jeudi 28 août 2008

Ce qu'il m'arriva en bord de mer avec des animaux

Cette série de récits de désagréments, entamée avec l'épisode de la baignoire sabot, n'aura, je l'espère, pas trop de développements ultérieurs. Avec ce second épisode, le lecteur est néanmoins assuré d'une unité de propos : ce sont des récits d'événements réels à caractère picaresque survenus à ma personne, souvent mortifiants mais bénins, douloureux et à caractère sexuel périphérique ou direct. Pas de menteries : des faits avérés, même s'ils sont parfois difficiles à croire.

Or voilà que j'étais parti un été, en compagnie d'amis, en Vendée. J'étais jeune et nouvellement indépendant, preste et encore un peu ignorant.
Aux Sables d'Olonne, il y a cette jolie plage de sable et de récifs, bordée de dunes, nommée la Paracou. L'océan y est à son aise, vif, souvent tumultueux. Son nom Paracou évoque presque explicitement le caractère changeant de ses eaux. C'est aussi une invite au voyage. C'est un nom qui convoque à l'esprit l'Amérique latine par ses sonorités andines. On se rend à cette plage à partir de La Chaume, un village de pêcheurs transformé par le tourisme balnéaire. Cette plage du Paracou, par cercles successifs de l'imagination, peut vous transporter en tous lieux. Il suffit de s'étendre sur le ventre, sur le sable chaud et écouter les vagues, écouter le flux et le reflux de l'eau, le frottement du sable, le mouvement terrestre, la vie sans la vie, la seule vie physique, qui existait avant même la vie.
Peu avant d'être ainsi étendu sur le sable dans une contemplation cosmique, j'étais avec mes amis à jouer dans les vagues. C'étaient d'énormes vagues ! De celles qui vous font douter de vos forces, de celles qui vous font goûter l'émotion fabuleuse : joie, inquiétude, sensations de propulsion, situations comiques, tout cela ! Vos amis répondent à vos cris, puissants instants de bonheur. Vous tombez dans les bras de votre aimée ; vous vous pincez le nez d'une main, tenant la main de votre compagne de l'autre, et vous plongez pour éviter une terrible déferlante. Cela dure des heures et puis vous commencez à grelotter. Il est temps de quitter l'eau et de s'étendre sous le soleil de juillet.
Allongé sur le ventre, je suis tiré de mes pensées alternativement cosmiques et nostalgiques par une sensation brève, dans mon bermuda de bain, très exactement dans le haut de la raie de mes fesses, comme un coup de langue, ou peut-être comme un cordon du bermuda, encore humide, qui aurait glissé par là et aurait bougé par l'effet d'un mouvement connexe : une impression plutôt agréable mais trop rapide, presque frustrante.
Comme une impression rêvée... Parfaitement éveillé maintenant, je tire de mon sac de plage un livre, peut-être Le Gitan, d'Eugène Sue, en tout cas très certainement un roman maritime pittoresque, et entreprends sa lecture.
Mais une surprise me tire de ma lecture : dans la raie de mes fesses, je sens de nouveau le petit coup de langue, qui me fait sursauter cette fois : je n'ai pas le souvenir d'avoir bougé, ce qui eût pu entraîner un mouvement de cordon. Pudique, je n'ose plonger ma main dans mon bermuda devant la foule de plagistes, ce serait du dernier vulgaire ! Mais voilà qu'à la manifestation brève et délicieuse survenue dans cette zone intime, succèdent des palpitations inquiétantes et voluptueuses à la fois. Mon imagination s'emballe, cherchant à subsumer (1) à ces manifestations une explication rassurante !
Il me faut mettre un terme à cet emballement de l'inquiétude ! Las, il va falloir me résigner à plonger disgracieusement ma main dans mon bermuda... Profitant d'un non événement typique de l'animation des plages, un enfant qui tombe le nez dans son château de gouttes de gadoue, le dévoilement de seins énormes par une de ces vénus grasses qui enroulent leur maillot de bain multicolore autour de leur corps élastique, le ballet amoureux de jeunes émoustillés, que sais-je, je m'emploie discrètement à résoudre l'énigme de mon animation postérieure. Mes doigts partent en reconnaissance et constatent avec une surprise mêlée d'appréhension la présence d'un corps étranger entre mes globes fessiers ; ils se saisissent, à deux, de ce corps étranger remuant et l'extraient des ténèbres pour le porter à mes yeux...
C'était un énorme frelon, à demi noyé, en train de reprendre ses esprits dans l'inconfort de mon fondement. Il devait avoir folâtré près de la crête des vagues, s'être laissé griser à son jeu et avoir pris le bain jusqu'en cet endroit improbable.
Jetant au loin la bête venimeuse, j'ai poussé un cri d'effroi qui a fait bondir tous mes amis ; je frissonnai à m'imaginer l'impact de son dard sur mon coccyx...

Je ne sais si cet épisode fit de moi un héros aux yeux de mes amis ou s'ils me considérèrent avec un regard renouvelé, un peu narquois. Ce fut en tout cas un de ces épisodes qui prend, à votre corps défendant, des dimensions mythiques. Mais il fallait parachever cet épisode pour lui donner un sens plus profond, l'ancrer dans l'imaginaire collectif de mes amis et l'inscrire dans ma chair. Car sans la piqûre, l'événement était incomplet.

Quelques jours plus tard, donc, nullement échaudé par cette mésaventure, je m'égayais de nouveau dans les vagues tonitruantes, cherchant le meilleur moyen de surfer avec mon seul corps la masse mouvante et mousseuse de l'eau. Je m'avançai au pied des vagues, à l'endroit où elles atteignent le seuil de leur déferlement. Mon corps n'était plus que tension, volupté violente de la submersion. J'étais seul, loin au devant de mes amis, seul avec la mer et quelques autres téméraires. Tout pouvait m'arriver : je pouvais être happé par un requin et entraîné au loin, ou bien enlacé par une sirène, je ne serais pas consentant et ma compagne ne le verrait pas...
Mes pieds s'ancraient solidement au sable, avant la vague, pour pouvoir me retourner et produire la poussée nécessaire au surf. C'est alors que je sentis un corps me heurter par le côté, sous l'aisselle. Dans le coin de mon regard, j'eus la courte et intense vision d'un grand corps nu, rose, assez gras, et m'exclamai en sursautant : "Oh pardon mademoiselle !"
Mais ce corps ne fit pas de mouvement alerte pour se dégager comme l'eût fait une femme. Je venais de m'adresser sur le ton le plus embarrassé à une énorme méduse qui n'avait pu entendre l'expression de ma gêne toute galante et qui, poussée par l'eau mobile, appuyait sous mon aisselle de tout son brûlant et gluant élan !!!

Voici comment, par mes relations sensuelles avec deux des individus les plus fâcheux du règne animal, je fondai une mythologie minuscule que le grand Ovide lui-même eût gravée et animée de son style avec un plaisir entier si seulement cela lui avait été conté. Mais voilà, je l'écris avec mes moyens limités et je suis loin même de la petite renommée d'Apulée. Vous pouvez croire que cette histoire qui s'inscrivait dans une cosmogonie tout à fait originale est vouée à disparaître en quelques années...

(1) : apprécier la pensée toute kantienne même dans les moments les plus délicats

mardi 26 août 2008

Chercheurs de l'étrange

Ah ! Merveille des comptes-rendus google analytics ! Je vous livre les 25 premiers résultats de recherche Google qui ont conduit des lecteurs errants sur mon site. Pauvres chercheurs en quête souvent de l’étrange, j’imagine que vous fûtes déçus ; en tout cas la liste que vous constituez est d'une incongruité délicieuse :

  • louis butin
  • "photo"elle est assise à son bureau et laisse entrevoir sa petite culotte
  • "roi heenok" blogspot.com
  • baignoire assis
  • baignoire petite longueur
  • baignoire sous pente
  • baignoires de petite dimension
  • blog petites fesses moulées de fille
  • cascades baton sculpté
  • clitoris congestionné
  • colmater baignoir en émail
  • dimension baignoire sabot
  • fesses de butin
  • fille black sesie
  • le haut butin 14
  • les quatre vieux
  • les seins tendus sous l excitation
  • luis butin
  • m baignoire
  • nom d'une plante dite misere
  • photo membre fantome
  • recherche petite culote deja porte
  • recits illustres fessées

Je comprends très bien que l'on cherche à voir des "fesses de Butin", c'est une des plus belles merveilles qui se puisse révéler. Mais que l'on parvienne à mon site en cherchant une "fille black sesie"... Je ne me souviens pas avoir commis de faute d'orthographe de cet ordre là, ni même avoir chargé un personnage d'un très lourd cheveu sur la langue qui l'aurait conduit à ne pouvoir prononcer "sexy" correctement... Le pauvre... Ce serait un traitement inhumain... Le faire zézayer ainsi... "Mademoiselle, vous savez, ze vous trouve très sesie. Ze voudrais vous zembrazer..."
Ah, et au nombre des obsédés, j'éprouve une profonde compassion pour celui qui "cherche des petites culottes déjà portées" et qui se retrouve sur mon blog, d'autant que le bougre, en plus de porter en lui une insondable misère sexuelle, poids moral parfois plus éprouvant qu'une appétence musicale pour Mylène Farmer, mais moins toutefois qu'un goût certain pour les armes à feu, ce bougre d'obsédé, l'accablai-je, ne sait pas écrire "culotte" sans faire une faute d'orthographe, quant à l'accord en genre... mais ne l'éreintons pas plus, ce brave chercheur de parfums, ce poète maudit.

Quant à tous les architectes et les techniciens qui souhaitaient obtenir des précisions sur les baignoires de petites dimensions, ils ont, je l'espère, appris dans ces colonnes les dangers de ces meubles et ont à n'en pas douter renoncé à leurs projets.

Ah oui, et puis la plante qu'on appelle misère... Tradescantia flumensis... pas grand chose à dire là-dessus... C'est robuste, ces bêtes-là !

Et quelle puissante curiosité pousse un individu doté de raison (supposition déterminée pour une personne sachant se servir d'Internet) à rechercher l'image d'une chose invisible par définition ? Qui peut bien chercher à trouver la "photo d'un membre fantôme" ? Comment s'appelle la figure de style qui correspond à ce type de formule contradictoire : "photo d'un membre fantôme", ou que sais-je, "recherche labeur oisif" ? Ah oui, l'antiphrase ! Je définirai donc doctement la recherche sus-mentionnée par les termes d' "antiphrase à caractère sexuel non-résolu".

Mais mon résultat préféré demeure "cascades baton sculpté" ; ce devait être ce cher Indiana Jones, qui, depuis l'ordinateur de l'université où il enseigne, cherchait l'un de ces objets chargé de mystérieux pouvoirs...
La fameuse Cascade au Bâton sculpté, toujours introuvable, forclose en sa jungle impénétrable, attend l'homme qui saura déclencher le Mécanisme. Il y a, dans cette Cascade au Bâton sculpté, un je ne sais quoi de révélation sexuelle primordiale. Qui sait si ce brave Indy y recherche, à l'approche du déclin, la source de sexualité éternelle. Car il me semble que le Saint Graal, s'il apporte longue vie à celui qui y a bu, ne résoud pas tous les problèmes de la prise d'âge... C'est à la suite d'un énième spam lui proposant du viagra à des prix défiant la concurrence du pharmacien de quartier qu'Indy a décidé de prendre les choses en main, si je puis me permettre cette formule terriblement ambiguë, et qu'il est passé, oh, pour une poignée de secondes seulement, par mon blog... Ce qu'Indy ne sait pas, c'est que la réponse à ses questions est bel et bien entre les lignes... Voilà qu'il a failli dans sa lecture diagonale, superficielle. Pauvre ami, j'étais ton dernier espoir de sexualité épanouie.

Internautes, vous êtes profonds, peut-être sans le savoir... Ainsi la personne qui réalise l'accolage des mots "clitoris congestionné" offre un pendant (hum, sic) admirable à la "cascade au bâton sculptée" évoquée à l'instant.

Bref, cette somme de considérations laborieuses pour dire que, à la suite de nombreux auteurs, puissants esprits du XXe siècle que je vous ferai grâce de ne pas citer (la liste serait trop longue, mais allons-y néanmoins de quelques noms : Perec, Queneau, Valery, Joyce), s'affirme la force des listes.
Je ne pense pas que j'aurais pu faire une plus belle liste de recherches supposées. La puissance d'évocation, l'humour intrinsèque et la richesse combinatoire interne de cette liste réalisent une création littéraire cohérente, aléatoire et démocratique.
Et à n'en pas douter, ce billet m'apportera d'autres poètes de la plus belle eau...

jeudi 12 juin 2008

Ce qu'il m'arriva dans une baignoire sabot avec un savon très très glissant

La baignoire sabot est un objet relativement rare.
Dans certains appartements, certaines maisons où la salle d'eau est trop petite pour héberger une baignoire, certains propriétaires à l'esprit tourné différemment du commun des mortels décident d'engoncer dans l'espace idoine une baignoire plus courte que la normale — que n'ont-ils pas installé une douche comme tout le monde!

La baignoire sabot, pour ceux qui n'en ont jamais vu, est une baignoire de petite dimension dans sa longueur, mais assez haute, excavée selon une forme de fauteuil en son intérieur. Le baigneur y est donc assis, et peut laisser la pente d'une décontraction pleine de morgue modeler sa silhouette d'homme ou de femme saisi dans la station de lecture ou de pensée ou encore de repas — à la nuance que la nudité ôte un peu de la superbe de la station assise et réciproquement.
La bonde se trouve aux pieds du baigneur et le robinet est face à lui. Une fois assis dans la baignoire sabot, l'enceinte nous parvient à peine au niveau des aisselles. Si l'on souhaite remplir la baignoire, l'on pourra avoir de l'eau jusque sous la poitrine. Il est à noter qu'on ne peut se mouiller les épaules qu'en s'aspergeant ou en se livrant à une gymnastique absconse. Un bain chaud, s'il détend aimablement le bas du corps, laisse le haut tout frissonnant.

Or, voilà donc que je me trouvai dans un appartement, dans les Pyrénées, doté de l'équipement que je viens de vous décrire avec application. Je décrirai ma baignoire avec plus de détails encore car il s'agit de vous bien pénétrer de l'événement qui advint alors que j'étais dans la pleine vigueur de mon adolescence. En ce temps-là, l'onanisme aquatique n'était pas la plus honteuse de mes préoccupations : je tiens l'anxiété de mon narcissisme pour plus délicate encore. Mais cette fois, j'étais en famille, aussi m'abstenais-je douloureusement de certains épanchements ; j'y pensais beaucoup, je me retenais tristement.
Assis et nu dans cette baignoire, je pouvais constater les penaudes parties appuyées contre l'émail. En cet endroit le siège s'incurvait vers le haut, faisant une retenue d'eau qui s'écoulait par une petite rigole centrale. Un individu plus joueur eut pu colmater cette rigole de son scrotum. Mais j'étais bien trop éreinté par une journée de ski, aussi mes facultés me laissaient-elles à peine entrevoir ce genre de fantaisies. Je me douchais ; l'eau chaude frappait mes épaules, éclaboussait intermittemment l'alentour confus. L'eau, en cascades sur mon dos et contre la pente de la baignoire ruisselait, entourait mes reins et plongeait en une légère cascade jusqu'à mes pieds. Il n'y avait qu'à contempler, à se transporter à Iguazù, aux chutes Victoria ou à celles du Niagara... Hébété, j'entrepris de me saisir d'un savon. Or ce savon n'était pas devant moi ; le fourbe était tapi derrière, dans un recoin mouillé. Me contorsionnant, je cherchai à m'en saisir, mais il m'échappa. Il tomba juste à l'aplomb de la pente qui plongeait vers mon arrière-train. Prenant la pente tel un bobsleigh véloce, il accéléra projeté par la force centrifuge. Obsédé par l'idée de m'en saisir avant qu'il m'eut heurté, je me soulevai du siège, l'une de mes mains en chasse du perfide, lourd et agile savon. Ce fut l'instant pile où le savon passa sous l'une de mes fesses, fila en aquaplaning vers la retenue d'eau qui se transforma pour lui et sous l'effet de la vitesse vertigineuse qu'il avait acquise en tremplin : le savon sauta, leste comme aucun savon avant lui, et vint heurter de toute sa prestance de patineur dans le double sac qui eut si bien colmaté la brèche du barrage de la baignoire sabot. Le propriétaire de ces attributs, moi-même en cette malencontreuse circonstance, et je suis persuadé que ce danger guette de nombreux possesseurs de semblable équipements (je laisse ici toute positive ambiguïté : baignoire sabot, mâles attributs), le brave et maladroit garçon que j'étais en fut tout surpris et tout endolori.

mercredi 4 juin 2008

Roi Heenok à Sevran, t'entends ?


Tiens, j'ai pris cette photo dans une cité de Sevran — la plus grosse plaque-tournante de drogue de tout Paris...
Sortant de la station de RER, l'homme se trouve face à des abribus désolants, des bornes en béton grignotées par la pluie ; et là, en pleine gare routière, un ruffian en motocross fait des wheelings au milieu des piétons.
Le farwest à vingt minutes de Paris.
Le pied-tendre se retourne pour appréhender d'éventuels dangers, un tour d'horizon du regard, et, derrière lui, sur des cabines téléphoniques dévastées, il aperçoit des pubs pour le roi du Hip-hop québecois...

Tu le sais : tu es dans un monde perdu, où plus rien de bien ne peut arriver, où le soleil ne risque pas un seul de ses rayons, de peur de les salir...
Voilà pour ma contribution aux clichés sur les cités.

lundi 12 mai 2008

Cannibale

Rédigé en toute hâte, peu avant la tenue d'un salon littéraire chez Mlle Amélie Perrier, sur le thème du cannibalisme.
Depuis que je savais le thème de la soirée, une séquence me trottait en tête :

Un grenier, la porte du grenier. Une porte faite de planches grises. Le grenier s’anime sous un souffle d’air surgi d’un intervalle, un interstice dans la toiture, qu’on ne saurait situer… Les toiles d’araignées frémissent. Un ballon rouge tremble puis s’avance sous l’haleine glaciale du grenier ; il vient buter dans la porte du grenier. Il la pousse doucement. Derrière : un escalier raide. Le ballon dévale les marches, il prend de la vitesse et paf ! il vient heurter le museau de Marcel, le chien de la maison.
Marcel fait un bond en arrière et observe la balle rouge avec étonnement.
Un chien, une balle.
Canis ; balle.

Il paraît que l’homme a goût de chien… Ou peut-être de poulet ; non, de porc. Les plus fins esprits notent que cela a goût de veau. Bref, on pense toujours à une viande blanche. J’ai envie d’ajouter une petite anecdote : un ami, fin gourmet, considérant la chose et observant dans le même moment la cuisse dénudée d’une jeune femme me confia – il était peut-être un peu échauffé par un de ces vins des Côtes-du-Rhône qu’on nomme Saint-Amour et qui se marient si bien avec les viandes blanches : «hmm. Tout bien réfléchi, ça doit avoir goût de pintade. » Sous le feu nourri de mes objections et d’une certaine accusation de sexisme que je lui fis, il concéda qu’il aurait peut-être lui-même goût de chapon.
Manger un autre homme, il paraît que ça se fait presque institutionnellement dans certaines tribus. Dans ces cas de cannibalisme rituel, on remarque que le cerveau reçoit la primauté de l'attention culinaire. J'imagine que ce choix n'est pas motivé par le goût, et il me faudrait une certaine quantité de feuilles de banane pour pouvoir ingérer ce mets, si raffiné fût-il. Il y a, vous en convenez tous, cette idée qu'on s'approprie la force et l'intelligence de l'adversaire ; c'est un cannibalisme très rationnel.
Revenons du côté de la future victime... Etre mangé par un autre homme, ça donne le frisson ; mais plutôt un frisson désagréable… C’est une des morts les plus révulsantes qu’on puisse imaginer. Etre mangé, en général. Bien sûr, un fanfaron vous dira : « si ma mort peut servir quelqu’un dans le besoin… » Il faut bien admettre que surmonter la part d’horreur implique un admirable sens du don de soi.
Je parle de frisson, un frisson d’horreur… Il y a quelque chose dans le cannibalisme qui vient heurter certes nos principes humanistes mais aussi, et cela pour le plus athée d’entre nous, quelque chose qui trouble notre métaphysique. Ne risque-t-on pas de perdre plus que la vie en étant mangé. Chacun tient à son intégrité physique. Les psys appellent ça la peur de la castration. On aperçoit, je pense, déjà, toutes les intrications complexes entre le corps, l’âme, le sexe, tout le tralala de notre esprit humain. Se faire manger, c’est-y pas retourner dans les ténèbres ? C’est-y pas la matrice maternelle ?

Comme on veut se rassurer tout le temps par rapport à la mort et par rapport à l’éventuel becquetage dont nous pourrions être les victimes, on teste. On teste dès qu’on est bébé ! Le bébé met sa main dans la bouche de ses parents et ouf ! est tout heureux de revoir sa menotte intacte ! C’est une des premières aventures conscientes, le premier jeu de la mort !
Vous connaissez l’histoire de Léo Perutz !? Léo Pérutz était un écrivain autrichien du début du XXe siècle. Pendant la guerre de 14, il est gravement blessé au front russe. Rapatrié, il subit une intervention chirurgicale et se fait enlever une côte flottante qui menaçait de lui percer le poumon. Il vient de subir l’opération, il a demandé à ne pas être anesthésié, il est encore sous le choc de décharges d’adrénaline naturelle. On lui montre dans une cuvette sa côte toute ensanglantée. Eh bien, Léo Perutz demande qu’on donne cette côte à son chien, pour qu’il la mange. Son fidèle ami renifle la belle côte que voilà, la renifle encore et se détourne, sous l’œil ému de l’écrivain aventurier de l’extrême. Notre écrivain déclare fièrement qu’il aime son chien parce qu’il n’est pas une créature morbide. Ce sont ses mots. Il dit « morbide », qui vient d’un mot qui signifie « malade ». Mais le plus proche sens qui conviendrait ce serait « insane ». Un mot au confluent de la maladie et de la folie. Un mot qu’on rattache à une séduction horrible de la mort.
Voilà pour la première partie de mon exposé dont le titre était canis, le chien.

Je vais essayer d’être plus concis pour la deuxième partie portant sur la balle. Voyez, je fonctionne par association d’idées.
Quand on voit cette balle qui rebondit, une balle rouge, on pense à un cœur. Quand on pense au cannibalisme le plus sauvage, c’est souvent le cœur qui est sous le feu de l’imagination. On n’est plus dans le registre rationnel de la viande blanche, de l’évaluation de la peur, du test de la mort. On est tout à fait dans le registre émotionnel.
Le cannibale féroce a cette puissance de percer la cage thoracique d’autrui pour lui extraire son cœur et le dévorer. C’est un acte férocement sexuel de pénétration et de dévoration. Il y a quelques mois — je l’ai lu lors d’une de mes quotidiennes revues de presse — dans une prison de Rouen, un homme commettait exactement cet acte que je viens de vous décrire sur son co-détenu. Je vous épargnerai le détail de son témoignage, mais il lie très parfaitement son geste à un accomplissement sexuel d’un désir trop fou pour être satisfait par une triviale pénétration du rectum.
On peut citer toute une tradition de récits de dévoration du cœur. La légende du « coeur mangé » a ainsi donné de nombreux romans au moyen-âge. On trouve également cette histoire dans la littérature de l’Inde, dans le Decameron de Boccace. Bien, cette histoire raconte comment un mari jaloux se venge de sa femme adultère en lui faisant déguster, selon une savante préparation, le coeur de son amant. La pauvre n’est bien sûr pas au courant, elle en mourra. Au-delà d’une vengeance un peu fétide, il y a, je trouve, l’aveu pour le mari que sa femme aimait son amant bien plus que lui, et hors de toute mesure. C’est un aveu terrible d’impuissance.
Il y a le cœur qui palpite, mais ce n’est pas la seule chose qui attire l’attention du cannibale ! Il y a également, chez l’homme, le gland, les testicules, et chez la femme, le clitoris ainsi que les tétons. On peut noter également une attirance pour les doigts des mains et des pieds…
Chacune de ces extrémités est dotée par l’imagination cannibale de vertus magiques.
Ainsi, cet allemand qui avait émis une petite annonce pour trouver un autre homme volontaire pour se faire manger, définit avec son partenaire ce qui sera consommé en premier. Ils se mettent d’accord sur une petite friture des couilles qu’ils dégustent ensemble, victime et bourreau. Il y a là un simulacre d’amour homosexuel ou bien alors je suis un obsédé complètement à côté de la plaque.
Une autre idée me vient, oserai-je la formuler… une idée en rapport avec cet aspect aventureux de notre psyché, mais quelque chose d’indécent pour une si sérieuse assemblée dans le même temps… L’homme qui se croit malin parce qu’une dame consent à lui pratiquer une attention gourmande à l’endroit de la quelquefois seule fierté qu’il possède, ne devrait jamais oublier le bébé qu’il était, qui mettait sa main dans la bouche de sa mère en espérant que cette main ressortirait intacte. Il ne devrait pas oublier que ce qu’il croit magique en lui, peut en un instant retourner au néant de la matrice du verbe, de la parole. Et heureusement pour les quelques hommes ici présents, je me tairai avant d’évoquer une autre forme de dévoration que Nagisa Hoshima évoque dans son film L’Empire des sens. Car la supériorité psychique de la femme sur l’homme en matière de cannibalisme est indépassable.

mardi 4 mars 2008

Comme un loup

Rien ici que des choses déjà digérées — c’est d’une grande banalité : un homme descend le long escalier qui mène de son appartement au seuil de la rue — tout au long de sa descente, célibataire ou déjà amoureux, son appétit s’aiguise, plus indistinct et plus aigu — et dehors il porte son lourd regard envieux sur tous les visages féminins et les parties du corps qui avivent son désir, recherchant son chaperon rouge, celui qui saura emplir son estomac. Puisque je vous le dis, ceci relève de la plus courante conformation psychique — nul besoin de recherches épidémiologiques pour repérer la vieille flamme du prédateur sexuel en chaque homme, la simple édiction d’un constat suffit : l’homme-loup recherche le chaperon rouge qui, sous sa cape chargée d’une métaphorique et parfois illusoire ardeur sexuelle, change de visage mais vérifie sans cesse l’appétit renouvelé du bonhomme.
Pauvre loup ! Civilisé, poli, son cœur palpite d’une ancienne fureur — quelques poils lui percent la peau des joues et lui démangent un peu l’âme. L’homme croise de belles dames en longs manteaux.
Aujourd’hui, il ne veut pas aller au travail — il se sent bien trop l’estomac aigre. Et les visages qu’il croise sont trop charmants : de jeunes femmes insouciantes, la tête haute, leurs mèches frivoles ; et de belles allumeuses, la jupe courte, les épaules ou le décolleté offert, le sourire promptement esquissé ; et des fiévreuses travailleuses, leurs vêtements stricts, la mine concernée, le maquillage soulignant tous les verrous du masque qu’on aimerait faire sauter pour voir ce qu’il y a derrière ; et même des lycéennes multicolores aux mots d’un autre monde.
Une rencontre avec une jeune femme, au détour d’une rue — rencontre provoquée, incise romanesque dans la morne journée, conte de l’indicible pour les adultes —, voilà qui donnerait du relief à l’existence !
Quentin se passe sur les lèvres un stick gras. Retarder le boulot, s’installer dans un café et espérer qu’il se passe quelque chose, c’est le lot commun des aspirants séducteurs, passifs, échoués sur le mince rebord d’une tasse, vite rejetés par la marée des cadres vers le vaste horizon d’un plein océan de papiers, pauvres demi-loups qui ne sont pas d’authentiques requins. Il s’installe près d’une fenêtre et commande à une serveuse — insuffisamment belle — un café allongé. — Bien allongé, tient-il à ajouter, perversement. Quentin rougit de son audace envers une femme qu’il ne désire pas même.
C’est l’inattendu qui arrive, c’est l’inattendu qui arrive. Il s’approprie la phrase, tournant son café. Et voici qu’il remarque une jeune femme habituée du bar ; elle s’installe au comptoir, lui jette un œil au-dessus de son journal et ses yeux semblent lui sourire. Il ne va jamais dans ce café avec sa femme — au fond de sa poche, son éventuelle alliance brinqueballe et fait des galipettes ; son menton se parsème d’infimes poils de loup. Quentin se saisit de sa tasse et s’approche en une élégante circonvolution, ses noirs sourcils envoient des signaux codés à la belle proie et hypnotisent.
— Je vous paie votre consommation, lui promet-il en guise d’approche.
— Merci. Ce sera un grand crème.
— Un grand crème pour la dame, fait Quentin à la serveuse derrière le comptoir. Je m’appelle Quentin, se tournant vers sa proie.
— Solenne.
Elle porte une impression de légèreté qui donne de l’allant à l’interlocuteur. Les cafés se consomment lentement. Il s’excuse, le temps d’envoyer un SMS à son ennuyeux collaborateur.
— On peut se retrouver ?
— Demain soir, même endroit ?
Qui a demandé à revoir l’autre, ce n’est pas très intéressant : qui est le loup, la louve ? — ce qui se cache dans l’ombre d’un élan vers l’autre est plus intriguant.
Lorsqu’il retrouve sa compagne, le soir, il se sent un idiot. Il n’y a qu’à faire l’amour maintenant, là où il se trouve. Mais il se sent préoccupé par le travail qui n’a pas avancé et elle s’angoisse d’une amie proche mourante et la fornication passe comme un scrupule dont on essaie bien vite de se débarrasser.
Le lendemain soir, après le bistrot, il appelle sa compagne pour dire qu’il restera tard au travail. Il dit à Solenne qu’il devra rentrer avant minuit pour sortir son chien. Il se sent un instant très con mais cela finit vite quand il embrasse Solenne.
C’est nouveau. Cette femme a le pouvoir de faire disparaître les soucis.
Faisant l’amour, il pense une ou deux fois à sa compagne, et c’est agréable pour une fois de penser à sa femme en couchant avec une autre ; il jouit bien, pas de différence dans la jouissance, si ce n’est des sens et une pensée extrêmement confus qui s’emparent de lui. Les magnétismes de pensée tourbillonnent en lui : plaisir, apaisement, culpabilité, colère, anxiété, joie, orgueil, tristesse — impossibles à débrouiller.
— Vous revoir, Solenne, bientôt. Vous me plaisez !
— À bientôt Quentin. Tu es très beau.
Le changement, la nouveauté, la facilité d’une rencontre, l’équilibrisme d’une vie pleine de désirs : son cœur explose dans la nuit et éclabousse les murs d’un rouge plein de vie. Solenne ! Son cul splendide et sa chair volontaire.
La marche jusqu’à l’appartement, l’escale dans un bar, à la bouée d’une bière, pour que la fatigue paraisse plus naturelle, et bien vite le sentiment qu’on gâche sa vie à se borner au couple, à l’exiguïté du lit conjugal et aux mensonges, et dans la même soirée, ou peut-être le lendemain, Quentin montre les crocs et dévoile son caractère sauvage. Il accuse son couple d’être un simulacre. Sa compagne se fâche : Katia est échevelée comme il ne l’a jamais vue — de quoi le dégoûter définitivement d’elle. Le pauvre loup s’en détourne comme d’une charogne et s’enfuit sous les assauts de la crise, dans la nuit, coucher quelques jours dans la tanière d’un copain.
Rien que du déjà vu, un vieux conte qui a fait plusieurs fois le tour de la Terre.
Puis Quentin retrouve Solenne. Il prend possession des lieux, s’installe. Elle l’accepte tel qu’il est : un couillon de loup des rues. Elle n’écoute pas ses explications maladroites — le chien, les affaires provenant de son ancien appartement, une autre ?... C’est mieux : c’est plus simple et plus facile. Entre deux effusions sexuelles, le travail reprend ses droits.
Et un soir, Quentin s’effondre en pleurs : trop de souvenirs. La légèreté de Solenne ne pèse plus rien dans l’esprit de Quentin. Le visage un peu douloureux et grave de Katia, traversé d’éclairs de joie — son visage charismatique, expressif — jaillit comme une source et emplit la gorge et les yeux de Quentin. Le loup entonne sa plainte si triste pour se soulager la gorge. La nuit, après l’amour, il se sent seul — il dort en chien de fusil. Pas de divorce, il n’était même pas marié ; l’alliance dans sa poche n’existait pas — une histoire pour se donner plus d’épaisseur. Que reste-t-il à vivre quand on trouve sa conquête fade et sans autre intérêt que sa légèreté. Et peut-on compter sur elle ?
Le pauvre loup est allé trop loin de son territoire, trop loin dans le Grand Nord, il a suivi une louve blanche, un fantôme, et il se retrouve seul sur une terre glacée. Sa gorge est un nœud dans lequel les veines palpitent de passions déchues. Les aurores boréales ondulent un instant sous ses yeux. Il a froid ; il se lève, va fermer la fenêtre où les rideaux s’agitent dans le vent ; il s’avance à pas de —, indécis, jusqu’à ce lit qui n’est pas le sien. Déjà un vieux loup solitaire.
Il le sait, il verra d’autres yeux, d’autres seins, d’autres dos, d’autres clavicules, d’autres fesses, d’autres jambes, d’autres genoux, d’autres pieds, d’autres ventres, d’autres hanches, d’autres vulves, d’autres joues, d’autres sourires, d’autres regards, d’autres bouches, d’autres tempes, d’autres cheveux, d’autres cous, d’autres bras, d’autres mains, d’autres ongles ; il entendra d’autres voix, d’autres rires, d’autres scandales, d’autres murmures, d’autres paroles ; il goûtera et sentira d’autres parfums, d’autres peaux ; tout cela est d’une banalité confondante.


mardi 29 janvier 2008

Rêve de poètes

Rencontre entre deux poètes.

L’un : « gratter la terre des sédiments de savoir »

L’autre : « gratter au ciel la fidélité des féaux. »

dimanche 27 janvier 2008

Les Poseurs de Paris


Marre de Paris !
Les poètes déraillent…
« Le vieux Paris »,
La main sur le poitrail
Citons, citons,
La liste s’agrandit
C’est pas la météo, non,
Mais c’qu’on s’ennuie !
Communs :
La butte aux cailles,
Le canal Saint Martin,
Le quartier latin,
Montmartre et le père Lachaise !
Les rades de Belleville,
Ceux de la place de Clichy,
Et les claques où qu’on baise !

Marre de Paris !
Les poètes déraillent…
« Le vieux Paris »,
La main sur le poitrail
Et ron et ron…
La liste s’agrandit
C’est pas la météo, non,
Mais c’qu’on s’ennuie !

Du vieux temps c’était joli !
On nous sort Bardamu
Sous un ciel gris.
Et l’argot ! tout ému,
Le poète… Paname !
La rime est facile : « pâme » !
Ceux de maintenant slamment,
Pas mieux les poseurs de tout crin !

Marre de Paris !!!
Les poètes déraillent !!!
« Le vieux Paris » ?!
La main sur le poitrail !
Citons, citons, citons…
Et la liste s’agrandit.
C’est pas la météo, non,
Mais pfou ! c’qu’on s’ennuie !

A pied je voudrais traverser Paris :
Campagne, de part en part, Paris,
Puis la campagne…
La ville s’agrandit. Question de survie.
Eh... Qu’y peut-on ?