée dans la catastrophe. Un merle perché sur le toit de l’école lança de longs sifflets qui sortirent Ayoub de ses pensées.
On l’appela sur le terrain de football et il abandonna son cartable derrière la ligne de touche.

Ayoub n’aimait pas jouer au foot. Ce n’est pas qu’il était mauvais à ce sport. Il était plutôt doué, en vérité. Mais, comme il était le fils du ministre de la guerre et de la police, on lui faisait tout le temps des passes et une fois qu’il avait le ballon personne ne venait essayer de le lui enlever des pieds. Il voyait bien qu’on ne jouait pas avec lui comme avec les autres et ça le déprimait. Alors, dès qu’il avait la balle, Ayoub la conduisait pour quelques mètres et très vite cherchait un partenaire à qui faire une passe, mais à peine le ballon atteignait son camarade que celui-ci le lui relançait. Pas moyen de s'en débarrasser plus de dix secondes. C’était épuisant…

Pendant ce temps, dans le cartable chauffé par le soleil, le djinn cherchait à retrouver son calme. La lutte avec le maître l’avait profondément stressé. Il rongeait ses ongles diaphanes et s’arrachait des poignées de cheveux inexistants. En tournant en rond dans cet espace réduit, il finit par se cogner à la boîte contenant le déjeuner d’Ayoub. Il l’ouvrit, en flaira le contenu citronné, et finalement engloutit tout ce qu’il pouvait. Une fois bien repu, il s’endormit comme un marcassin bienheureux.

Sur le terrain, le directeur siffla la fin du match. L’équipe d’Ayoub avait gagné douze à zéro. Ayoub à lui seul avait marqué neuf des buts de son équipe. Sept d’entre ses tirs auraient pu aisément être arrêtés par le gardien adverse, mais les mains de ce garçon avaient à chaque fois laissé échapper la balle… Les attaquants de l’autre équipe, eux, avaient systématiquement tiré à côté des cages, ou bien avaient tout bonnement raté leurs passes. Ayoub était en colère contre ce jeu absurde. Mais, dans sa grande timidité, il n’osait pas le montrer. Il voyait bien que tout le monde faisait semblant et que personne ne s’amusait. Il aurait voulu ne pas être le fils de ce père si impressionnant.

À ce moment-là, le directeur voulut se rendre agréable et proposa aux enfants de pique-niquer sur le bord du terrain. Il tira d’un sac en plastique des petits pains aplatis pour ceux qui n’avaient rien à manger.
Dans ce moment, Ayoub se sentit heureux, malgré tout, d’être le fils d’un homme riche, et d’avoir à la maison une cuisinière qui lui préparait de bons plats. Il tira de son cartable sa boîte à repas et n’y trouva que des miettes.
« Eh bin… Quelqu’un s’est enfilé mes pois chiches… », lâcha-t-il, surpris.
Tout le monde loucha en silence vers lui. Encore ? C’était un véritable complot ! Qui avait bien pu oser une chose pareille : manger le casse-croûte du fils Makani ?
Un frisson de peur courut sur la peau de tous les enfants.
Le directeur de l’école avala péniblement sa salive. Deux fois dans la même journée Ayoub avait été visé par un acte de malveillance. Il y avait peut-être dans son école un agent infiltré des forces révolutionnaires, un agitateur machiavélique qui cherchait à mettre en difficulté le ministre de la guerre et de la police en s’en prenant à son fils. Cela ne pouvait pas être Ali Shamar ; il avait été la première victime de ces actes de sabotage. Un autre élève ? L’un des maîtres ?

Le directeur se sentait coupable de négligence : pendant qu’il courait sur le terrain, arbitrant le match des enfants, il n’avait pas surveillé les cartables. Le larcin avait tout à fait pu se produire tandis que tout le monde était absorbé par le jeu.
Ayoub observa le visage du directeur qui se décomposait à vue d’œil. Ses camarades regardaient le bout de leurs pieds. Un profond malaise se répandit sur ce petit monde.
À cause de lui. À cause de ce qu’il avait dit.

« Ah non, pardon…, balbutia-t-il. Je me suis trompé. C’est la cuisinière qui a dû oublier de remplir ma boîte à repas… »

Les soupirs furent imperceptibles. Le climat s’allégea, incontestablement.
Le directeur eut un sourire faux :
« Eh bien, Ayoub, nous avons eu assez d’émotions pour aujourd’hui, je crois…, fit-il. Je peux vous offrir un petit pain. J’espère que cela suffira pour vous sustenter. »
Ayoub fut, en définitive, ravi de manger la même chose que les élèves les plus pauvres. Il engloutit deux pitas, et se permit même d’adresser la parole aux camarades avec lesquels il partageait le pain.


Albert Robida - Djinn (illustration pour le conte Aladin)

vendredi 20 février 2015

Les Contes de Bibi-Gol - 2 - Le Djinn du cartable - première partie




Par une après-midi grise de février, je rendais visite à mon ami Arach.
Son fils Nathan s’ennuyait visiblement et comptait sur nous pour le distraire. Il tournait autour des grandes personnes, grimpant sur les fauteuils et le canapé, nous racontant des histoires à dormir debout où il était un agent secret capable de détecter des bombes. On l’entendait remuer l’appartement, en quête de ces maudits explosifs. « Ah, je sais !, vint-il nous annoncer fièrement, ils en ont caché dans la chasse d’eau !
   Oui, en effet, c’est le meilleur endroit pour cacher des explosifs », dit son père.
Arach avait un sourire narquois.
Ce sourire disparut quand on entendit des bruits inquiétants provenant des cabinets.
« Oh, c’est lourd », commenta Nathan, alors que résonnait un son de basse frottée : la porcelaine du réservoir.
« Bon, ça suffit un peu, ces bêtises… », alla sermonner Arach, avec douceur.
Ils revinrent tous les deux, le masque morose ; je haussai les épaules.
Au bout d’un moment, mon ami proposa que nous allions déranger l’aïeul Bibi-Gol, dans son grenier. Peut-être aurait-il une histoire qui pourrait intéresser Nathan ?

Dans le grenier, nous fîmes irruption, apportant une offrande de gâteaux au chocolat. Les livres entreposés frémirent, le silence solennel de la pièce fut rompu par notre bruyant trio.
Engoncé dans une pelisse qui lui faisait un corps de bête préhistorique, Bibi-Gol leva un visage courroucé, mais aussitôt que l’ancêtre vit la figure joyeuse du jeune Nathan, ses traits s’arrondirent, s’assouplirent, adoptèrent une merveilleuse bienveillance.
« Qu’est-ce qui amène cette tribu de sauvages dans la tanière du sage ?, dit l’ancestrale créature.
   Nathan s’ennuie, dit simplement Arach.
   Non, j’m’ennuie pas !, corrigea Nathan. J’sais pas quoi faire…
  Allons bon… Et tu n’as pas école ?
  Mais… Bibi-Gol ! Aujourd’hui, c’est dimanche…, s’insurgea l’enfant.
  Ah ? C’est que, tu sais ?... cela fait longtemps que je n’ai plus d’agenda… »
Après quelques palabres du même genre, tandis que Bibi-Gol portait la main à l’assiette de gâteaux, Arach présenta sa requête :
« Bibi-Gol aimée, n’aurais-tu pas dans ta mémoire, s’il-te-plaît, une histoire que tu pourrais nous raconter ?
  Certainement… », fit l’imposant personnage.
Il ferma les yeux quelques instants, puis ses fines lèvres entourées de duvet blanc s’étirèrent en un sourire d’intelligence.
« Cela se passait dans une de ces républiques autoritaires qu’on voit quelquefois prospérer au Moyen-Orient.
Le fils du ministre de l’armée et de la police s’appelait Ayoub Makani. C’était un doux et gentil garçon qui avait peur de son père. D’ailleurs, tout le monde avait peur de monsieur Makani, son père. Les enfants de son âge étaient terrifiés par le père d’Ayoub, parce que leurs propres parents en avaient peur. Ainsi, jamais Ayoub n’avait à élever la voix pour se faire entendre ou à lever les poings pour se défendre ; on l’écoutait toujours et jamais on n’aurait osé le frapper.
À voir Ayoub, pourtant, on se serait facilement dit qu’il était assez chétif et timide pour se faire tracasser par n’importe quelle brute de l’école. Eh oui, parce qu’il allait à l’école, comme tous les autres enfants de son âge. Il y allait en bicyclette.
Le matin, il sortait de derrière les hauts murs blancs de la grande maison de son père. Un garde lui ouvrait le portail, se mettait au garde à vous, et Ayoub grimpé sur son vélo filait sous son nez, tournait à gauche en direction de l’école. Il longeait le trottoir sur une certaine distance, puis la rue débouchait sur une avenue que l’enfant devait traverser.
Là, un policier était chargé de la circulation. Quand le policier voyait le petit Ayoub Makani arriver, il s’empressait de vider et de bloquer tout le carrefour afin que l’enfant le franchît sans risque. Les automobilistes devaient se douter que l’enfant était quelqu’un d’important car lorsqu’ils le voyaient débouler sur sa petite bicyclette vert pomme, ils interrompaient aussitôt leur tintamarre de klaxons.
Parvenu de l’autre côté de l’avenue, Ayoub coupait par les allées d’un grand parc luxuriant. En général, l’enfant ressentait alors un coup de fatigue, à cause de la chaleur et de l’effort fourni par ses jambes fluettes. Et donc, il s’offrait une pause de cinq minutes : il appuyait sa bicyclette contre un buisson, il posait son derrière sur l’herbe moelleuse, dans l’ombre d’un arbre, et il ouvrait son cartable d’où il tirait une brique de lait fermenté pour se redonner des forces.

Mais ce jour-là, il y avait, caché dans les branches de l’arbre sous lequel Ayoub se reposait, quasi invisible, un djinn malfaisant.
Celui-ci s’était réfugié dans cet arbre car il était pourchassé par une magicienne d’un pays lointain qui voulait le faire disparaître. Elle voulait à tout prix l’enfermer dans une boîte en argent pour l’empêcher de nuire. C’est que, voyez-vous, ce djinn provoquait de terribles catastrophes partout où il passait !
Du haut de son arbre, le djinn vit la magicienne entrer dans le parc ; il savait que s’il était invisible au commun des mortels, les pouvoirs de cette femme lui permettraient de le découvrir.
Il avisa, sous son perchoir, le cartable entrouvert d’Ayoub et fondit d’un trait, comme un busard, au milieu des cahiers et des fournitures scolaires.
Le jeune Ayoub sursauta en voyant son cartable tressaillir soudain, sans raison apparente.
Il regarda à l’intérieur du sac et ne vit rien de suspect.
Comme il avait terminé sa brique de lait, il ajusta le cartable sur le porte-bagage de son vélo et se remit en selle. En quelques coups de pédales, il s’éloigna.
Derrière lui, la magicienne inspectait l’arbre où s’était réfugié le djinn. Elle laissa échapper un juron de dépit en découvrant qu’il n’y était plus.

Ayoub parvint enfin à l’école. C’était la récréation. Tous les enfants déposaient leurs cartables dans la cour, à l’ombre du préau. Ainsi, ils pouvaient jouer librement.
Puis, avant le début des cours, venait l’heure du lever de drapeau de la république.
Les enfants s’alignaient en rangs, distribués par classe. Le directeur de l’école levait le drapeau tandis que l’on chantait l’hymne national :

Chaque heure et chaque instant,
Il veille sur ses enfants,
Notre bien aimé président.
Avec ses ministres compétents,
Il protège nos familles et nos amis,
De nos méchants ennemis.[…]

Dans les profondeurs de son cartable, le djinn fut terrifié par la force des chants et les sons stridents des voix aiguës des enfants. Il en eut d’horribles frissons.
Malgré son invisibilité, il eut très peur d’être débusqué par ces créatures qui hurlaient comme des chèvres monstrueuses.
Il profita de l’ombre du préau et de l’empilement des sacs pour dérober tout le matériel qu’il pouvait afin de se protéger. Il fit comme l’oiseau qui rassemble des brindilles pour se confectionner un nid : il plongea dans tous les cartables, ouvrit toutes les trousses et pilla le plus de stylos possible, les règles et les compas et il fourra tout cela en vrac dans sa nouvelle tanière. Le djinn, paniqué, réalisa dans le cartable d’Ayoub une accumulation invraisemblable de fournitures scolaires. Puis, dans cette forêt de crayons et de stylos, dans ce chaos de gommes et de ciseaux, il se sentit mieux abrité. Il fut rassuré et commença donc à roupiller comme un doux esprit.
Le drapeau national flottait haut sur le mât de l’école. Les chants patriotiques étaient finis. Les élèves se dirigèrent vers leurs cartables, puis ils suivirent les maîtres dans les salles de classe.

Au début du cours, on pria les enfants de sortir leurs affaires afin de se mettre au travail. Alors, un brouhaha naissant fit hausser les sourcils noirs des maîtres. Les élèves arrondissaient leurs yeux sur des trousses vides et bredouillaient de surprise.
« Oh non… Quelqu’un m’a volé mes stylos…, pleurnicha un petit garçon de sept ans.
    Moi, moi, moi !… moi aussi !…, osa enfin dire un de ses camarades.
    Et moi… j’ai tout perdu : mes ciseaux et même mes crayons de couleurs !
    Et moi… »
Et ainsi de suite, la cohorte des plaintes enfla. Les élèves étaient angoissés par ce pillage en règle. Dans toutes les classes, les maîtres sévères grimacèrent, crièrent pour obtenir le silence. Dans les couloirs, à tous les étages, on entendit résonner leurs furieuses réprimandes.
Ayoub, qui n’était pas un enfant très dégourdi et, par conséquence, était toujours le dernier à ouvrir son sac, regardait dans le vacarme son cartable posé à côté de lui : il le trouvait bien grossi ; pourtant, sur l’épaule, il avait paru plus léger qu’une plume. Ayoub déboucla les fermoirs, ouvrit grand le sac et révéla soudain aux yeux de tous ses voisins un débordement de fournitures scolaires. Le surplus fut expulsé hors du cartable. Des règles en fer tintèrent vivement sur le sol de la classe, des stylos roulèrent alentour. Ayoub leva des yeux troubles vers ses camarades, puis vers son maître, monsieur Ali Shamar.
Tout le monde se tint coi, soudain, silencieux comme des sardines en boîte.
Le maître, gêné, se racla la gorge. Personne n’osait croiser le regard avec celui d’Ayoub Makani. Pas même monsieur Ali Shamar, qui ne savait que trop bien le poste du père de son élève. La peau de son visage devint grise, un afflux de sueur commençait à couler sous ses cheveux jusque sur ses joues. S’il accusait Ayoub de vol, le terrible monsieur Makani, puissant ministre de l’armée et de la police, trouverait un moyen de le punir brutalement, lui, le brave Ali, humble fonctionnaire qui ne faisait que son modeste travail.
Pourtant, tout accusait Ayoub ! S’il ne le grondait pas pour ce vol extraordinaire, les autres enfants y verraient une injustice flagrante et, malgré toutes les gifles et les coups de règle sur les doigts, ils ne respecteraient plus jamais maître Ali Shamar.
Ayoub rompit le silence. Il prit la parole :
« Je suis désolé, dit-il timidement. Je ne comprends pas pourquoi j’ai tout ça dans mon cartable… »
Ayoub ne sous-entendait rien, il ne voulait accuser personne. Il ne comprenait vraiment pas la raison de cet événement inattendu. Mais, dans le silence pesant de la salle de classe, sa voix de fils de ministre sonna comme une demande d’explication, une accusation de traîtrise.
Ali Shamar fut surpris qu’un (ou plusieurs) élève(s) ait osé imaginer un acte si dangereux : tenter de faire accuser Ayoub de vol. Si cet élève comploteur était découvert, on l’enverrait peut-être en prison ! Le maître voulut dédramatiser la situation :
« Bon, on va arranger cela, dit-il en s’adressant à la classe. Je suis sûr qu’il y a une explication parfaitement innocente à cet événement bizarre… Je vais récupérer les affaires qui ne sont pas celles d’Ayoub et chacun tentera de retrouver ce qui lui appartient. »
Il s’approcha respectueusement du cartable, le souleva du sol pour l’installer sur la table du jeune garçon.
Depuis son nid de règles, de crayons enchevêtrés, le djinn vit soudain, au-dessus de lui, les gros yeux du maître le scruter avec intérêt. Puis il vit une épaisse main velue s’avancer vers ses fortifications de matériel scolaire et crut qu’on l’avait découvert. Ah ça, non ! Il n’allait pas se faire prendre si facilement ! Pour se protéger, il démonta prestement la réserve d’un stylo plume et fit gicler de la cartouche un jet d’encre en pleine figure du maître.
Un « oh ! » de stupéfaction jaillit des bouches des élèves.
Le maître ne contrôla pas ses nerfs, il étouffa un cri et se rua rageusement sur le sac qui venait de l’agresser ainsi. Le djinn eut une grande frousse en voyant son ennemi revenir à la charge avec une telle énergie. Aussitôt, il se mit à projeter vers ce terrible adversaire tous les stylos, les crayons, les compas qui lui tombaient sous la main. Ces munitions bondirent du cartable, comme des fusées d’une batterie de lance-roquettes. Des dizaines de feutres rouge, vert, bleu, orange, violet, noir… dessinèrent en touchant le visage du pauvre Ali Shamar une constellation de traits ; un compas vint se planter dans son avant-bras, un autre dans sa main, encore un dans sa joue ; une multitude de crayons bien taillés lui piquèrent le front, les joues, le menton ; en dernier lieu, comme un bouquet final, un feu nourri de vingt-trois règles en fer et seize paires de ciseaux frappa le maître et l’assomma. Il tomba à la renverse.
Monsieur Ali Shamar gisait allongé dans l’allée, inconscient, la chemise tachée d’encre, le visage couvert de gribouillis et de bleus.
Un élève qui se faisait souvent gifler par le sévère professeur murmura : « Ouais ! bien fait ! … Bravo Ayoub ! »
Mais le doux, l’innocent Ayoub se tenait les mains sur la bouche, épouvanté par ce qui venait de se produire.

Ali Shamar mit quelques minutes à reprendre ses esprits. Il s’épongea le visage avec son mouchoir, ce qui lui fit un effrayant masque de couleurs barbouillées, puis il marmotta des mots confus que les enfants ne comprirent pas. Encore sous le choc, il se releva tant bien que mal, et il sortit de la classe, laissant les élèves seuls, interloqués.
« Dis donc, Ayoub, c’était un sacré feu d’artifice !
  Incroyable !… », le félicitèrent des camarades qui n’aimaient pas Ali Shamar.
Personne n’osait quitter sa place mais la classe se mit à bavarder, à commenter l’événement. Les bons élèves, anxieux, attendaient. Et si le maître ne revenait plus ? Le directeur allait certainement venir voir ce qui se passait... En tout cas, beaucoup d’enfants étaient excités, ravis d’une telle agitation…


Errol Le Cain - illustration tirée du conte Aladdin

lundi 16 février 2015

Les Contes de Bibi-Gol - 1 - Lire avec l'oeil de l'estomac

Bibi-Gol habite chez mon ami Arach. 
Il faut monter au grenier, écarter du pied quelques livres qui encombrent le passage et là, entre trois étagères de bibliothèque, dans un fauteuil confortable, à côté d’une vieille malle à trésors, se trouve le vénérable Bibi-Gol.
Je dis « le » vénérable, mais en vérité je n’ai pas encore réussi à savoir si c’est un homme ou une femme.
Cette personne est si vieille ! Les rides sur son visage sont aussi creusées que les draps d’un lit défait. Ses cheveux sont longs, blanchis par le temps et couvrent ses épaules maigres et osseuses. Les sourcils de Bibi-Gol sont épais comme des touffes de buissons de la steppe et sous ces épineux sourcils, les yeux de Bibi-Gol veillent, noirs et lumineux à la fois, sages et tout pleins de malice.

Arach vit à Lyon, avec son épouse et son fils. Leur maison se trouve à quelques pas du manoir des frères Lumières. C’est là que furent créées les premières caméras de cinéma.
Quand je rends visite à mes amis, je n’omets jamais de passer saluer Bibi-Gol.
Arach prépare un petit plateau sur lequel il dispose les friandises préférées de l’ancêtre : des morceaux de poulet bouillis dans de la pulpe de tomate avec quelques épices, un peu de riz parfumé, mais aussi des fruits et des petits gâteaux sablés à la farine de pois chiche et à la cardamome.
Nous gravissons les escaliers jusqu’au grenier et nous poussons une porte grinçante. Mon ami m’explique qu’avant que Bibi-Gol vienne s’installer chez lui, il avait peur d’entrer dans le grenier car il le croyait hanté par des esprits malfaisants. Arach range là tous ses livres, et c’est bien connu : les fantômes, les fées et les génies sont attirés par les accumulations de livres et aussi un peu d’obscurité. À chaque fois qu’Arach voulait reprendre un livre classé dans le grenier, ses jambes se mettaient à trembler de peur car il était possible que ce livre soit en train d’être lu par un esprit frappeur et que celui-ci refuserait l’emprunt et jouerait un mauvais tour à mon pauvre ami !
Or, un jour, Bibi-Gol est venu sonner à la porte. Il venait de très loin ! Il venait d’Iran ! Dieu sait comment il était venu ! Il se tenait là, sur le trottoir, assis sur sa malle à trésors. Il indiqua d’un doigt décharné son gosier ouvert pour signifier qu’il avait faim et soif, puis ce doigt descendit et désigna ses chaussures abîmées pour montrer qu’il était fatigué.
On le fit entrer, on l’installa au salon, mais Bibi-Gol clignait des yeux et gémissait ; il se plaignait de la lumière. On le fit donc monter jusqu’au grenier, où l’ancêtre s’établit avec des sourires satisfaits.
Arach me dit que l’énergie opiniâtre de Bibi-Gol est si forte, en lutte avec la mort depuis des temps si lointains, que pas un mauvais génie ne pourrait en venir à bout, ni même un mauvais microbe.

La porte du grenier s’ouvre. Au fond de la pièce, le visage serein, placide, Bibi-Gol attend le moment de notre compagnie. Mais on ressent pourtant, dans le halo d’une unique ampoule, son impatience frémissante pour le plateau-repas préparé par Morgane, l’épouse d’Arach. On dépose le plateau devant ses yeux pétillants, et les longs bras maigres de l’aïeul s’étirent jusqu’aux mets appétissants. Sans faire de manières, ses doigts osseux aux ongles jaunes se saisissent des divers aliments. Sa main puise une certaine quantité de riz et modèle dans le creux de sa paume, en serrant le poing, un petit globe aggloméré de grains blancs que Bibi-Gol engloutit joyeusement.
Une fois repue, l’humaine créature nous regarde et s’amuse de notre respect et de notre silence. Il rit. Quelques grains de riz s’échappent de sa bouche et vont se perdre dans les interstices poussiéreux du parquet.
Nous le félicitons pour sa santé et sa bonne humeur, il nous complimente pour notre gentillesse.
Des fois, cela suffit. Bibi-Gol commence à somnoler. Nous nous retirons sur la pointe des pieds. Derrière nous, l’ancêtre retire un livre de la bibliothèque, soufflète un esprit qui le lui dispute, et pose le volume ouvert sur son ventre afin de lire, pendant son sommeil, avec l’œil de  l’estomac.

Il arrive également que Bibi-Gol se sente agité après le repas. Il grignote de microscopiques morceaux de gâteaux tandis qu’il nous abreuve d’histoires abracadabrantes. Comme cette histoire, justement, de lire avec l’œil de l’estomac.


Lire avec l’œil de l’estomac


« Parfois…, dit Bibi-Gol, nos forces et notre raison s’échappent de nous pendant que nous lisons un livre… Dans le confort d’un canapé ou d’un lit, vous cheminez d’une ligne à l’autre, et alors ces rayures noires font l’effet d’un mirage de chaleur d’où émergent quelques mots. Vous tentez d’écarter le livre, de le tendre au-dessus de votre tête et, surpris par le sommeil, vous le lâchez sur votre grand nez.
« Héhé… 
« Ainsi le livre, l’encre noire des mots du livre, se met peut-être à aspirer l’air de nos yeux et l’oxygène de notre cerveau. Les lignes s’embrouillent, les mots se mélangent et se mettent à nous parler une langue étrangère. Nos yeux, secs, fatigués, commencent à se fermer et notre cerveau tente vainement de mémoriser l’action, de comprendre le sens de l’histoire que nous étions en train de lire. Nous sommes alors une proie facile pour l’influence secrète des livres.


« Par exemple, cette jeune fille… C’était un après-midi bien chaud. Elle s’était retirée dans sa chambre, loin des conversations ennuyeuses des adultes, et s’était confortablement installée dans son lit, avec un recueil de contes merveilleux. Elle n’avait pas immédiatement commencé à lire. Tout en refaisant une de ses tresses, elle avait d’abord contemplé la couverture en cuir sombre avec sa belle écriture dorée et ses motifs de fleurs charmants. Elle avait bâillé, puis elle s’était décidée, mollement, à ouvrir le livre. Elle commença à lire un conte.

Dans un palais, au bord du désert, un roi et une reine ne pouvaient pas avoir d’enfant.
Le roi avait beau regarder jour après jour le ventre de miel de son épouse, il ne le voyait pas s’arrondir autrement que sous l’effet des nombreuses pâtisseries que s’empressait de confectionner pour eux leur bon chambellan. Les jours passaient. Le roi et la reine forcissaient, grossissaient, engraissaient mais ils ne voyaient pas venir de bébé. Le brave chambellan adorait son monarque à l’égal de Dieu, il entourait le couple royal de toute sa prévenance et dépensait sans compter l’argent du palais pour satisfaire ses maîtres.

La lectrice, dès le début de l’histoire, avait ressenti une douce fatigue, prometteuse d’une sieste digestive bien agréable. Ses yeux commençaient à clignoter au moment où le roi à la grosse bedaine, errant tristement dans les souterrains de son palais, une pâtisserie gluante de miel et de sucre entre les mains, avait trébuché dans les escaliers, les avait dévalés cul par-dessus tête et s’était retrouvé nez à nez avec un rat.
Le roi se plaignit de ses infortunes au rat : il ne voyait pas venir d’héritier ; son épouse devenait de plus en plus grosse ; lui-même était si gras qu’il ne se sentait même plus capable de monter sur un cheval pour défendre son pays et, de plus, sa fortune semblait disparaître dans les sables du désert.
Le rat répondit qu’il pouvait arranger cela, à condition que le roi veuille bien « lui laisser le trésor de semoule, de beurre, d’huile, de miel, de sucre et de dattes qui gisait dans la terre du cellier ». Le roi vit son gâteau tombé au sol, à moitié écrasé, et consentit de bonne grâce à le laisser au rat. Le rat lui dit : « Ô mon roi, avant la prochaine année, ton épouse et toi serez minces comme deux ascètes et vous aurez l’héritier que tu réclames tant ! »
Et ainsi, le lendemain, le pauvre chambellan fit irruption, affolé, dans la salle du trône : il ne restait plus rien des réserves de semoule, de beurre, d’huile, de dattes, de sucre et même de miel dans le cellier ! Tout avait été volé, il ne restait plus une miette de ces précieuses denrées !
La jeune lectrice était vaguement intéressée par cette histoire et il lui semblait qu’elle comprenait bien la fourberie du rat. Les mots, pourtant, commencèrent à se mélanger.
Le roi, donc, avait perdu sa semoule et sa femme de miel se mit à attendre que le cellier se remplisse de nouveau. Ils maigrirent bien vite de ce régime sans bébé. Puisqu’il n’y avait plus grand-chose à manger, le château se vidait de ses habitants. Le chambellan se désolait et voulait tuer tous les rats. Mais il y en avait partout maintenant, des rats embêtants ! On en trouvait derrière les rideaux ; ils trottaient dans les couloirs, envahissaient les placards des cuisines, et même les écuries désertées par les chevaux qui avaient préféré tenter leur chance ailleurs. Il n’y avait plus rien. Les rambêtants avaient tout dévoré. On ne se nourrissait plus que d’eau bouillie avec quelques feuilles de thé. Il arrivait même qu’on trouve des petites crottes de rambellans jusque dans ces maigres infusions. Le chat se désolait, impuissant contre la multiplication des petits rambellans !

Ici, la lectrice s’étira et se frotta les yeux, car elle ne comprenait plus grand-chose à l’histoire. Elle crut un instant voir, debout sur son oreiller, un petit rat vêtu d’une veste de soie verte damassée de chambellan. Un rambellan ! Elle tenta de reprendre ses esprits, mais c’était plus fort qu’elle : elle continua à lire tout de travers.

 Le roi découvrit bientôt que son ventre devenait rond, non pas de ce qu’il avait mangé, mais d’un héritier qui grandissait dans son cellier. Le roi se demandait s’il y avait, là-dedans, une future princesse ou un futur prince. Il serait ravi d’enfanter une princesse, intrépide et robuste, pour pouvoir faire la guerre à ses voisins et pour chasser le lion avec lui ; mais un joli petit prince délicat lui ferait très plaisir aussi, pour l’entendre chanter gracieusement, tisser des châles et déclamer de la poésie.
Les nuages poussaient le vent. Une pluie généreuse tomba du sol et ensemença le ciel aride. Mais les récoltes, abondantes, furent entièrement dévorées, dans tout le pays, par les innombrables rambellans.
Dans son château, le roi se mourait de faim. Il était squelettique, à l’exception de son ventre admirablement rempli d’un futur enfant. Il entreprit bientôt de se plaindre à son peuple : pourquoi n’y avait-il plus de réserves ? Il se rendit en ville et manifesta à grands cris sa colère. Mais le peuple ne répondit pas. À l’abri de ses maisons, il faisait la sourde oreille. Le roi furieux renversa alors le peuple, il mit le feu à la ville, il proclama la révolution et s’enfuit sur le dos d’un âne, laissant son château aux maléfiques rambellans.

Le roi révolutionnaire perdit son âne dans un paysage de collines et de forêts. Il dut chercher refuge dans une grotte où il attendit en gémissant que son bébé vienne au monde.
Au fond de la grotte, des gouttelettes s’écoulaient le long de grands stalactites. Cette eau excellente s’abreuvait à même la bouche du roi. En vérité, la grotte trouva sa subsistance grâce au pauvre homme. Elle se nourrissait des infimes squames de sa peau, des légères pellicules tombées de ses cheveux, de ses petites larmes, de ses fines rognures d’ongles. La grotte se refaisait une santé sur le corps famélique du monarque : ses pierres s’arrondissaient, polissaient admirablement, brillaient d’un nouvel éclat.
Enfin, quand la grotte se sentit pimpante et bien accommodée, le roi accoucha d’une princesse. La princesse avait très faim. Elle hurlait ! Elle hurlait tant et tant ! Toute à ses besoins féroces, elle mordit à pleines gencives le nez de son papa dans une tentative désespérée pour manger quelque chose. Le pauvre roi était épuisé d’avoir enfanté et n’avait rien à lui donner. Le bébé, las, finit par s’endormir contre son père.
Le lendemain matin, la princesse était déjà un jeune guerrier. Aucune nourriture cependant n’avait franchi ses lèvres pâles. Elle avait terriblement faim. Son père exsangue dormait encore. La princesse se saisit de l’arc qui reposait sur le sol et, de la bouche de la grotte, décocha une flèche qui transperça un buffle vagabond.
Le buffle mugit de surprise. La flèche était fichée dans son dos.
Alors que la princesse affamée s’apprêtait à achever l’animal affaibli, celui-ci prit la parole et dit :
« Hélas ! Regarde ma pauvre peau transpercée ! Vois mon cuir noir tout ensanglanté ! C’est la couverture de mon livre. Si tu me tues et me dépèces, tout sera dit, les pages vont se répandre et s’envoler. Il ne restera plus rien ! Soigne-moi, s’il-te-plaît, pour que l’histoire puisse continuer. »
La princesse fut troublée par ce discours. Elle élabora un cataplasme dont elle enduit la blessure du buffle. Puis elle le regarda, émue, s’éloigner en trottinant et mugissant avec fierté.

Le lendemain, la princesse s’éveilla ; elle était devenue une grande personne. Mais son ventre toujours vide lui causait un mal atroce.
Elle se saisit de l’arc, se posta à la bouche de la grotte et, de là, décocha une flèche qui traversa l’espace et atteignit un faisan en plein vol effarouché.
L’oiseau lança un gloussement douloureux. La flèche avait traversé son aile.
Alors que la princesse affamée s’apprêtait à achever le volatile à l’agonie, celui-ci prit la parole et dit :
« Hélas ! Regarde ma pauvre aile abîmée ! Vois mes plumes blondes et mouchetées qui se chevauchent !  Ce sont les nombreuses pages de mon histoire. Si tu me tues et me plumes, tout sera dit, l’écriture s’échappera de moi ! Le livre sera une couverture vide. Je t’en supplie, soigne-moi pour que l’histoire puisse continuer. »
La princesse fut confondue par ce discours. Elle fabriqua un pansement pour l’aile du faisan. Puis elle le regarda, apaisée, s’éloigner en trottinant ; il exerçait ses courtes ailes avec orgueil.

Le surlendemain, quand la princesse s’éveilla, le roi son père n’était plus là. Elle contempla ses mains prématurément ridées. Elle était devenue une vieille dame et elle était toujours hantée par la sensation vague et confuse de la faim.
Elle se saisit de l’arc, s’assit devant la bouche de la grotte et guetta une éventuelle proie. Mais rien, semblait-il, seul un lièvre qui déguerpit soudain hors d'un fourré. Elle ajusta son tir. La flèche partit en cloche et vint se planter dans une des pattes du pauvre animal.
Alors que la vieille princesse affamée s’apprêtait à achever la douce créature plaintive, celle-ci prit la parole et dit :
« Hélas ! Regarde ma chère patte estropiée ! Où irai-je maintenant répandre mes petites crottes noires ? Ce sont les lettres qui composent les mots de mon histoire. Si tu me tues et me dévores, les lettres disparaîtront ! Le livre demeurera désespérément blanc. Pitié, Ô princesse, soigne-moi pour que l’histoire puisse continuer. »
La princesse fut apitoyée par ce discours. Elle confectionna une attelle pour la patte du lièvre, puis elle le regarda, le cœur soulagé, s’éloigner en trottinant, et signalant son chemin par un chapelet de petites crottes noires dans le sable blanc.

Du fond de la grotte, derrière la princesse, une voix mystérieuse dit alors :
« Ah…, malheureuse, en trois jours tu as sauvé plusieurs vies, mais tu n’as pas su sauver la tienne ! Tu vas mourir, maintenant... sauf… si tu parviens à lire avec l’œil de l’estomac. »
La princesse se dirigea vers le fond de la grotte. Elle découvrit, posé sur une roche parsemée d’éclats rouges comme des ongles de femme, un grand livre épais. Elle rassembla ses dernières forces et traîna péniblement l’ouvrage vers l’entrée de sa grotte pour pouvoir lire à la lumière du jour. Elle mit plusieurs minutes à déchiffrer le titre : La Princesse des rats. Mais rien que ces quatre mots redonnèrent à sa peau les couleurs qui lui manquaient.
La lecture du premier paragraphe atténua doucement la faim qui la faisait tant souffrir et les cernes creusés sous ses yeux s’estompèrent.
À mesure qu’elle lisait la suite de l’histoire, son corps retrouvait son éclat et sa souplesse. Si bien qu’au soir tombant, quand elle dut reposer le livre, elle se sentait en pleine forme. Et, de fait, elle était redevenue une belle jeune fille.

Le jour suivant, quand elle voulut reprendre sa lecture, elle se rendit compte que les pages qu’elle n’avait pas encore lues étaient vierges. Il n’y avait plus rien à se mettre sous l’œil. Mais ce n’était pas important, elle se sentait suffisamment forte pour quitter la grotte. Comme elle voulait emmener un souvenir du lieu de sa naissance, elle fourra dans la vieille sacoche de son père, une  des grosses pierres couvertes de ces bizarres ongles rouges.

Sur la route, elle se fit attaquer par une horde de rats. Ils avaient prospéré grâce au serment du père de la princesse et ils étaient devenus énormes et menaçants. Ces rats maléfiques brandissaient des poignards. Ils blessèrent la princesse, un filet de sang s’échappait de sa gorge. Alors que l’un d’entre eux s’apprêtait à achever cette douce jeune fille, celle-ci dit :
« Hélas ! Voyez le sang qui s’écoule de moi ! Ce flot de sang relie en phrases les mots de mon histoire ! Si vous me tuez et me videz de mon sang, les mots s’échapperont. Le livre n’aura aucun sens. Grâce ! Sauvez-moi et l’histoire s’accomplira. »

Les rats furent impressionnés par ce discours si savant. Ils la soignèrent et lui prêtèrent allégeance.
Elle leur raconta alors son histoire et leur dit comment elle avait réussi à lire avec l’œil de l’estomac. Les rats saluèrent cet épisode d’un cri de joie : ils étaient enchantés d’entendre que les livres pouvaient se manger ! On en trouvait en effet partout et en grande quantité.
Ils accompagnèrent leur princesse dans son ancien royaume et la rétablirent sur le trône. Le récit de la princesse s’échangea de rats en rats ; excités par ce conte, ils délaissèrent semoule, sucre, miel, dattes… et cherchèrent plutôt à grignoter les livres.
C’est alors qu’ils redevinrent de plus en plus chétifs. Ils perdirent leurs forces et leur férocité, mais les rats ne gagnèrent malheureusement pas en sagesse. Les chats s’enhardirent et les massacrèrent sans pitié.
La princesse devenue reine put donc régner sur un pays qui redécouvrait la joie de manger à sa faim, la liberté de sortir de chez soi sans se faire harceler par les rats. Le pauvre chambellan qui se désolait dans le palais accueillit la nouvelle reine avec effusion. Il fut ravi de pouvoir prendre soin d’elle et déclara qu’il pourrait bientôt, grâce à Dieu (et au départ des rats), lui faire de délicieux gâteaux au miel. Il eut bien du dépit devant la moue dédaigneuse de la reine. Son appétit était si léger ! Elle affichait pourtant une santé éclatante et sa silhouette pleine et voluptueuse fit venir des admirateurs du monde entier qui, eux, se régalèrent des pâtisseries du chambellan.
Le chambellan avait une autre raison d’être heureux : le trésor du palais ne serait plus jamais vide grâce aux pierres rouges de la grotte où la reine était née ; il s’agissait de parfaits rubis.

Et, tandis que la reine se retirait dans ses appartements pour lire, à la lueur de la bougie, de nouveaux livres avec l’œil de l’estomac, tandis que le fantôme du roi se consolait de l’ordre retrouvé du monde, les bêtes et les hommes faisaient un grand tapage pour accueillir la nuit, les rats grignotaient tristement les livres sans rien y comprendre et puis, dans son lit, la lectrice s’éveilla et s’étira. Le gros livre entrouvert glissa sur son ventre et, dans son ample chemise de coton, là où le livre reposait, la jeune fille découvrit plusieurs rubis échappés de l’histoire. »

« Et, hum, attendez…, précisa à notre intention Bibi-Gol en ricanant, les rubis n’y étaient pas vraiment, hein ? C'est juste une façon de dire avec des images. » 
L’aïeul nous fixait, narquois, cherchant sur nos figures d'adultes sérieux une petite déception enfantine.
Hokusai - kakurezato