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Tarot marseillais |
Les yeux d’Armide, la jeune serveuse, luttaient contre le sommeil.
Elle pensait à Denis, son gentil compagnon boiteux : il l’attendait depuis
un certain temps, assis sur le muret de la Major, face au débit de boisson,
sifflotant un genre de supplique. Le patron sentit qu’elle ne tenait plus. Il
lui donna congé et l’assura qu’il finirait seul. En sortant, Armide jeta un
regard torve aux derniers clients. Il y en avait toujours au moins un comme
cela, qu’il fallait démouler de sa chaise, tout confit d’alcool, suintant,
collant, empestant et jactant ses vantardises ou sa détresse.
Jean Cromar s’approcha du groupe pour les congédier. Ainsi, il vint
placer sa main droite sur la table, entre les interlocuteurs.
Le vieux baron posa sa main sur la sienne et dit avec douceur :
« Attendez, patron, pas tout de suite, il faut que vous
entendiez cette histoire. Notre cher Baptiste Nerianni connaît assurément une
passe étonnante... Pourriez-vous reprendre, mon cher, depuis le début, pour
notre Jean Cromar qui… »
Un terrible soupir interrompit l’injonction du baron. Le conteur
avait soufflé de désespoir entre ses lèvres humides. Le silence se fit.
Monsieur Cromar, Monsieur d’Adaoult et son valet Wadih, pinçaient leur visage,
contrits, attentifs.
« S’agit d’mon métier… J’crois que je suis maudit, gémit
Baptiste.
— Mais non…, tenta
Cromar. Comment tu serais-t’y maudit ? Tu fais rien de mal : tu tires
des cartes pour les gens…
— Mais justement, c’est péché d’orgueil, chercher à lire l’avenir des
gens, fit Baptiste. Y a que Bohémien pour prendre un tel risque !
— Pourtant, ce n’est pas tout à fait ce que vous faites, le calma
monsieur d’Adaoult. Soyez plus précis dans l’exposition de votre problème.
Dites bien à monsieur Cromar l’inspiration que vous avez eue.
— Ah… »
Pendant quelques longues secondes, Baptiste resta stupide, le regard
perdu. Un peu de bave s’était glissée sur les côtés de ses lèvres. On eut tout
le temps de compter les premières rides qui commençaient à se former dans les
cernes, sous ses longs yeux noirs. Enfin, il porta son regard humide droit dans
celui de l’aubergiste.
— Tu te souviens, Jean, y a six ans… Oh bon Dieu, y a six ans, v’là
autre chose, un autre signe…
— Continue, je t’en prie…
— Bon, y a six ans, tu t’souviens… je revenais d’une sale affaire, à
Alexandrie…
— Alexandrie ?, fit le baron.
— Oui… j’avais décidé de poser pour de bon mon coffre de marin. Hem,
histoire de mener la vie du citadin, histoire aussi de redonner enfin à la dame
que j’avais mise enceinte auparavant l’honneur qu’elle méritait, un vrai
mari... Et puis, j’avais une idée fixe… À bord des bateaux, on m’appelait Nerianni l’artiste, le poète Nerianni… J’avais un peu de talent pour le dessin et pour
les vers. Loin des côtes, j’en tirais une sacrée fatuité… Tu vois ? Je
m’imaginais, crânant dans les salons, alors que… »
Là-dessus, Baptiste eut un rire léger, mais une certaine note, tremblant
dans ce rire, trahissait sa fébrilité. Le baron tapota doucement sur sa main
pour le calmer. Baptiste Nerianni reprit :
« … Alors que… eh bien… que je n’avais pas une fois appliqué mon
pinceau à de grandes toiles, à de vrais sujets. Je n’avais aucune notion
d’harmonie des formes et des couleurs. Et mes vers, s’ils emportaient
l’enthousiasme des compagnies de corsaires, des marchands aventuriers, il faut
bien avouer qu’ils étaient médiocres et un peu trop humoristiques. À terre, ces
talents pour le portrait et pour la rime m’ont valu l’admiration du bon peuple
et des femmes, mais si je comparais ma production picturale et littéraire à
celle des artistes en vogue, héhé… je voyais bien que j’étais loin du
compte. »
Baptiste avait machinalement pris la bouteille de vin pour tirer au
goulot mais monsieur d’Adaoult l’en empêcha en la lui retirant avec un sourire
paternel.
« Vos idées s’éclaircissent au fil de la narration, fit le
baron. Ne laissez pas vos instincts, comment dire… troubler de vin votre récit.
— Alors soit, mon cher baron. Je ne vous tiens pas rigueur de votre
paternalisme. C’est là agir en vrai ami. Et j’en viens donc à la vocation que
j’ai développée. J’ai eu… puisque j’avais compris que je ne serais jamais un
véritable artiste, quoi que l’enthousiasme de certains et mon infatuation
m’aient suggéré, et parmi ceux qui me poussaient dans cette voie, tu n’étais
pas le dernier, Cromar ! J’avais eu une intuition quelques années
auparavant… j’ai conçu, selon cette inspiration opaline, un art original qui
me permettrait de combiner mes modestes talents et de tirer un peu d’argent des
seuls admirateurs que je pusse avoir : les gens de modeste éducation.
Voilà le principe : j’allais créer un tarot d’un nouveau genre, un tarot
unique que moi seul saurait déchiffrer, et je jouerais le type mystérieux pour
amadouer les pimpins. J’y combinerais mon amour du dessin et celui du langage.
Et c’est comme ça que j’ai mis au point ce jeu de cartes illustrées que tu me
vois manier, parfois, en tête à tête avec un client, dans un coin discret de
ton restaurant...
— Ah haaa…, fit Cromar, intrigué. Tu m’avais dit, quand tu m’avais
présenté ce jeu de cartes, qu’il s’agissait des plumes du Démon ! Qu’elles lui étaient tombées du dos quand il
était venu te rendre visite, une nuit.
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Gustave Moreau - Delila |
« Oh ! Diable !
Aimée, préférée, être
fragile,
Nous la voulons faite
d’argile,
Pour la modeler à notre
guise,
Mais gare qu’on ne la brise,
« Mon ami, écoute
bien :
Femme n’est point
Propriété de l’homme.
Il faut, en somme,
L’aimer sans la meurtrir,
La combler pour l’adoucir.
« Bon, celui-ci n’est pas très énigmatique. Mais vous
conviendrez tout de même que femme ou homme y trouvera un argument à penser
pour sa journée. Dans un genre plus mystérieux, vous pourriez tirer le portrait
d’une femme morte dont chaque sein découvert est un énorme diamant. Du sang
coule de ses yeux clos. Elle gît sur un talus, et les diamants se reflètent
dans les yeux d’un groupe de corneilles charognardes. Je dirais alors :
" Ô désespérants
espoirs !
Quand tranche le consistoire,
Vaines richesses écorchées,
Escamoteurs, vains porchers
De nos vices grouinants
Plus obsédants que diamants,
Nous observons l’alentour,
Y découvrons tour à tour,
Les autres, bêtes fauves,
salauds,
Pas pires que nous, penauds. "
« Et il faut dire… Bien que mes divinations fussent
approximatives, la joliesse de mes dessins et l’atour sincère de mes poèmes
m’ont assuré, à force, une clientèle régulière. Au début, cette clientèle se
constituait de mes amis marins, de quelques pêcheurs de mes connaissances,
puis, par le bouche à oreille, je me suis mis à détourner les habitués du
Tarot. Je dirai que la curiosité esthétique l’emportait sur le sérieux du
dialogue avec l’avenir. Ainsi, je faisais, auprès du port, mon numéro.
J’agrandissais les yeux en proclamant "Eh oh, pauvres hommes qui
cheminez dans les ténèbres ! Venez apprendre ce que réserve l’avenir.
Avancez-vous, entrez dans mon cabinet noir, et tirez deux cartes, pas
plus ! Venez découvrir les Plumes du
Démon ! Il y a mille ans, le Démon descendit sur ce monde et perdit
cinquante plumes. Celles-ci se changèrent en cartes divinatoires. J’ai hérité
de ces cartes et des paroles qu’il y a inscrites en filigrane à destination des
Hommes. " »
— Ce n’est pas là le même discours commercial que vous aviez tenu à
Cromar… Vous lui disiez des Plumes
tombées sur vous directement du dos du Démon… », releva le baron.
Son serviteur noir, Wadih, demanda poliment la parole et
indiqua :
« Monsieur Nerianni, connaissez-vous Socrate ? Je veux
dire… Connaissez-vous un peu certains de ses principes ?, interrogea
Wadih.
— …
— Quand j’étais esclave, justement en Egypte, puisque vous dites avoir
connu Alexandrie… Les djinns…
— Ce que veut dire Wadih, l’interrompit le baron, c’est qu’il cherche à
revenir à notre discussion théologique de tout à l’heure, avant que Cromar
n’entre dans notre conversation. Quand on voulait définir ce que vous entendiez
par Démon.
— Eh bien… Je parlais du Diable. Je…
— Oui, c’est pour cela que Wadih nous fait digresser. La culture qui
lui a été inculquée est orientale, mais aussi héritée des classiques grecs et
latins. Quand vous dites le Démon,
pour mon serviteur, ce n’est pas forcément Satan ; il comprend, sous ce
vocable, que cela pourrait être une divinité moyenne, intermédiaire, entre le
Ciel et la Terre. Chez les Arabes, les djinns ou les démons tiennent ce rôle
d’inspirateurs, d’interprètes, voire d’instigateurs... Mais je vois que Cromar
perd le fil. Allons, ne faites pas cette tête, monsieur l’aubergiste ! Et
vous, Baptiste, reprenez, je vous en prie… »
Baptiste Nerianni reprit donc son récit :
« Oui, c’est peut-être important de déterminer comment cela a
commencé, comment j’ai reçu mon inspiration. J’avais déjà un peu pensé à ces
petites illustrations, des années avant, sur la côte égyptienne. Mais une fois
lancé pour de bon, j’ai dit que j’avais créé dans un état de fièvre, et comme
sous la dictée. Et il est vrai que, les années suivantes, je regardais mon
travail avec l’impression qu’il n’était pas de moi. Ces cartes
m’impressionnaient, je les respectais comme de vraies œuvres d’artiste. Comment
avais-je pu, en si peu de temps, réaliser un tel tour de force ?
Quarante-sept dessins, exécutés avec hardiesse. Autant de poèmes, dont
j’honorais l’énergie. Je pouvais repérer
dans cette œuvre de nombreux défauts, les miens, mais les parties et la somme
de leur génie me dépassaient… Ce profond respect pour mon travail m’aidait à
accomplir ma divination, à lui donner une vibration sincère.
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Diseuse de bonne aventure - Taras Shevchenko |
— Je n’ai jamais eu recours qu’une seule fois aux services d’une diseuse
de bonne aventure, dit Cromar, et ses cartes m’ont enjoint, au risque d’y
laisser ma peau, de ne jamais quitter ma bonne ville de Marseille. C’était il y
a quinze ans. Je n’ai, hélas, que trop respecté ce principe… »
Baptiste Nerianni se tordait le pouce droit en attendant que Cromar
termine sa parenthèse. Cromar était sur le point de reprendre :
« Mais c’est à cause de cet incident, sur la route d’Avignon…
— Mon cher aubergiste, je vous en prie, laissez monsieur Nerianni filer
son histoire », l’interrompit alors le baron.
L’inventeur du Tarot dit des Plumes
du Démon reprit donc, gêné, tirant sur l’articulation de son pouce dans un
claquement étouffé :
« Hem… Mes clients les plus fréquents n’étaient pas d’inquiets
personnages avides de connaître les forces qui présidaient à leurs destinées,
c’étaient plutôt… on pourrait les appeler ainsi, des collectionneurs. C’était merveille de les voir se faufiler sous le
rideau de tresses de laine noire et s’installer dans le réduit où j’avais
aménagé ma salle d’attente. Leurs yeux brillaient d’une excitation rituelle.
Ils venaient, revenaient me voir, des quantités inimaginables de fois,
plusieurs fois dans la semaine, espérant découvrir des cartes qu’ils n’avaient
jamais tirées, entendre des poèmes nouveaux. Il arrivait, alors que je tirais
des cartes qu’ils avaient déjà découvertes, que ces clients acharnés me
récitassent de mémoire le poème ad hoc. Ceux-là me regardaient avec une
admiration sans bornes. Ils n’étaient pas dupes quant à la valeur de mes
prédictions, mais ils vouaient une fascination sans limites pour ce qui leur
échappait, pour les quelques cartes qui leur demeuraient inconnues. Parmi eux,
les superstitieux en venaient à penser que le secret de leur existence se
tenait dans les cartes qui échappaient à leurs tirages. Ces habitués, quand ils
se croisaient en ville, s’entreconnaissaient, se reconnaissaient de loin. Ils
échangeaient des signes d’intelligence. Tout à la fois ils brûlaient de
demander aux autres d’échanger avec eux ce que recelaient ces cartes qui ne
s’étaient jamais révélées et ils se refusaient au biais de connaissance par
autrui, car ç’aurait été la fin du Désir.
J’avais veillé, par de savants discours, à instiller en eux cette crainte, ce
respect de l’œuvre et de son mystère.
« Et j’en viens à l’os de mon histoire. J’avais, ainsi, un vieux
client qui me lançait ce défi : tant qu’il n’aurait pas vu la Six, la
Vingt et une et la Quarante, il ne mourrait pas ! …et il est mort, le
pauvre vieux Nadau, sans les avoir vues. Le jour de sa mort, son fils est venu
me trouver à mon cabinet, il était essoufflé. Il m’implorait de venir révéler
les dernières cartes à son père. Je l’ai suivi, sur des kilomètres, sur la
route d’Aix, jusqu’à la modeste demeure du vieillard. Nadau était couché,
faible, il pleurait. Sa femme lui tenait la main et pleurait avec lui. Nadau a
tendu sa main vers moi, en souriant : "Montre-moi", il a dit. Et
j’ai failli à ma règle du secret. J’ai sorti la carte Six et je l’ai approchée
de Nadau. Il m’a pris les mains, a amené la carte juste sous ses yeux, puis, en
souriant, il m’a dit : "Je n’ai plus de forces, je n’arrive pas
à bien la voir… Dis… Dis-moi le poème. " La voix me manquait.
« Il a dit, alors, mon bon petit vieux Nadau : "Tu ne
dis rien… C’est peut-être pour le mieux…" Et il s’est affaissé lentement,
comme s’il choisissait lui-même d’arrêter de respirer. On a pu voir son dernier
souffle, et il est mort. Qu’un imposteur comme moi ait recueilli les dernières
paroles d’un si bon monsieur... Nadau, il avait été un pêcheur remarquable, un
mari attentionné… Quant à moi, je ne peux pas oublier la vie que ma jeunesse
m’a fait mener.
« Au retour, je me suis fait conduire par un voisin. Je voulais
me reposer les pieds, sentir les cahots de la route sous moi. Je me sentais
las, je voulais me faire consoler par ma femme et mon enfant. Les Plumes du Démon pesaient lourd dans mon
sac. Le paysan m’a déposé en ville. J’ai filé droit à la maison, je la
regardais de toute mon attention, je cherchais à m’assurer que cela
m’appartenait bel et bien : un étage de pierre, bien solide, avec de
belles fenêtres. De la fumée s’échappait par la cheminée. Je suis entré avec un
sérieux besoin d’aimer… comme je les ai embrassés tous les deux ! Je
voulais que mon amour rachète toutes mes impostures. Ils me regardaient,
amusés, l’œil interrogateur. Le reste de l’après-midi, le soir et jusque tard
dans la nuit, je leur ai raconté des histoires, j’inventais des contes ;
et toujours le bien triomphait, la joie emplissait les cœurs.
« J’ai eu, après, plusieurs semaines mélancoliques. Je ne
voulais pas travailler. Seuls certains habitués venaient me déranger chez moi.
Et, quand je leur tirais les Plumes,
ça manquait de conviction. La nuit, je faisais de ces cauchemars muets, sans
couronnes. Le Démon à plumes me
rendait visite, dans une pièce nue ou sur le pont désert d’un bateau, et la
terreur galopait, froide le long de mes reins, de mes côtes ; j’en
poussais des plaintes de chien.
« Un matin, je me suis réveillé d’une nuit sans cauchemar, je me
suis senti plein d’une énergie folle. La chaleur matinale me saluait. Je suis
sorti avec mon fils ; on a marché toute la matinée, je lui parlais fort,
comme un extravagant. Je lui ai raconté comment j’avais rencontré sa mère, une
gitane, l’amour qui me tenait… Puis on a retrouvé Doulfébé vers midi, elle me
demandait gentiment si je me sentais capable de recommencer le travail. Ses
beaux yeux m’interrogeaient. Eh bien, j’ai pris ma besace, j’y ai fourré les
cartes et j’ai pris le bac qui traverse le vieux port pour me rendre à mon
cabinet.
« J’ai repris la routine, mais quelque chose s’était brisé. Un
peu de magie était partie.
"Tu penses avoir perdu
Ton chemin, ardu,
Jusqu’à la pensée.
Quand se tarira la source,
S’amincira la bourse.
Au fond, nos idées
Signifient moins
Que le chemin. "
« Or, un soir, il y a pas une semaine de ça, je rangeais mes
cartes et je n’en ai compté que quarante-six. L’une d’elles manquait. J’étais
démoralisé, anxieux et je ne voulais pas savoir laquelle faisait défaut. Je
suis monté sur le bac qui traverse le port. Il se faufilait dans les lumières
vacillantes des fanaux, contre une belle corvette dont j’admirais de près la
coque peinte d’un noir profond. Mon cœur battait fort, c’était surnaturel. Je
sentais que quelque chose de terrible allait arriver. Nous n’avons pas fait
quelques mètres qu’une aussière s’est détachée de la frégate. L’énorme cordage
a cinglé notre embarcation qui s’est renversée. Dans l’eau noire du port, une
femme se noyait sous mes yeux, le visage couvert de sang. Je ne savais que
faire pour l’aider, je m’embarrassais dans ses vêtements qui me tiraient vers
le fond. Puis, alors que je me débattais avec elle, j’ai vu ma besace passer
comme une ombre à côté de moi ; elle flottait, ironique, comme si mes
cartes, depuis leur abri de cuir, me raillaient : "si tu coules, nous
continuerons la vie sans toi." Heureusement, des marins ont réussi à
sauver la dame et m’ont sorti de là, avec la besace.
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Lucien Gautier - Le Vieux Port à Marseille |
« Quand je fus rendu à la maison, j’avais une intuition sinistre : j’ai compulsé mon jeu de cartes et j’ai découvert que celle qui faisait défaut parmi mes Plumes du Démon était la Six : un naufrage. Exactement ce que j’avais pressenti. Vous imaginez si tous mes cheveux se sont dressés sur ma tête.
— C’était bien la carte que vous aviez montrée au vieillard ?
— Oui. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Ce jeu de cartes, je
l’ai inventé, ça ne peut pas arriver ?! Je ne suis pas un vrai
devin ! Et pourtant c’est comme si cela se pouvait !
— Peut-être que…, commença Cromar.
— Tu ne peux pas me dire que c’est une coïncidence, cela ne se peut
pas ! Et le poids qui se développe dans mon ventre, l’angoisse, en même
temps que je comprends… Je sens peser
le malheur ; non pas sur mes épaules, mais par le sol : je sens le
poids de la terre sous mes pieds, une menace inéluctable… Je n’ai rien dit de
tout cela à Doulfébé, ni à mon petit Antoine. Je ne leur avais pas parlé de la
mort du vieux Nadau et des trois cartes qu’il ne verrait jamais. Peut-être que
je suis possédé, que c’est cela qui fait le devin : le Démon qui vient se
cacher dans une personne et, sans qu’aucun pacte n’ait été jamais signé, il
tend son piège, joue avec les destins, il nargue et frappe à sa guise...
— Mon cher Baptiste, nous comprenons parfaitement votre détresse, fit
d’une voix grave le baron d’Adaoult.
— Et vous savez ? Les deux autres cartes du vieux Nadau : la
Vingt-et-une et la Quarante ! Ce qu’elles représentent ? Un condamné
à mort, marchant sur un escalier de poignards vers l’échafaud ; une femme
qui perd tous ses cheveux ! Vous rendez-vous compte ? Et si je
m’étais fait le devin de ma propre histoire, n’est-ce pas, mes amis, de la plus
glaçante ironie ? »
Baptiste Nerianni avait le regard sombre. Ses paroles étaient
saccadées. Il paraissait à bout de nerfs.
« On ne peut que constater, en effet, intervint Cromar, le
parfait accomplissement d’une catastrophe annoncée. Je veux observer que
l’avertissement lui-même est sournois, je veux dire l’ordre dans lequel cela se
fait : la carte manque et ensuite s’accomplit le corollaire. Il y a là un
fonctionnement à rebours qui me gêne.
— Que voulez-vous dire ? », fit Baptiste. Son regard
douloureux sondait l’aubergiste. Le vieux baron se recula un peu dans sa
chaise. Wadih s’était levé pour se dégourdir les jambes, mais il écoutait
attentivement.
« Eh bin… Je n’irais pas tirer des conclusions. Le propre des
histoires surnaturelles, c’est de dépasser notre entendement. Ce que vous
racontez là mettrait le pragmatisme le plus sûr à rude épreuve. Pour moi qui
suis un peu croyant… et comme je suis votre ami, je voudrais pouvoir vous
rassurer… Mais cette prédiction à rebours contredit ce qui se fait
habituellement en matière de présages…
— Sauf qu’ici, ce n’est pas qu’une affaire de présages, dit, sinistre,
le baron d’Adaoult, mais d’influence.
Quand on joue aux cartes, les cartes jouées valent autant que celles qui
restent en main. En vérité, la main
est ce qui reste à venir, c’est d’elle que dépend la fin du jeu…
— C’est bien cela que je crains, fit la voix assourdie de Baptiste
Nerianni. L’influence du Démon. Et si je venais à perdre d’autres cartes ?
— Pourtant la vie, souffla Wadih contre les propos de son maître, n’est
pas, enfin, un vulgaire compte des points. La vie n’est pas un tarot. Malgré
tout ce qui a été dit, je ne vois encore ici que des superstitions et le besoin
des hommes de relier entre eux différents récits.
— Merci Wadih, fit le baron, glacial. En matière de superstitions,
c’est sûr que vous, les nègres, avez des conseils à nous donner.
— Monsieur… », fit Wadih. Ses yeux brillaient et il ne parvint pas
à répondre.
« Monsieur Nerianni…, reprit Hierosme d’Adaoult. Vous avez votre
jeu de cartes sur vous ?
— Je ne le quitte plus, monsieur le Baron.
— Montrez-le nous, je vous prie. »
Baptiste tira de la besace qui s’emmêlait dans ses jambes une boîte
en bois. Il en fit coulisser le couvercle et en sortit un épais paquet de
cartes dont le dos était un motif de plumes blanches et dont les coins étaient
noirs.
« Fascinant, fit le baron. Pourquoi avez-vous choisi ces
motifs ?
— Je n’en sais rien.
— Extraordinaire… Savez-vous à quoi cela me fait penser ? Aux
plumes de l'Ibis sacré… J’ai moi-même une petite théorie…
— Je vous écoute, l’enjoignit, fébrile, le pauvre Baptiste.
— Comme vous le savez, j’ai, au cours de ma vie, voyagé aux quatre
coins du monde. Je me suis initié à toutes sortes de civilisations.
— En effet…
— J’ai été membre, entre autres, de l’Institut d’Egypte, je me suis
longtemps intéressé à la mythologie égyptienne… Vous nous avez dit que vous
avez voyagé sur les côtes d’Egypte, aussi je voudrais vous parler du dieu Thôt.
Je suis incliné à voir, dans tout cela, son influence.
— Le dieu Thôt, j’en ai entendu parler, oui…
— Ce dieu est représenté avec une tête d’ibis. Sa charge est la même
que celle du dieu Mercure, il accompagne les morts dans l’autre monde. »
Hierosme d’Adaoult, en digne savant à la retraite, savourait un
auditoire captif. Il mima la suite avec ses mains :
« C’est lui qui pèse les âmes sur une balance. Et savez-vous ce
qu’il met dans l’autre plateau ?
— Non ?
— …l’une de ses
plumes.
— Nom de Dieu !, s’exclama Baptiste Nerianni, foudroyé. C’est
lui ! »
Il se saisit de la bouteille de vin et en tira de longues gorgées
mélancoliques.
« C’est Thôt…, gémit le faux devin.
— Autre chose…, fit
Hierosme de toute sa voix sépulcrale de vieillard. Thôt est le dieu des scribes.
Ses plumes lui servent ni plus ni moins à écrire le destin des hommes.
— Oh bon dieu, seigneur Christ, c’est invraisemblable !… Alors ce
serait Thôt qui se jouerait de moi ? Oh, ces derniers jours ! Si vous
saviez ! Ma peur… Les visages des clients ! Je croyais pouvoir lire
leurs histoires d’un regard, toucher la vérité en parcourant leurs visages. Le
magnétisme qui attire et repousse le devin et son client, je le sentais plus
fort que jamais. L’horrible mascarade, le jeu de la mort, de la joie et du
hasard ! Je voudrais jeter ces maudites Plumes ! Et au même moment ce serait ma mort, n’est-ce
pas ?
— Ce serait une sorte de blasphème contre Thôt, oui. Mais je crois
pouvoir vous rassurer… Ce dieu n’est pas un dieu mauvais, il est juste. S’il
s’est ainsi rappelé à vous, c’est peut-être uniquement pour signifier qu’un
jugement vous attend… plus tard.
— Dieu de Dieu, je suis pas plus avancé… », pleurnicha Baptiste
Nerianni.
Là-dessus, Cromar intervint :
« Dis, tu te souviens, Baptiste, la carte Six, le naufrage,
c’est celle que tu as montrée au vieillard mourant…
— Exact.
— Eh bien moi je pense que ce sera tout ce qui t’arrivera comme coup du
sort. Les yeux de Nadau étaient une fenêtre sur le monde des morts. Derrière
cette fenêtre, le dieu Totte a dû
voir ta carte, et je pense que ça l’a drôlement surpris qu’elle soit faite
comme ses plumes à lui, il a dû prendre ça pour un ordre direct et, en bon
fonctionnaire du ciel, il l’a accompli en te suivant et en te faisant couler le
bac. Et voilà tout, le reste, il ne les connaît pas, tes cartes. S’il vit de
l’autre côté, il ne peut pas les voir. Tu peux donc retourner à ton foyer,
choyer ta famille et dormir du meilleur sommeil, il ne t’arrivera pas de
malheur supplémentaire
— Vrai ?! », fit Baptiste dont la voix tremblait sous l’effet
brusque de l’alcool et d’un espoir de délivrance.
Il se retourna vers le baron et son serviteur. Le baron retint entre
ses lèvres pincées son indignation contre l’aubergiste, un certain nombre de
précisions contradictoires et de savantes leçons qu’il voulait ajouter, mais,
la fatigue le gagnant, il peinait lui-même à trouver du sens à ce qu’il
apporterait au problème. Wadih conclut par-dessus la tête de son maître, d’une
voix profonde et douce :
« Rien de plus vrai, monsieur Nerianni. Thôt est un dieu sage.
Tu seras jugé dans l’autre monde, mais tu peux dans celui-ci restaurer
l’équilibre de la balance. Tu ne me sembles pas un homme orgueilleux qui
prétendrait lire l’avenir et tu n’es, selon ton ouvrage, pas plus blâmable
qu’un écrivain. Va en paix.
— Merci, bafouilla Baptiste.
— Encore mieux, dit Cromar. Écoute : si ça se trouve, cette carte,
tu l’as oubliée chez le vieux Nadau, tu étais sous le choc de sa mort !
Dès lors, la carte manquait. La Six : le naufrage. Puis, les jours
passent. Cela fait un certain temps qu’elle n’est plus dans ton paquet. De ton
côté, tu prends souvent le bac et les accidents, avec la fréquentation de plus
en plus chaotique sur le port, ne sont pas rares… L’accident survient, et alors
tu conçois que la carte perdue était celle du vieux Nadau. Es-tu vraiment sûr,
maintenant, qu’il ne s’est pas suffi
d’une coïncidence ?
— C’est vrai, Cromar, que, si j’y repense, cela faisait quelques jours
avant que je n’en comptais que quarante-six…
— Mais vous nous aviez dit que…, s’échauffa mollement le baron.
— J’étais las. Je ne voulais plus faire ce travail… Maintenant, il est
temps de rentrer. On se fait du souci pour moi. Je veux… Je voudrais vous
remercier de m’avoir écouté, et surtout toi, Cromar. Ton sens de la banalité
m’a fait du bien. Ainsi, je vais rentrer chez moi apaisé. Thôt ou pas, Démon ou
pas, je pense que je vais arrêter cette histoire de Plumes… Je me ferai peintre d’enseignes, on me l’a proposé
plusieurs fois. J’écrirai des poèmes pour Doulfébé… S’il-te-plaît, Cromar, permets
que je te laisse mes terribles Plumes en
remerciement : les dessins te divertiront. Toutefois je t’en prie, par
respect pour les malheurs qui pourraient arriver, n’en fais pas des
sous-verre… »
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