dimanche 1 juin 2014

Nerianni - l'angoisse du devin


Tarot marseillais
Les flammes tremblaient dans les lampes de l’hôtel-auberge La Calamarette. La clientèle s’en était retournée, furtive, aux quelques chambres ou aux mystères de la nuit. Il restait, attablés et dissertant, Baptiste Nerianni — le vin noir qu’il sirotait lui collait aux lèvres et aux dents — et le vieux baron Hierosme d’Adaoult, dont les vêtements aux fils d’or défraichis formulaient à voix basse tout un récit d’aventures. À côté d’eux se tenait Wadih, silencieux, attentif, en livrée pourpre, le grand serviteur noir du baron. Les deux hommes avaient peut-être trop bu. Baptiste gémissait ses mots et sa plainte tombait sous les propos sentencieux du baron. Ce dernier pointait haut son doigt et l’abattait sur la table pour ponctuer ses dires.
Les yeux d’Armide, la jeune serveuse, luttaient contre le sommeil. Elle pensait à Denis, son gentil compagnon boiteux : il l’attendait depuis un certain temps, assis sur le muret de la Major, face au débit de boisson, sifflotant un genre de supplique. Le patron sentit qu’elle ne tenait plus. Il lui donna congé et l’assura qu’il finirait seul. En sortant, Armide jeta un regard torve aux derniers clients. Il y en avait toujours au moins un comme cela, qu’il fallait démouler de sa chaise, tout confit d’alcool, suintant, collant, empestant et jactant ses vantardises ou sa détresse.
Jean Cromar s’approcha du groupe pour les congédier. Ainsi, il vint placer sa main droite sur la table, entre les interlocuteurs.
Le vieux baron posa sa main sur la sienne et dit avec douceur :
« Attendez, patron, pas tout de suite, il faut que vous entendiez cette histoire. Notre cher Baptiste Nerianni connaît assurément une passe étonnante... Pourriez-vous reprendre, mon cher, depuis le début, pour notre Jean Cromar qui… »
Un terrible soupir interrompit l’injonction du baron. Le conteur avait soufflé de désespoir entre ses lèvres humides. Le silence se fit. Monsieur Cromar, Monsieur d’Adaoult et son valet Wadih, pinçaient leur visage, contrits, attentifs.

« S’agit d’mon métier… J’crois que je suis maudit, gémit Baptiste.
Mais non…, tenta Cromar. Comment tu serais-t’y maudit ? Tu fais rien de mal : tu tires des cartes pour les gens…
     Mais justement, c’est péché d’orgueil, chercher à lire l’avenir des gens, fit Baptiste. Y a que Bohémien pour prendre un tel risque !
     Pourtant, ce n’est pas tout à fait ce que vous faites, le calma monsieur d’Adaoult. Soyez plus précis dans l’exposition de votre problème. Dites bien à monsieur Cromar l’inspiration que vous avez eue.
     Ah… »
Pendant quelques longues secondes, Baptiste resta stupide, le regard perdu. Un peu de bave s’était glissée sur les côtés de ses lèvres. On eut tout le temps de compter les premières rides qui commençaient à se former dans les cernes, sous ses longs yeux noirs. Enfin, il porta son regard humide droit dans celui de l’aubergiste.
     Tu te souviens, Jean, y a six ans… Oh bon Dieu, y a six ans, v’là autre chose, un autre signe…
     Continue, je t’en prie…
     Bon, y a six ans, tu t’souviens… je revenais d’une sale affaire, à Alexandrie…
     Alexandrie ?, fit le baron.
     Oui… j’avais décidé de poser pour de bon mon coffre de marin. Hem, histoire de mener la vie du citadin, histoire aussi de redonner enfin à la dame que j’avais mise enceinte auparavant l’honneur qu’elle méritait, un vrai mari... Et puis, j’avais une idée fixe… À bord des bateaux, on m’appelait Nerianni l’artiste, le poète Nerianni… J’avais un peu de talent pour le dessin et pour les vers. Loin des côtes, j’en tirais une sacrée fatuité… Tu vois ? Je m’imaginais, crânant dans les salons, alors que… »
Là-dessus, Baptiste eut un rire léger, mais une certaine note, tremblant dans ce rire, trahissait sa fébrilité. Le baron tapota doucement sur sa main pour le calmer. Baptiste Nerianni reprit :
« … Alors que… eh bien… que je n’avais pas une fois appliqué mon pinceau à de grandes toiles, à de vrais sujets. Je n’avais aucune notion d’harmonie des formes et des couleurs. Et mes vers, s’ils emportaient l’enthousiasme des compagnies de corsaires, des marchands aventuriers, il faut bien avouer qu’ils étaient médiocres et un peu trop humoristiques. À terre, ces talents pour le portrait et pour la rime m’ont valu l’admiration du bon peuple et des femmes, mais si je comparais ma production picturale et littéraire à celle des artistes en vogue, héhé… je voyais bien que j’étais loin du compte. »
Baptiste avait machinalement pris la bouteille de vin pour tirer au goulot mais monsieur d’Adaoult l’en empêcha en la lui retirant avec un sourire paternel.
« Vos idées s’éclaircissent au fil de la narration, fit le baron. Ne laissez pas vos instincts, comment dire… troubler de vin votre récit.
     Alors soit, mon cher baron. Je ne vous tiens pas rigueur de votre paternalisme. C’est là agir en vrai ami. Et j’en viens donc à la vocation que j’ai développée. J’ai eu… puisque j’avais compris que je ne serais jamais un véritable artiste, quoi que l’enthousiasme de certains et mon infatuation m’aient suggéré, et parmi ceux qui me poussaient dans cette voie, tu n’étais pas le dernier, Cromar ! J’avais eu une intuition quelques années auparavant… j’ai conçu, selon cette inspiration opaline, un art original qui me permettrait de combiner mes modestes talents et de tirer un peu d’argent des seuls admirateurs que je pusse avoir : les gens de modeste éducation. Voilà le principe : j’allais créer un tarot d’un nouveau genre, un tarot unique que moi seul saurait déchiffrer, et je jouerais le type mystérieux pour amadouer les pimpins. J’y combinerais mon amour du dessin et celui du langage. Et c’est comme ça que j’ai mis au point ce jeu de cartes illustrées que tu me vois manier, parfois, en tête à tête avec un client, dans un coin discret de ton restaurant...
     Ah haaa…, fit Cromar, intrigué. Tu m’avais dit, quand tu m’avais présenté ce jeu de cartes, qu’il s’agissait des plumes du Démon ! Qu’elles lui étaient tombées du dos quand il était venu te rendre visite, une nuit.
Gustave Moreau - Delila
     Il fallait bien que je présente mon travail sous de mystérieux auspices ! Oui, c’était là mon discours commercial… mais pas seulement. En entreprenant la création de mon jeu, je convoquais toutes les forces d’imagination : je sondais les joies, les peines, les limites de l’existence, les contes et les légendes passées. Serait-il possible de surpasser le jeu de Tarot, avec son Soleil, sa Mort, son Pendu, son Ermite... ? Au début, mon imagination me paraissait laborieuse, mais je me suis bientôt échauffé, puis j’ai travaillé comme un acharné, comme si cela me venait sous la dictée : au revers de cartes rigides, aux coins arrondis, des feuillets de la taille d’une main, j’ai dessiné des scènes variées — un mari trompé par sa femme, une chute dans une rue animée, un homme perdu dans un labyrinthe, un bon repas entre amis, un homme poignardé, une rencontre amoureuse légèrement érotique, un voyageur sur un sentier vallonné, un vieil homme en train de mourir, une charrette pleine de victuailles entourée de goinfres, un enfant avec des pattes animales au milieu d’une foule moqueuse, une femme nue qui pleure, une vieille édentée vomissant un flot de serpents, etc., en tout quarante-sept motifs. Il y avait un principe essentiel à mon numéro de divination : personne ne devrait connaître les cartes qui ne lui seraient pas révélées, de sorte que le reste du paquet demeurerait un mystère. Pour chaque image, j’avais composé un poème, parfois sibyllin, que je livrais à l’interprétation du client. Prenons, par exemple, si l’on tirait la femme nue qui pleure, je disais :

« Oh ! Diable !
Aimée, préférée, être fragile,
Nous la voulons faite d’argile,
Pour la modeler à notre guise,
Mais gare qu’on ne la brise,

« Mon ami, écoute bien :
Femme n’est point
Propriété de l’homme.
Il faut, en somme,
L’aimer sans la meurtrir,
La combler pour l’adoucir.

« Bon, celui-ci n’est pas très énigmatique. Mais vous conviendrez tout de même que femme ou homme y trouvera un argument à penser pour sa journée. Dans un genre plus mystérieux, vous pourriez tirer le portrait d’une femme morte dont chaque sein découvert est un énorme diamant. Du sang coule de ses yeux clos. Elle gît sur un talus, et les diamants se reflètent dans les yeux d’un groupe de corneilles charognardes. Je dirais alors :

" Ô désespérants espoirs !
Quand tranche le consistoire,
Vaines richesses écorchées,
Escamoteurs, vains porchers
De nos vices grouinants
Plus obsédants que diamants,
Nous observons l’alentour,
Y découvrons tour à tour,
Les autres, bêtes fauves, salauds,
Pas pires que nous, penauds. "

« Et il faut dire… Bien que mes divinations fussent approximatives, la joliesse de mes dessins et l’atour sincère de mes poèmes m’ont assuré, à force, une clientèle régulière. Au début, cette clientèle se constituait de mes amis marins, de quelques pêcheurs de mes connaissances, puis, par le bouche à oreille, je me suis mis à détourner les habitués du Tarot. Je dirai que la curiosité esthétique l’emportait sur le sérieux du dialogue avec l’avenir. Ainsi, je faisais, auprès du port, mon numéro. J’agrandissais les yeux en proclamant "Eh oh, pauvres hommes qui cheminez dans les ténèbres ! Venez apprendre ce que réserve l’avenir. Avancez-vous, entrez dans mon cabinet noir, et tirez deux cartes, pas plus ! Venez découvrir les Plumes du Démon ! Il y a mille ans, le Démon descendit sur ce monde et perdit cinquante plumes. Celles-ci se changèrent en cartes divinatoires. J’ai hérité de ces cartes et des paroles qu’il y a inscrites en filigrane à destination des Hommes. " »
     Ce n’est pas là le même discours commercial que vous aviez tenu à Cromar… Vous lui disiez des Plumes tombées sur vous directement du dos du Démon… », releva le baron.
Son serviteur noir, Wadih, demanda poliment la parole et indiqua :
« Monsieur Nerianni, connaissez-vous Socrate ? Je veux dire… Connaissez-vous un peu certains de ses principes ?, interrogea Wadih.
    
     Quand j’étais esclave, justement en Egypte, puisque vous dites avoir connu Alexandrie… Les djinns…
     Ce que veut dire Wadih, l’interrompit le baron, c’est qu’il cherche à revenir à notre discussion théologique de tout à l’heure, avant que Cromar n’entre dans notre conversation. Quand on voulait définir ce que vous entendiez par Démon.
     Eh bien… Je parlais du Diable. Je…
     Oui, c’est pour cela que Wadih nous fait digresser. La culture qui lui a été inculquée est orientale, mais aussi héritée des classiques grecs et latins. Quand vous dites le Démon, pour mon serviteur, ce n’est pas forcément Satan ; il comprend, sous ce vocable, que cela pourrait être une divinité moyenne, intermédiaire, entre le Ciel et la Terre. Chez les Arabes, les djinns ou les démons tiennent ce rôle d’inspirateurs, d’interprètes, voire d’instigateurs... Mais je vois que Cromar perd le fil. Allons, ne faites pas cette tête, monsieur l’aubergiste ! Et vous, Baptiste, reprenez, je vous en prie… »
Baptiste Nerianni reprit donc son récit :
« Oui, c’est peut-être important de déterminer comment cela a commencé, comment j’ai reçu mon inspiration. J’avais déjà un peu pensé à ces petites illustrations, des années avant, sur la côte égyptienne. Mais une fois lancé pour de bon, j’ai dit que j’avais créé dans un état de fièvre, et comme sous la dictée. Et il est vrai que, les années suivantes, je regardais mon travail avec l’impression qu’il n’était pas de moi. Ces cartes m’impressionnaient, je les respectais comme de vraies œuvres d’artiste. Comment avais-je pu, en si peu de temps, réaliser un tel tour de force ? Quarante-sept dessins, exécutés avec hardiesse. Autant de poèmes, dont j’honorais l’énergie.  Je pouvais repérer dans cette œuvre de nombreux défauts, les miens, mais les parties et la somme de leur génie me dépassaient… Ce profond respect pour mon travail m’aidait à accomplir ma divination, à lui donner une vibration sincère.
Diseuse de bonne aventure - Taras Shevchenko
« Tout se déroulait dans l’intimité de mon cabinet dont j’avais occulté les fenêtres. Dans cette pénombre propice, qui atténuait les couleurs vives de mes cartes et les faisait paraître ancestrales, j’ai vu toutes les émotions humaines : la peur, le désespoir, la fureur, le bonheur, l’exultation de joie, le soulagement, la reconnaissance. Toutes ces gens, dans un moment critique de leur existence, venaient chercher un signe qui eût confirmé leurs craintes ou leurs désirs.
     Je n’ai jamais eu recours qu’une seule fois aux services d’une diseuse de bonne aventure, dit Cromar, et ses cartes m’ont enjoint, au risque d’y laisser ma peau, de ne jamais quitter ma bonne ville de Marseille. C’était il y a quinze ans. Je n’ai, hélas, que trop respecté ce principe… »
Baptiste Nerianni se tordait le pouce droit en attendant que Cromar termine sa parenthèse. Cromar était sur le point de reprendre :
«  Mais c’est à cause de cet incident, sur la route d’Avignon…
     Mon cher aubergiste, je vous en prie, laissez monsieur Nerianni filer son histoire », l’interrompit alors le baron. 
L’inventeur du Tarot dit des Plumes du Démon reprit donc, gêné, tirant sur l’articulation de son pouce dans un claquement étouffé :
« Hem… Mes clients les plus fréquents n’étaient pas d’inquiets personnages avides de connaître les forces qui présidaient à leurs destinées, c’étaient plutôt… on pourrait les appeler ainsi, des collectionneurs. C’était merveille de les voir se faufiler sous le rideau de tresses de laine noire et s’installer dans le réduit où j’avais aménagé ma salle d’attente. Leurs yeux brillaient d’une excitation rituelle. Ils venaient, revenaient me voir, des quantités inimaginables de fois, plusieurs fois dans la semaine, espérant découvrir des cartes qu’ils n’avaient jamais tirées, entendre des poèmes nouveaux. Il arrivait, alors que je tirais des cartes qu’ils avaient déjà découvertes, que ces clients acharnés me récitassent de mémoire le poème ad hoc. Ceux-là me regardaient avec une admiration sans bornes. Ils n’étaient pas dupes quant à la valeur de mes prédictions, mais ils vouaient une fascination sans limites pour ce qui leur échappait, pour les quelques cartes qui leur demeuraient inconnues. Parmi eux, les superstitieux en venaient à penser que le secret de leur existence se tenait dans les cartes qui échappaient à leurs tirages. Ces habitués, quand ils se croisaient en ville, s’entreconnaissaient, se reconnaissaient de loin. Ils échangeaient des signes d’intelligence. Tout à la fois ils brûlaient de demander aux autres d’échanger avec eux ce que recelaient ces cartes qui ne s’étaient jamais révélées et ils se refusaient au biais de connaissance par autrui, car ç’aurait été la fin du Désir. J’avais veillé, par de savants discours, à instiller en eux cette crainte, ce respect de l’œuvre et de son mystère.
« Et j’en viens à l’os de mon histoire. J’avais, ainsi, un vieux client qui me lançait ce défi : tant qu’il n’aurait pas vu la Six, la Vingt et une et la Quarante, il ne mourrait pas ! …et il est mort, le pauvre vieux Nadau, sans les avoir vues. Le jour de sa mort, son fils est venu me trouver à mon cabinet, il était essoufflé. Il m’implorait de venir révéler les dernières cartes à son père. Je l’ai suivi, sur des kilomètres, sur la route d’Aix, jusqu’à la modeste demeure du vieillard. Nadau était couché, faible, il pleurait. Sa femme lui tenait la main et pleurait avec lui. Nadau a tendu sa main vers moi, en souriant : "Montre-moi", il a dit. Et j’ai failli à ma règle du secret. J’ai sorti la carte Six et je l’ai approchée de Nadau. Il m’a pris les mains, a amené la carte juste sous ses yeux, puis, en souriant, il m’a dit : "Je n’ai plus de forces, je n’arrive pas à bien la voir… Dis… Dis-moi le poème. " La voix me manquait.
« Il a dit, alors, mon bon petit vieux Nadau : "Tu ne dis rien… C’est peut-être pour le mieux…" Et il s’est affaissé lentement, comme s’il choisissait lui-même d’arrêter de respirer. On a pu voir son dernier souffle, et il est mort. Qu’un imposteur comme moi ait recueilli les dernières paroles d’un si bon monsieur... Nadau, il avait été un pêcheur remarquable, un mari attentionné… Quant à moi, je ne peux pas oublier la vie que ma jeunesse m’a fait mener.
« Au retour, je me suis fait conduire par un voisin. Je voulais me reposer les pieds, sentir les cahots de la route sous moi. Je me sentais las, je voulais me faire consoler par ma femme et mon enfant. Les Plumes du Démon pesaient lourd dans mon sac. Le paysan m’a déposé en ville. J’ai filé droit à la maison, je la regardais de toute mon attention, je cherchais à m’assurer que cela m’appartenait bel et bien : un étage de pierre, bien solide, avec de belles fenêtres. De la fumée s’échappait par la cheminée. Je suis entré avec un sérieux besoin d’aimer… comme je les ai embrassés tous les deux ! Je voulais que mon amour rachète toutes mes impostures. Ils me regardaient, amusés, l’œil interrogateur. Le reste de l’après-midi, le soir et jusque tard dans la nuit, je leur ai raconté des histoires, j’inventais des contes ; et toujours le bien triomphait, la joie emplissait les cœurs.
 « J’ai eu, après, plusieurs semaines mélancoliques. Je ne voulais pas travailler. Seuls certains habitués venaient me déranger chez moi. Et, quand je leur tirais les Plumes, ça manquait de conviction. La nuit, je faisais de ces cauchemars muets, sans couronnes. Le Démon à plumes me rendait visite, dans une pièce nue ou sur le pont désert d’un bateau, et la terreur galopait, froide le long de mes reins, de mes côtes ; j’en poussais des plaintes de chien.
« Un matin, je me suis réveillé d’une nuit sans cauchemar, je me suis senti plein d’une énergie folle. La chaleur matinale me saluait. Je suis sorti avec mon fils ; on a marché toute la matinée, je lui parlais fort, comme un extravagant. Je lui ai raconté comment j’avais rencontré sa mère, une gitane, l’amour qui me tenait… Puis on a retrouvé Doulfébé vers midi, elle me demandait gentiment si je me sentais capable de recommencer le travail. Ses beaux yeux m’interrogeaient. Eh bien, j’ai pris ma besace, j’y ai fourré les cartes et j’ai pris le bac qui traverse le vieux port pour me rendre à mon cabinet.

« J’ai repris la routine, mais quelque chose s’était brisé. Un peu de magie était partie.

"Tu penses avoir perdu
Ton chemin, ardu,
Jusqu’à la pensée.
Quand se tarira la source,
S’amincira la bourse.
Au fond, nos idées
Signifient moins
Que le chemin. "

« Or, un soir, il y a pas une semaine de ça, je rangeais mes cartes et je n’en ai compté que quarante-six. L’une d’elles manquait. J’étais démoralisé, anxieux et je ne voulais pas savoir laquelle faisait défaut. Je suis monté sur le bac qui traverse le port. Il se faufilait dans les lumières vacillantes des fanaux, contre une belle corvette dont j’admirais de près la coque peinte d’un noir profond. Mon cœur battait fort, c’était surnaturel. Je sentais que quelque chose de terrible allait arriver. Nous n’avons pas fait quelques mètres qu’une aussière s’est détachée de la frégate. L’énorme cordage a cinglé notre embarcation qui s’est renversée. Dans l’eau noire du port, une femme se noyait sous mes yeux, le visage couvert de sang. Je ne savais que faire pour l’aider, je m’embarrassais dans ses vêtements qui me tiraient vers le fond. Puis, alors que je me débattais avec elle, j’ai vu ma besace passer comme une ombre à côté de moi ; elle flottait, ironique, comme si mes cartes, depuis leur abri de cuir, me raillaient : "si tu coules, nous continuerons la vie sans toi." Heureusement, des marins ont réussi à sauver la dame et m’ont sorti de là, avec la besace.

Lucien Gautier - Le Vieux Port à Marseille

« Quand je fus rendu à la maison, j’avais une intuition sinistre : j’ai compulsé mon jeu de cartes et j’ai découvert que celle qui faisait défaut parmi mes Plumes du Démon était la Six : un naufrage. Exactement ce que j’avais pressenti. Vous imaginez si tous mes cheveux se sont dressés sur ma tête.
     C’était bien la carte que vous aviez montrée au vieillard ?
     Oui. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Ce jeu de cartes, je l’ai inventé, ça ne peut pas arriver ?! Je ne suis pas un vrai devin ! Et pourtant c’est comme si cela se pouvait !
     Peut-être que…, commença Cromar.
     Tu ne peux pas me dire que c’est une coïncidence, cela ne se peut pas ! Et le poids qui se développe dans mon ventre, l’angoisse, en même temps que je comprends… Je sens peser le malheur ; non pas sur mes épaules, mais par le sol : je sens le poids de la terre sous mes pieds, une menace inéluctable… Je n’ai rien dit de tout cela à Doulfébé, ni à mon petit Antoine. Je ne leur avais pas parlé de la mort du vieux Nadau et des trois cartes qu’il ne verrait jamais. Peut-être que je suis possédé, que c’est cela qui fait le devin : le Démon qui vient se cacher dans une personne et, sans qu’aucun pacte n’ait été jamais signé, il tend son piège, joue avec les destins, il nargue et frappe à sa guise...
     Mon cher Baptiste, nous comprenons parfaitement votre détresse, fit d’une voix grave le baron d’Adaoult.
     Et vous savez ? Les deux autres cartes du vieux Nadau : la Vingt-et-une et la Quarante ! Ce qu’elles représentent ? Un condamné à mort, marchant sur un escalier de poignards vers l’échafaud ; une femme qui perd tous ses cheveux ! Vous rendez-vous compte ? Et si je m’étais fait le devin de ma propre histoire, n’est-ce pas, mes amis, de la plus glaçante ironie ? »
Baptiste Nerianni avait le regard sombre. Ses paroles étaient saccadées. Il paraissait à bout de nerfs.
« On ne peut que constater, en effet, intervint Cromar, le parfait accomplissement d’une catastrophe annoncée. Je veux observer que l’avertissement lui-même est sournois, je veux dire l’ordre dans lequel cela se fait : la carte manque et ensuite s’accomplit le corollaire. Il y a là un fonctionnement à rebours qui me gêne.
     Que voulez-vous dire ? », fit Baptiste. Son regard douloureux sondait l’aubergiste. Le vieux baron se recula un peu dans sa chaise. Wadih s’était levé pour se dégourdir les jambes, mais il écoutait attentivement.
« Eh bin… Je n’irais pas tirer des conclusions. Le propre des histoires surnaturelles, c’est de dépasser notre entendement. Ce que vous racontez là mettrait le pragmatisme le plus sûr à rude épreuve. Pour moi qui suis un peu croyant… et comme je suis votre ami, je voudrais pouvoir vous rassurer… Mais cette prédiction à rebours contredit ce qui se fait habituellement en matière de présages…
     Sauf qu’ici, ce n’est pas qu’une affaire de présages, dit, sinistre, le baron d’Adaoult, mais d’influence. Quand on joue aux cartes, les cartes jouées valent autant que celles qui restent en main. En vérité, la main est ce qui reste à venir, c’est d’elle que dépend la fin du jeu…
     C’est bien cela que je crains, fit la voix assourdie de Baptiste Nerianni. L’influence du Démon. Et si je venais à perdre d’autres cartes ?
     Pourtant la vie, souffla Wadih contre les propos de son maître, n’est pas, enfin, un vulgaire compte des points. La vie n’est pas un tarot. Malgré tout ce qui a été dit, je ne vois encore ici que des superstitions et le besoin des hommes de relier entre eux différents récits.
     Merci Wadih, fit le baron, glacial. En matière de superstitions, c’est sûr que vous, les nègres, avez des conseils à nous donner.
     Monsieur… », fit Wadih. Ses yeux brillaient et il ne parvint pas à répondre.
« Monsieur Nerianni…, reprit Hierosme d’Adaoult. Vous avez votre jeu de cartes sur vous ?
     Je ne le quitte plus, monsieur le Baron.
     Montrez-le nous, je vous prie. »
Baptiste tira de la besace qui s’emmêlait dans ses jambes une boîte en bois. Il en fit coulisser le couvercle et en sortit un épais paquet de cartes dont le dos était un motif de plumes blanches et dont les coins étaient noirs.
« Fascinant, fit le baron. Pourquoi avez-vous choisi ces motifs ?
     Je n’en sais rien.
     Extraordinaire… Savez-vous à quoi cela me fait penser ? Aux plumes de l'Ibis sacré… J’ai moi-même une petite théorie…
     Je vous écoute, l’enjoignit, fébrile, le pauvre Baptiste.
     Comme vous le savez, j’ai, au cours de ma vie, voyagé aux quatre coins du monde. Je me suis initié à toutes sortes de civilisations.
     En effet…
     J’ai été membre, entre autres, de l’Institut d’Egypte, je me suis longtemps intéressé à la mythologie égyptienne… Vous nous avez dit que vous avez voyagé sur les côtes d’Egypte, aussi je voudrais vous parler du dieu Thôt. Je suis incliné à voir, dans tout cela, son influence.
     Le dieu Thôt, j’en ai entendu parler, oui…
     Ce dieu est représenté avec une tête d’ibis. Sa charge est la même que celle du dieu Mercure, il accompagne les morts dans l’autre monde. »
Hierosme d’Adaoult, en digne savant à la retraite, savourait un auditoire captif. Il mima la suite avec ses mains :
« C’est lui qui pèse les âmes sur une balance. Et savez-vous ce qu’il met dans l’autre plateau ?
     Non ?
     l’une de ses plumes.
     Nom de Dieu !, s’exclama Baptiste Nerianni, foudroyé. C’est lui ! »
Il se saisit de la bouteille de vin et en tira de longues gorgées mélancoliques.
« C’est Thôt…, gémit le faux devin.
Autre chose…, fit Hierosme de toute sa voix sépulcrale de vieillard. Thôt est le dieu des scribes. Ses plumes lui servent ni plus ni moins à écrire le destin des hommes.
      Oh bon dieu, seigneur Christ, c’est invraisemblable !… Alors ce serait Thôt qui se jouerait de moi ? Oh, ces derniers jours ! Si vous saviez ! Ma peur… Les visages des clients ! Je croyais pouvoir lire leurs histoires d’un regard, toucher la vérité en parcourant leurs visages. Le magnétisme qui attire et repousse le devin et son client, je le sentais plus fort que jamais. L’horrible mascarade, le jeu de la mort, de la joie et du hasard ! Je voudrais jeter ces maudites Plumes ! Et au même moment ce serait ma mort, n’est-ce pas ?
     Ce serait une sorte de blasphème contre Thôt, oui. Mais je crois pouvoir vous rassurer… Ce dieu n’est pas un dieu mauvais, il est juste. S’il s’est ainsi rappelé à vous, c’est peut-être uniquement pour signifier qu’un jugement vous attend… plus tard.
     Dieu de Dieu, je suis pas plus avancé… », pleurnicha Baptiste Nerianni.
Là-dessus, Cromar intervint :
« Dis, tu te souviens, Baptiste, la carte Six, le naufrage, c’est celle que tu as montrée au vieillard mourant…
     Exact.
     Eh bien moi je pense que ce sera tout ce qui t’arrivera comme coup du sort. Les yeux de Nadau étaient une fenêtre sur le monde des morts. Derrière cette fenêtre, le dieu Totte a dû voir ta carte, et je pense que ça l’a drôlement surpris qu’elle soit faite comme ses plumes à lui, il a dû prendre ça pour un ordre direct et, en bon fonctionnaire du ciel, il l’a accompli en te suivant et en te faisant couler le bac. Et voilà tout, le reste, il ne les connaît pas, tes cartes. S’il vit de l’autre côté, il ne peut pas les voir. Tu peux donc retourner à ton foyer, choyer ta famille et dormir du meilleur sommeil, il ne t’arrivera pas de malheur supplémentaire
     Vrai ?! », fit Baptiste dont la voix tremblait sous l’effet brusque de l’alcool et d’un espoir de délivrance.
Il se retourna vers le baron et son serviteur. Le baron retint entre ses lèvres pincées son indignation contre l’aubergiste, un certain nombre de précisions contradictoires et de savantes leçons qu’il voulait ajouter, mais, la fatigue le gagnant, il peinait lui-même à trouver du sens à ce qu’il apporterait au problème. Wadih conclut par-dessus la tête de son maître, d’une voix profonde et douce :
« Rien de plus vrai, monsieur Nerianni. Thôt est un dieu sage. Tu seras jugé dans l’autre monde, mais tu peux dans celui-ci restaurer l’équilibre de la balance. Tu ne me sembles pas un homme orgueilleux qui prétendrait lire l’avenir et tu n’es, selon ton ouvrage, pas plus blâmable qu’un écrivain. Va en paix.
     Merci, bafouilla Baptiste.
     Encore mieux, dit Cromar. Écoute : si ça se trouve, cette carte, tu l’as oubliée chez le vieux Nadau, tu étais sous le choc de sa mort ! Dès lors, la carte manquait. La Six : le naufrage. Puis, les jours passent. Cela fait un certain temps qu’elle n’est plus dans ton paquet. De ton côté, tu prends souvent le bac et les accidents, avec la fréquentation de plus en plus chaotique sur le port, ne sont pas rares… L’accident survient, et alors tu conçois que la carte perdue était celle du vieux Nadau. Es-tu vraiment sûr, maintenant, qu’il ne s’est  pas suffi d’une coïncidence ?
     C’est vrai, Cromar, que, si j’y repense, cela faisait quelques jours avant que je n’en comptais que quarante-six…
     Mais vous nous aviez dit que…, s’échauffa mollement le baron.
     J’étais las. Je ne voulais plus faire ce travail… Maintenant, il est temps de rentrer. On se fait du souci pour moi. Je veux… Je voudrais vous remercier de m’avoir écouté, et surtout toi, Cromar. Ton sens de la banalité m’a fait du bien. Ainsi, je vais rentrer chez moi apaisé. Thôt ou pas, Démon ou pas, je pense que je vais arrêter cette histoire de Plumes… Je me ferai peintre d’enseignes, on me l’a proposé plusieurs fois. J’écrirai des poèmes pour Doulfébé… S’il-te-plaît, Cromar, permets que je te laisse mes terribles Plumes en remerciement : les dessins te divertiront. Toutefois je t’en prie, par respect pour les malheurs qui pourraient arriver, n’en fais pas des sous-verre… »