Au début de l’été, une bonne bouteille de vin
avait rassemblé cinq amis dans le salon d’Arach. Notre discussion était vive et
amusée. D’un sujet à l’autre, nous en étions venus à parler des peurs
superstitieuses. Violette, une amie, se mit à taquiner Arach sur sa frayeur des
djinns. J’évoquai les fantômes. Existait-il des fantômes dans la tradition
musulmane ?, demanda mon épouse. Arach et sa femme firent une moue
dubitative. Ils réfléchirent puis ils dirent qu’ils n’en avaient jamais entendu
parler. L’âme des morts montait au paradis ou en enfer et s’y attachait
définitivement. Cependant, les morts, dans leur linceul terrestre, sont dotés
d’une qualité de présence, d’une forme d’écoute des vivants ; c’est
pourquoi il faut respecter leurs tombes.
Je voulais en savoir plus, je demandai s’il
existait des histoires de fantômes en Islam. Les littératures occidentales et
celles d’extrême orient débordaient de ce genre d’histoires. Mais je n’en
connaissais pas qui fussent liées à la culture musulmane. Arach proposa de
demander à Bibi-Gol, peut-être l’ancêtre connaissait-il une histoire de fantôme ?
Nous voilà donc nombreux devant ce vieux
personnage, dans la chaleur du grenier. Il grignote patiemment nos offrandes et
dodeline de la tête en écoutant nos questions.
« Vous avez raison de vous étonner de
l’absence d’histoires de fantômes dans notre folklore. Mais les croyances sont
ainsi établies. Pourtant, j’en connais au moins une, fait-il, qui ressemble un
peu à ce genre particulier.
Ça se passe il y a quelques décennies de cela,
dans un bourg du Moyen-Orient.
L’imam Badreddine avait trépassé. C’était le
plus droit des imams, une lumière de la religion : jamais il n’avait eu
une pensée ou un acte déplacé. Il avait donné bien plus qu’il n’avait reçu. En
toute chose, il avait été doux. Avec ses fidèles, il avait été l’homme le plus
attentif et le plus convaincant. Il n’avait jamais eu recours à la violence,
pas même en paroles. Son autorité et le rayonnement de ses idées avait fait de
ses suiveurs des hommes et des femmes dignes d’entrer droit au paradis. Il
s’était toujours tenu à parfaite distance des femmes ; il n’avait pas bu
une goutte d’alcool ; il n’avait pas dit une seule obscénité, un seul
juron de sa vie ; il n’avait jamais dansé — tout juste avait-il écouté
quelques cassettes de chanteurs que son épouse (Dieu la préserve afin que
Badreddine puisse la retrouver au paradis !) aimait bien.
Bref, quand l’imam Badreddine mourut, son âme
se sépara de son corps et fila comme une fusée devant Allah sur l’autoroute
bien indiquée du paradis.
Mais, parvenu aux portes du jardin merveilleux,
l’imam Badreddine fut stoppé net par un rassemblement d’âmes portant pancartes
et faisant grand bruit. Badreddine fut ému de retrouver les chers fidèles de sa
mosquée. Cependant, ces derniers faisaient bloc et l’empêchaient d’atteindre le
jardin ! Que se passait-il ? Il lut les pancartes et écouta les
slogans : « Non à la venue de l’imam Badreddine » ;
« trop de vertu mène à l’ennui ! » ; « à cause de lui, j’ai
raté ma vie sur terre, je ne veux pas d’un emmerdeur au
paradis ! » ; etc.
Tous ces gens étaient au paradis grâce à lui,
songeait l’âme de Badreddine, pourquoi s’opposaient-ils à lui ?
Un petit contingent d’âmes se détacha de la
manifestation et vint à lui.
« Cher imam, dit l’un d’entre eux. Ne croyez
pas que nous ne vous aimons pas. Mais vous fûtes un modèle trop exigeant avec
nous et nous avons traversé la vie terrestre comme des pantins tristes, soumis
à votre loi. Nous n’avions jamais connu la franche gaieté après l’enfance et avant
le paradis, nous n’avions jamais joué, ri avec des personnes de l’autre sexe
avant d’entrer dans le jardin, et ceux du jardin se sont moqués de notre pudeur
extrême… Il a fallu apprendre à se décoincer. Songez que pour les femmes rire devant
des hommes était une épreuve insurmontable. Alors qu’ici ce devrait être la
chose la plus naturelle ! Maintenant, vous voici qui méritez certes une
place parmi nous… Mais jamais nous ne pourrons faire ce que nous faisons devant
vous ! Si vous entrez dans le jardin, nous n’oserons plus rire et jouer
entre hommes et femmes, nous n’oserons plus nous rouler dans l’herbe, chanter
et danser sous l’ombre puissante de votre regard… »
L’auguste imam roula des yeux formidables
devant ce plaidoyer qui lui semblait parfaitement absurde. Depuis quand le
paradis fonctionnait-il comme une démocratie ? Pourquoi laissait-on ces
âmes lui barrer la route ? Toute sa vie, il avait rêvé du jardin !
Et, parvenu si près du but, après avoir reçu le sourire d’Allah, de simples humains
le repoussaient !
« Vous voudriez envoyer votre cher imam en
Enfer ?, implora-t-il.
— Oh non !
Maître ! Vous ne méritez certainement pas cela… », s’écrièrent de
nombreux fidèles.
Pourtant, leur masse
formait un obstacle obstiné à son entrée dans le jardin.
L’âme épuisée de l’imam redescendit, comme une
plume céleste, sur terre.
Il pleuvait, la terre mouillée exhalait des
parfums secrets.
L’âme se posa sur la tombe de son propriétaire
où, allongée sur la pierre, elle reprit des forces au contact du mort.
Alors, comme électrisée, elle se redressa et
fila à travers champ vers la ville. L’imam fulminait. Jamais il n’avait ainsi ressenti
la colère ; l’air humide pétillait au contact de l’âme scandalisée de
Badreddine.
L’imam ne regardait pas devant lui, il courait
le long d’un mur trempé de pluie. Son contact corrodant faisait fondre la
peinture du mur derrière lui, comme sur la mer le sillon d’un bateau à moteur.
Tournant au coin de ce mur, il ne vit pas surgir sur sa trajectoire, le corps
mobile d’une fillette. Il n’eut pas même l’occasion de l’esquiver et le percuta
de plein fouet.
La fillette crie de douleur et tombe sur les
fesses.
« Qu’est-ce que c’était
qu’ça ! », s’écrie-t-elle, regardant de tous côtés pour voir si un
garnement dissimulé ne lui a pas lancé un caillou dans le ventre.
Rien.
Sauf, dans son corps, l’âme épouvantée de
l’imam Badreddine qui fonçait de droite et de gauche pour chercher une issue.
Mais il n’y en avait aucune, on ne pouvait pas sortir de là. Il était
prisonnier du corps d’une fille !
« Aziz, c’est toi qui m’a lancé un truc ?!,
brailla la petite fille. Lâche ! Sors de ta cachette !... »
Les yeux de la gamine scrutaient le moindre
muret, à l’affut. L’imam Badreddine sentit que le cœur de l’enfant accélérait
d’excitation ou de peur. Elle brandit en l’air un bâton.
« Aziz ! Bilal ! Bande de
coquins ! Je vais vous taper la tête ! »
L’âme de Badreddine fut impressionnée. Quelle
petite brute !
« Je démolirai vos
crânes de brique ! Je fourrerai des sardines à l’huile dans vos trous d’nez !
Vous me demanderez pardon et vous irez pleurer auprès de vos mamans ! »,
hurla la fille.
L’imam, au comble de la
souffrance morale, chercha par tous les moyens à fuir le corps d’une enfant si
agressive. Il remue bien en tous sens, tant et tant que la fille en a un
vertige et s’effondre dans une flaque boueuse. Elle lâche un petit cri.
Badreddine ressent le froid de l’eau, sur les mains, dans le pantalon, puis il
se met à sentir également l’eau de pluie qui ruisselle partout, dans les
cheveux sales, derrière les oreilles, sur les joues et le menton. Son âme avait
parfaitement investi tout le corps de la fille. Pourtant, si lui pouvait
entendre les pensées de l’enfant, ressentir ses sensations et la moindre de ses
émotions, elle, au contraire, ne semblait pas s’apercevoir de la présence
intrusive du fantôme de Badreddine.
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Auprès du jardin - miniature du XVIe siècle - détail |
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