mardi 11 août 2015

Les Contes de Bibi-Gol - 5 - Le Fantôme de l'imam - seconde et dernière partie



George Braque - Résurrection de l'oiseau (1959)

(L'imam Badreddine est mort, mais son âme, n'ayant pu entrer au paradis à cause d'une manif', est retombée sur terre et s'est retrouvée prisonnière du corps d'une jeune fille.)
Assia se releva, inspecta ses vêtements sales et détrempés. Elle retroussa son pantalon au-dessus des mollets puis songea qu’elle devait rentrer à la maison. Badreddine ressentit une forme d’appréhension et de colère. Il eut quelques instants la vision du père de l’enfant. Il y avait là un trouble très douloureux.
Sur le chemin du retour, la fille guettait en tous sens. Le vieux Badreddine avait le sentiment d’un danger omniprésent. Elle donnait des coups de son bâton contre les coins des maisons. On sentait l’écorce s’effriter d’humidité dans le creux de la main.
Soudain, surgissent au bout d’une rue presque vide trois silhouettes sous des parapluies. L’imam se sent profondément effrayé. Mais ce n’était pas lui qui avait peur, c’était celle dans le corps de laquelle il logeait. Pourtant, au lieu de fuir, elle se dirige droit sur les trois silhouettes en serrant fort son bâton. Trois grands adolescents. Ils la toisent de haut puis un de ces grands garçons dit : « Alors, Assia… Encore en train de traîner toute seule ? Si tes parents ne te donnent pas une fessée, c’est nous qui le ferons… »
Un tumulte profond agite le corps d’Assia et l’âme de Badreddine. Elle inspire un long coup puis elle beugle : « Ha ! Tu te crois malin, Murad ? Mais en fait t’es qu’une écrevisse, avec tes petites pinces et ta tête d’écrevisse ! Tu crois que j’ai peur de toi ? Je peux battre n’importe qui… même ton petit frère Aziz est plus fort que toi, et lui je l’ai déjà battu ! »
Vexé, Murad l’attrape par le col pour la frapper, mais Assia lui crache sur le bras et elle crie :
« Si tu fais ça ! J’te casse mon bâton sur ta tête d’écrevisse pourrie ! »
Elle brandit déjà haut la branche et Murad la relâche instinctivement. De stupeur, les yeux lui sortaient de la tête.
Alors, ses copains intervinrent pour les séparer, prirent à part Murad et lui dirent : « laisse tomber… faut pas s’en prendre à Assia, c’est une folle. »
Puis ils passèrent leur chemin. L’un d’eux dit à Murad, avec un sourire moqueur : « N’empêche, Murad, elle t’a tué…Eh, j’avais jamais remarqué les points communs, mais c’est pas faux qu’t’as une tête d’écrevisse… »
Murad dit, par-dessus son épaule : « J’vais parler à tes parents ! Tu peux pas faire ça, tu peux pas dire des choses comme ça à des grands, c’est pas correct ! »
L’imam sent affluer dans les pensées d’Assia une foule d’insultes très obscènes, mais elle se retient. Tout son corps tremblait d’indignation, de colère. Elle était révoltée. Au-dedans d’elle, l’âme de Badreddine se sent tourmentée. Devant pareil spectacle, l’imam aurait pris parti pour les jeunes garçons en temps normal, mais les sentiments d’Assia troublaient son jugement, l’empêchaient de raisonner clairement. Ces garçons n’avaient pourtant fait que rappeler à l’enfant une évidence : les garçons plus âgés doivent dicter aux jeunes filles leur conduite. Quant aux insultes formulées dans les pensées de l’enfant, elles étaient très offensantes et Badreddine était outré qu’une si jeune demoiselle eût de tels mots dans la tête.
L’averse s’interrompt et le soleil reparaît. Assia lève le visage vers la chaleur des rayons, ferme les yeux et fait, dans sa bouche close : « Hmmmm… » Elle laisse bourdonner le son dans ses oreilles. Elle avance, dans l’obscurité mobile de ses paupières, dans le noir multicolore et tâtonne du pied la caillasse et le sable de la rue.
Il ne lui restait que quelques pas avant d’entrer chez elle. Une main vient se loger dans la sienne, une main toute douce. Les yeux s’ouvrent, le décor défile et une fille voilée au visage très souriant s’encadre dans le champ de vision. L’excitation d’Assia est soudaine et puissante, qui fait frissonner l’âme de l’imam.
« Nesrine ! T’étais où ? Je t’ai cherchée jusqu’au cimetière !
      J’étais restée aider maman pour le ménage… Il pleuvait trop. Et toi tu es sortie quand même ?
      J’espérais que tu serais là, parce que Bilal m’a dit qu’il essaierait de m’embrasser et je voulais pas être toute seule.
      Il t’a dit ça ? Mais quand ?
      Là, tout à l’heure. Et il m’a donné un coup de poing dans le ventre, comme ça. »
Assia se colle un coup de poing dans le ventre et la douleur atteint Badreddine.
« Et c’est pour ça que je suis tombée dans une flaque d’eau… et après, Murad, son grand-frère, il a dit qu’il voulait coucher avec moi ! Mais ça, faut le dire à personne, hein ? »
Mais… Quelle menteuse infernale !, se dit Badreddine.
« Est-ce que tu me racontes encore des trucs faux ?, anticipe Nesrine.
      Non ! Non… mais faut que tu m’aides, pour Bilal. S’il veut m’embrasser, qu’est-ce que je fais ? Moi, je sais pas ce que ça fait quand un garçon embrasse ! Est-ce que c’est agréable ou alors si ça se trouve c’est dégueu comme une limace ? On dit : c’est péché d’embrasser sur la bouche si on est pas mariés ! Mais si quand on se marie on trouve ça horrible ? Tout sa vie on va passer son temps à faire semblant non non, c’est bon… hum, oh Bilal, viens encore coller ta grosse langue baveuse sur la mienne, oh oui, oh ! comme c’est agréable ! Oh, de la bave de mon amoureux ! Sucrée comme une datte, parfumée comme la rose… »
Assia tirait la langue, grimaçait de dégoût tout en mimant la pâmoison. Nesrine se tordait de rire, appuyée à un muret.
« T’as qu’à trouver une limace !, fit Nesrine entre deux crises de fou rire. Et si tu peux la lécher, ça veut dire que tu seras une bonne épouse.
      Chiche ? Faut pas me chercher ! Mais toi-aussi tu le feras !
      Seulement si toi tu le fais, répond Nesrine en tirant la langue. Beuahh ! »
Elles courent aussitôt jusqu’au bout de la rue, où le quartier de maisons délabrées se dissout dans un maquis de sentiers et d’herbes, encombré de détritus.
Là, guettant autour des flaques, les deux filles finissent par dénicher une longue limace. Assia la prend à pleine main, tandis que Nesrine pousse des cris stridents d’horreur et d’excitation.
L’imam est anxieux : il peut sentir dans la paume de la main d’Assia le contact visqueux et les contractions de l’animal ; il appréhende l’expérience du goût et de la reptation de la limace sur la langue d’Assia.
« Si ça se trouve, fit Nesrine, la limace va vouloir se cacher et elle va s’enfoncer dans ta gorge et tu pourras pas l’en empêcher ! »
L’âme de Badreddine en eut un haut le cœur psychique. Il espéra néanmoins que cette possibilité empêcherait Assia d’accomplir son défi. Mais il comprend vite que rien ne peut fléchir la détermination de la jeune fille.
« Les garçons sont des idiots et ils se croient malins. Ils me dégoûtent autant que cette limace. Ça veut dire que si j’arrive à lécher cette bestiole, j’arriverai à embrasser des garçons. », dit-elle.
Elle prend à deux doigts l’animal qui se tortille et l’approche de sa bouche ouverte.
Badreddine sursaute au contact frais et humide de la limace sur les lèvres d’Assia.
« Ah !, crie-t-elle triomphante. Voilà déjà un petit baiser sur les lèvres ! »
L’âme de l’imam, comme la limace, se recroquevillait. Il cherchait à investir le coin le plus éloigné des sensations d’Assia. Mais plus il se débattait, mieux il ressentait ce qu’éprouvait la jeune fille.
Le contact visqueux, total, du pied de la limace et la sensation d’enlacement des bords musclés de la sole contre la langue d’Assia envahissent d’horreur le pauvre imam. La jeune fille analyse avec une répulsion contenue les sensations de l’animal contre sa langue : tactiles avant tout, se désintéressant du goût. Elle fait le tour de la limace, tâtant du bout de sa langue la tête cornue.
Nesrine applaudit l’exploit :
« Jamais j’aurais osé ! Toi, t’auras jamais peur d’embrasser un garçon, je crois ! »
Une pensée venait de prendre forme dans la tête d’Assia. Cette pensée épouvanta l’imam.
Elle dit :
« Non… Cette leçon ne suffit pas… Il faut que je sache exactement ce que ça fait.
      Tu vas embrasser Bilal ?
      Non ! Mais, si tu veux, tu pourrais m’embrasser et comme ça on verrait toutes les deux ce que ça fait ! »
Nesrine fit une moue de dégoût puis dit :
« Tu viens tout juste de lécher une limace !
      Et toi ! Tu as dit que tu le ferais !, la força Assia. Soit tu m’embrasses, soit tu lèches la limace ! »
Assia se baisse pour ramasser la petite bête qui tentait de partir se cacher dans les hautes herbes, mais Nesrine dit :
« Non ! C’est bon ! C’est bon ! On va bien se cacher et on va s’embrasser ! Et comme ça, je saurais ce que ça fera d’embrasser sur la bouche. »
Les deux filles vont se blottir derrière un petit mur de pierres éboulées, puis Assia plaque sa figure contre celle de Nesrine.
« D’abord, dans les films, ils font plein de petits bisous autour de la bouche… », commente-t-elle.
Et l’imam se dit qu’il ne faut pas que les enfants regardent les films d’amour. Mais, malgré son scandale, c’est très doux et très calme. Il voit les longs cils noirs et les yeux frémissants comme des papillons de Nesrine. Ses deux iris à l’émail brun et profond se détaillent de si près ! Les bouches se trouvent, s’ouvrent et l’on sent l’exhalaison chaude de Nesrine. Un instant, les deux bouches se décollent, intimidées, puis fondent à nouveau l’une sur l’autre. Alors la langue d’Assia plonge dans celle de sa copine, furtive et espiègle. Nesrine repousse l’intruse :
« Attends, c’est bizarre… Je sais pas si j’aime ça… », fait-elle.
Le cœur d’Assia s’est accéléré et elle a l’eau à la bouche. Badreddine ressent l’intense frustration de la jeune fille qui, par contagion, devient presque la sienne. Assia dit :
« On le refait quand même ? C’est mieux qu’avec la limace, on comprend mieux comment ça doit faire avec les garçons…
      Non, j’ai peur. », fait Nesrine.
Elle tiraille son voile. Assia l’attire vers elle, mais Nesrine se dégage. Assia se lève :
« J’ai une autre idée !
      Dis !
      Est-ce que t’as déjà vu des garçons tout nus ?
      Seulement mon petit cousin, mais pas des grands.
      Je sais comment on peut en voir… », dit, pensive, Assia.
Les deux filles tiraient sur les mauvaises herbes, les arrachaient par plaisir tout en devisant.
Assia expliqua à sa copine qu’il y avait un moyen de monter sur le toit du hammam, qu’en plaquant sa figure contre les ouvertures verticales, on pouvait voir des hommes s’ébattre nus dans les douches. C’était une grande qui le lui avait dit.
Badreddine reconnaissait le hammam pour celui qu’il avait fréquenté presque toute sa vie. Des femmes l’avaient-elles espionné ? Non… Les femmes ne cherchent pas à découvrir le corps nu des hommes.
Le soir tombait doucement. Assia quitta Nesrine, avec dans le ventre une douleur profonde.
Elle rentra dans sa petite maison en poussant une porte de bois mal ajusté.
La pièce à vivre faisait peine à voir. Parmi des coussins effilochés, la mère d’Assia nourrissait le petit frère en lui tendant des morceaux de légumes bouillis. Le père couvait des yeux son fils. Il dit, sans se retourner : « Elle arrive forcément en retard, sans dire où elle traînait… »
L’enfant fut couché. Il pleurnichait. On mangea en silence. Le père avait le regard morne, perdu dans son assiette. Il n’adressa pas un regard à sa fille, et dévisagea une fois son épouse qui lui envoya un sourire timide, son visage à lui demeura inexpressif.
Quand Assia s’endormit sur sa couche inconfortable, l’âme de Badreddine fut emportée dans les ténèbres du sommeil, parmi le néant et les rêves fugitifs de l’enfant.
Ils font le rêve qu’elle vole et qu’elle joue à cracher sur la tête des garçons qui ne peuvent pas l’attraper. Ils serrent le poing, mais ils sont minuscules, vus d’en haut. Le père d’Assia surgit, il est très grand. Le vol s’interrompt. Assia est complètement dominée par son père. La main du père se lève très haut et s’abaisse, effleure la joue, rejoint l’autre main dans le dos de la jeune fille, puis elle est soulevée de terre, et maintenue par la taille et, enfin, embrassée tendrement. Il l’embrassait, la pressait contre lui, la berçait comme il faisait parfois avec son petit frère.
Assia se réveilla, désorientée, pleine de sanglots et de larmes. Elle pleura longuement dans le plus impressionnant silence, auprès des masses endormies, aux respirations puissantes, de ses parents.

Deux mois passèrent.
L’imam Badreddine avait vu des hommes nus dans le regard d’une jeune fille. Il s’était battu avec des enfants, filles et garçons. Il avait craché sur des visages. Il avait forcé un petit garçon à manger un bout de ver de terre pour lui montrer ce que c’est que la colère d’une fille. Il avait ri, il avait pleuré, il avait eu mal. Il avait volé des sucreries. Il avait subi les regards désapprobateurs et les remarques virulentes des adultes. L’imam Badreddine avait dansé sur de la musique pop, braillarde, outrancière, au rythme hypnotique. Il s’était déhanché comme un fou en levant et en baissant les bras frénétiquement, en criant, en sautant, en tournoyant à s’en donner la nausée. Tout ce temps, il n’avait presque jamais prié. Assia avait pensé à Dieu comme un remède possible à ses chagrins, elle s’était adressé à lui effrontément puis, la réponse ne venant pas, elle était allée chercher des joies ailleurs, en commettant des forfaits. Elle avait comparé l’absence de Dieu au mépris de son père. Le manque de religion avait peiné le brave imam, mais la souffrance de la jeune fille le pénétrait tout entier et lui donnait cette impression (qui n’était pas la sienne) qu’Allah s’en foutait complètement des hommes.
Ce matin du soixante-troisième jour, l’imam se réveilla avec un drôle de mal au ventre. Plus tard, dans le secret du cabinet d’aisances, Assia consulta son sous-vêtement. Ce qu’elle y découvrit proclamait l’avènement de sa puberté. Elle en conçut un grand désespoir. Les garçons ne voudront plus s’approcher de moi
L’âme de l’imam se disait cela, à l’instar de la pensée d’Assia, mais se disait aussi hélas, maintenant je suis souillé au-delà du concevable, je ne pourrai jamais atteindre le paradis. Pauvre Badreddine !
L’angoisse et le mal au ventre tenaillaient la jeune fille. Il ne fallait pas que les autres l’apprennent ! Mais, hormis Nesrine qui n’était pas encore réglée, à qui en parler ?
Le sentiment de solitude enveloppait Assia et Badreddine, vertigineux, désespérant.
Toute la journée, Assia présenta aux autres une figure riante et désinvolte, tandis qu’au-dedans la peur galopait. Elle fit, cette semaine-là, une étonnante consommation de mouchoirs.
Sa copine Nesrine lui dit : « Désormais, tu dois plus toucher un garçon, même par jeu. Eux, ils doivent comprendre, par ton attitude, que tu es devenue une femme… Tu dois les respecter, maintenant.  Tu dois plus te laisser toucher, sinon tu leur fais du tort. Tu dois surtout pas leur faire du désir. »
Ces convenances mettent Assia hors d’elle :
« Mais c’est pas possible ! C’est complètement idiot ! Et moi, je n’ai pas envie d’arrêter de jouer avec les garçons ! C’est vraiment nul, ce truc ! Je suis pas devenue une femme en une nuit !
    Je te répète ce que m’ont dit mes parents…
    Eh bien, j’suis pas d’accord… En plus, Bilal m’a invitée à jouer chez lui tout à l’heure.
    J’croyais que tu l’aimais pas…
    Ouais, t’as raison, mais faut bien que je m’habitue à lui si après on doit se marier… »

Bilal et Assia jouent dans la maison vide. Ils font semblant d’être des adultes.
Bilal prend un couteau et dit : « je vais partir à la guerre… tu devras t’occuper toute seule de la maison.
      Oh, mon chéri, que vais-je devenir…, se plaint Assia.
      Pourquoi tu m’appelles mon chéri ?, s’étonne Bilal.
      Bin, on est mariés, si on est des adultes.
      Haha, non… Moi je me marierai surtout pas avec toi !
      Hum ! Moi non plus, mais attends, on joue !
      D’accord… Alors, on fait comme si on est mariés et toi tu t’appelles Dounia.
      Ah ouais ? Comme Dounia Hazazi ? Bon… Dans ce cas, je t’appellerai Aziz.
      Oh, non, moi je vais garder mon prénom, ce sera mieux comme ça…
      Ah oui ? Comment ça, ça sera mieux ? Et si j’ai pas envie de ressembler à Dounia ?
      Bof, mais ça c’est sûr, tu ressembles pas à Dounia…
      Hahaha, elle, elle est trop bête ! Elle fait trop la princesse !
      Arrête ! Dis pas du mal de Dounia… Alors, on joue ou on joue pas ?
      D’accord, chéri… Que veux-tu que fasse ta Dounia pour toi ?
      Euh… Eh bin… Alors je disais je vais partir à la guerre, chérie, mon petit rayon de lune au miel.
      Ouah ! Tu dirais un truc comme ça à Dounia ?
      On joue !
      Attends… Euh… Dounia répondrait oh ! Bilal mon chéri à la bouche-abeille, viens butiner la corolle parfumée de mes lèvres… (le visage de Bilal rougissait un peu de joie, il s’approchait d’Assia) oh, mes lèvres parfumées… de morue.
      Mais ! Arrête ! Tu empêches le jeu ! J’dirai que t’as traité Dounia de morue !
      Et moi je lui dirai que tu voulais m’embrasser. Et puis j’ai vu que t’avais envie de m’embrasser.
      Non.
      Si, j’ai bien vu. Mais tu pourras m’embrasser seulement si tu m’appelles par mon prénom. Dis Assia, ma chérie, mon petit rayon de lune au miel
      On arrête le jeu. T’es trop chiante. »
Bilal se dirige vers la porte, met la main sur la poignée et dit :
« Pars de chez moi. »
Mais Assia se laisse tomber au sol :
« Non !, fait-elle.
      Va-t’en !
      Non ! Je partirai pas ! Embrasse-moi ! »
Bilal hurle :
« T’es trop chiante ! »
Il fonce vers elle et tente de la tirer brutalement par le bras vers la sortie :
« Non…, pleurniche-t-elle.
— Comment je pourrais embrasser une fille comme toi ?! T’es pas gentille !, s’égosille Bilal.
      Ah ouais ? Parce que Dounia, par contre, elle fait pipi des arcs-en-ciel ? »
Assia visse ses yeux brillant de défi dans ceux du garçon. Bilal serre les poings et brandit le couteau :
« Dis rien sur Dounia !
      Non mais regarde-toi, Bilal ! Tu crois que j’suis amoureuse de toi ? Avec ta tête d’ananas grillé ? »
Elle fait une mine de dégoût.
« Casse-toi d’ici ! »
Bilal gifle Assia.
« Ah ! Parfait !, crie-t-elle. Tu te comportes déjà comme un brave mari ! »
Elle lui attrape les mains, cherche à en pincer la peau, à se saisir du couteau.
Bilal enrage. Il hurle, tourne ses poings contre Assia, à terre. Deux impacts, à la joue et au front. La figure de Bilal est pleine de mépris et de colère, méconnaissable. Il a toujours son couteau à la main. Le cœur de la fille plonge dans un bain de peur. L’imam Badreddine ressent cette peur intense. Le garçon crie, jure et s’acharne à coups de pied sur Assia prostrée.

Assia sort de chez Bilal. Elle est pleine de bleus et peine à marcher. Elle pleure. Son visage, son cou sont couverts de larmes. Du sang coule de sa main car elle a cherché à s’emparer du dangereux couteau. Elle tremble et Badreddine est lui aussi sous le choc et révolté.
Quand elle rentre chez elle, qu’elle franchit le seuil de la maison dans cet état, son père lui dit :
« Qu’est-ce que tu as encore fait ? »
Elle ne sait quoi répondre, elle se glisse dans le lit et sanglote douloureusement.

Le lendemain, sous l’assaut des questions de sa mère, Assia parla. L’affaire devint bientôt publique. Tout le monde avait son avis sur la question. Les adultes palabrèrent et parvinrent à une conclusion : certes, Assia était dans un piteux état et Bilal ne s’était pas bien comporté. Mais n’était-ce pas elle qui avait tout fait pour le mettre en colère ? N’était-ce pas elle qui s’était invitée chez lui ? Lui avait fait des avances ? L’avait insulté ? En définitive, Bilal n’était pas coupable car il n’avait fait que réagir à toutes les provocations d’Assia.

L’imam Badreddine aurait, s’il n’avait vécu dans le corps de cette fille, donné le même verdict, à cela près qu’il aurait aussi puni Bilal. Mais il songeait, et songeait, le cœur malade combien il s’était trompé sur les humains. Car, selon ce qu’il avait ressenti, Assia n’était nullement coupable. Aux yeux de tous, elle l’était, mais elle était pourtant d’une grande innocence. Elle était profondément malheureuse et l’imam ressentait cela à l’unisson.

Le matin même du jour où l’on força Assia à mettre un voile, et où on lui dit que désormais elle ne fréquenterait plus les garçons, l’âme de Badreddine, immergé dans le chagrin et l’humiliation, se dissipa dans le corps de la jeune fille et disparut.
Elle se recomposa en rosée sur les herbes du jardin du paradis.

Till Dehrmann - Jeune fille berbère (2007)

lundi 10 août 2015

Les Contes de Bibi-Gol - 5 - Le Fantôme de l'imam - première partie



Au début de l’été, une bonne bouteille de vin avait rassemblé cinq amis dans le salon d’Arach. Notre discussion était vive et amusée. D’un sujet à l’autre, nous en étions venus à parler des peurs superstitieuses. Violette, une amie, se mit à taquiner Arach sur sa frayeur des djinns. J’évoquai les fantômes. Existait-il des fantômes dans la tradition musulmane ?, demanda mon épouse. Arach et sa femme firent une moue dubitative. Ils réfléchirent puis ils dirent qu’ils n’en avaient jamais entendu parler. L’âme des morts montait au paradis ou en enfer et s’y attachait définitivement. Cependant, les morts, dans leur linceul terrestre, sont dotés d’une qualité de présence, d’une forme d’écoute des vivants ; c’est pourquoi il faut respecter leurs tombes.
Je voulais en savoir plus, je demandai s’il existait des histoires de fantômes en Islam. Les littératures occidentales et celles d’extrême orient débordaient de ce genre d’histoires. Mais je n’en connaissais pas qui fussent liées à la culture musulmane. Arach proposa de demander à Bibi-Gol, peut-être l’ancêtre connaissait-il une histoire de fantôme ?
Nous voilà donc nombreux devant ce vieux personnage, dans la chaleur du grenier. Il grignote patiemment nos offrandes et dodeline de la tête en écoutant nos questions.

« Vous avez raison de vous étonner de l’absence d’histoires de fantômes dans notre folklore. Mais les croyances sont ainsi établies. Pourtant, j’en connais au moins une, fait-il, qui ressemble un peu à ce genre particulier.
Ça se passe il y a quelques décennies de cela, dans un bourg du Moyen-Orient.
L’imam Badreddine avait trépassé. C’était le plus droit des imams, une lumière de la religion : jamais il n’avait eu une pensée ou un acte déplacé. Il avait donné bien plus qu’il n’avait reçu. En toute chose, il avait été doux. Avec ses fidèles, il avait été l’homme le plus attentif et le plus convaincant. Il n’avait jamais eu recours à la violence, pas même en paroles. Son autorité et le rayonnement de ses idées avait fait de ses suiveurs des hommes et des femmes dignes d’entrer droit au paradis. Il s’était toujours tenu à parfaite distance des femmes ; il n’avait pas bu une goutte d’alcool ; il n’avait pas dit une seule obscénité, un seul juron de sa vie ; il n’avait jamais dansé — tout juste avait-il écouté quelques cassettes de chanteurs que son épouse (Dieu la préserve afin que Badreddine puisse la retrouver au paradis !) aimait bien.
Bref, quand l’imam Badreddine mourut, son âme se sépara de son corps et fila comme une fusée devant Allah sur l’autoroute bien indiquée du paradis.
Mais, parvenu aux portes du jardin merveilleux, l’imam Badreddine fut stoppé net par un rassemblement d’âmes portant pancartes et faisant grand bruit. Badreddine fut ému de retrouver les chers fidèles de sa mosquée. Cependant, ces derniers faisaient bloc et l’empêchaient d’atteindre le jardin ! Que se passait-il ? Il lut les pancartes et écouta les slogans : « Non à la venue de l’imam Badreddine » ; « trop de vertu mène à l’ennui ! » ; « à cause de lui, j’ai raté ma vie sur terre, je ne veux pas d’un emmerdeur au paradis ! » ; etc.
Tous ces gens étaient au paradis grâce à lui, songeait l’âme de Badreddine, pourquoi s’opposaient-ils à lui ?
Un petit contingent d’âmes se détacha de la manifestation et vint à lui.
« Cher imam, dit l’un d’entre eux. Ne croyez pas que nous ne vous aimons pas. Mais vous fûtes un modèle trop exigeant avec nous et nous avons traversé la vie terrestre comme des pantins tristes, soumis à votre loi. Nous n’avions jamais connu la franche gaieté après l’enfance et avant le paradis, nous n’avions jamais joué, ri avec des personnes de l’autre sexe avant d’entrer dans le jardin, et ceux du jardin se sont moqués de notre pudeur extrême… Il a fallu apprendre à se décoincer. Songez que pour les femmes rire devant des hommes était une épreuve insurmontable. Alors qu’ici ce devrait être la chose la plus naturelle ! Maintenant, vous voici qui méritez certes une place parmi nous… Mais jamais nous ne pourrons faire ce que nous faisons devant vous ! Si vous entrez dans le jardin, nous n’oserons plus rire et jouer entre hommes et femmes, nous n’oserons plus nous rouler dans l’herbe, chanter et danser sous l’ombre puissante de votre regard… »
L’auguste imam roula des yeux formidables devant ce plaidoyer qui lui semblait parfaitement absurde. Depuis quand le paradis fonctionnait-il comme une démocratie ? Pourquoi laissait-on ces âmes lui barrer la route ? Toute sa vie, il avait rêvé du jardin ! Et, parvenu si près du but, après avoir reçu le sourire d’Allah, de simples humains le repoussaient !
« Vous voudriez envoyer votre cher imam en Enfer ?, implora-t-il.
    Oh non ! Maître ! Vous ne méritez certainement pas cela… », s’écrièrent de nombreux fidèles.
Pourtant, leur masse formait un obstacle obstiné à son entrée dans le jardin.

L’âme épuisée de l’imam redescendit, comme une plume céleste, sur terre.
Il pleuvait, la terre mouillée exhalait des parfums secrets.
L’âme se posa sur la tombe de son propriétaire où, allongée sur la pierre, elle reprit des forces au contact du mort.

Alors, comme électrisée, elle se redressa et fila à travers champ vers la ville. L’imam fulminait. Jamais il n’avait ainsi ressenti la colère ; l’air humide pétillait au contact de l’âme scandalisée de Badreddine.
L’imam ne regardait pas devant lui, il courait le long d’un mur trempé de pluie. Son contact corrodant faisait fondre la peinture du mur derrière lui, comme sur la mer le sillon d’un bateau à moteur. Tournant au coin de ce mur, il ne vit pas surgir sur sa trajectoire, le corps mobile d’une fillette. Il n’eut pas même l’occasion de l’esquiver et le percuta de plein fouet.
La fillette crie de douleur et tombe sur les fesses.
« Qu’est-ce que c’était qu’ça ! », s’écrie-t-elle, regardant de tous côtés pour voir si un garnement dissimulé ne lui a pas lancé un caillou dans le ventre.
Rien.
Sauf, dans son corps, l’âme épouvantée de l’imam Badreddine qui fonçait de droite et de gauche pour chercher une issue. Mais il n’y en avait aucune, on ne pouvait pas sortir de là. Il était prisonnier du corps d’une fille !
« Aziz, c’est toi qui m’a lancé un truc ?!, brailla la petite fille. Lâche ! Sors de ta cachette !... »
Les yeux de la gamine scrutaient le moindre muret, à l’affut. L’imam Badreddine sentit que le cœur de l’enfant accélérait d’excitation ou de peur. Elle brandit en l’air un bâton.
« Aziz ! Bilal ! Bande de coquins ! Je vais vous taper la tête ! »
L’âme de Badreddine fut impressionnée. Quelle petite brute !
« Je démolirai vos crânes de brique ! Je fourrerai des sardines à l’huile dans vos trous d’nez ! Vous me demanderez pardon et vous irez pleurer auprès de vos mamans ! », hurla la fille.
L’imam, au comble de la souffrance morale, chercha par tous les moyens à fuir le corps d’une enfant si agressive. Il remue bien en tous sens, tant et tant que la fille en a un vertige et s’effondre dans une flaque boueuse. Elle lâche un petit cri. Badreddine ressent le froid de l’eau, sur les mains, dans le pantalon, puis il se met à sentir également l’eau de pluie qui ruisselle partout, dans les cheveux sales, derrière les oreilles, sur les joues et le menton. Son âme avait parfaitement investi tout le corps de la fille. Pourtant, si lui pouvait entendre les pensées de l’enfant, ressentir ses sensations et la moindre de ses émotions, elle, au contraire, ne semblait pas s’apercevoir de la présence intrusive du fantôme de Badreddine.
Auprès du jardin - miniature du XVIe siècle - détail