Depuis quelques jours,
Wadih ne portait plus sa livrée de valet du baron d’Adaoult.
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Alphonse Moutte - Marseille - le quai de la fraternité |
On voyait sa massive
silhouette noire errer, sans but, contemplative, sur le vieux port vibrant
d’activité. Sa chemise blanche claquait au vent et ses cheveux drus
frissonnaient sous les risées mistrales. Nonchalant, endeuillé, se laissant
bercer par le vacarme confus des quais, Wadih détaillait sans entrain les
navires.
En ce début de matinée pourtant, il
observa avec un intérêt accru l’arrivée d’un brick dont il
connaissait bien la course : Le Nicomède.
Celui-là venait du port de Damiette, en Egypte. La manœuvre fut exécutée sans
grâce par un équipage dissipé et maladroit. Quelques longues minutes après, les
dockers déchargeaient des balles de coton du Nil.
En regardant avec
attention ces sacs de jute dont certains débordaient de l’écume du coton, Wadih
se transportait dans le vaste continent arabe et noir. Il voyait les fellahs
s’activer dans les champs, certains maugréant après leurs esclaves, d’autres
suant et toussant dans la poussière de coton. Il revoyait les maisons de
torchis, puis, tel qu’il l’avait découvert avec ses yeux d’enfant : l’amas
incroyable de ville, Le Caire. Les assemblées de tentes auprès des marigots
saumâtres, les faubourgs chaotiques, percés de ruelles aveugles, et enfin les
nœuds grouillants des souks, les riches palais et les fleurs des
bougainvilliers ruisselant par-dessus les murs…
Une main épaisse posée
sur son épaule vint le tirer de sa rêverie.
« J’ai appris,
pour monsieur le Baron…, dit derrière lui Jean Cromar, un fameux aubergiste du
quartier du Panier.
— En vérité, monsieur
Cromar. Dieu est miséricordieux, qui me confia à lui et lui à moi. Nous nous fîmes
du bien dans nos vies navrées. Aujourd’hui, plus personne ne peut me dire ce
que je dois faire ou ce que je peux penser… Je ne sais si je suis soulagé ou si
c’est de la peur que je ressens : pour la première fois, depuis mon
enfance, je suis libre. Libre et seul. »
Jean Cromar l’entraîna
jusqu’au pied du phare, au bout du fort Saint Jean, pour discuter plus librement.
Au loin, les voiles des pêcheurs dansaient autour des îles du Frioul.
« Qu’est-ce que ça
faisait, d’appartenir à quelqu’un ? », demanda Jean.
Mais Wadih ne répondit
pas, il demeura pensif.
« Je veux dire… Tu
as été esclave ?
— On peut dire cela…
— Et alors… Je ne sais
pas… Finit-on par oublier ses envies, ses désirs ? Par ne plus avoir de
volonté par soi-même ?
— Certainement…
— Certainement…, reprit Jean, songeur. On dirait que tu
parles d’autres personnes que toi.
— Non, je… Oh… qu’il est
difficile de répondre à tes questions, fit Wadih en haussant mollement ses
grandes épaules. Esclave, je ressentis la douleur des coups, la fatigue,
l’envie parfois de disparaître… Mon bonheur d’enfant me fut pris. Je connus les
violences du corps et de l’esprit. Mais, pour autant, je désirai, je fus
admiré, je connus la passion et je reçus des tendresses ; et puis, on fit
mon instruction.
— Tu as été heureux ?,
s’étonna Jean.
— Heureux, si vous voulez
dire ces moments d’apaisement, où le corps se détend, où l’âme reprend possession
de ce territoire intime et se sent enfin chez soi. J’eus de ces moments, oui. Si
vous voulez parler de l’exaltation qui traverse tout le corps en fulgurances,
qui prend les yeux et la bouche, de cette soif qu’on ne sait comment apaiser,
je vous le concède aussi. Avec le vieil Hanine, avec mes chères maîtresses,
avec monsieur le Baron, après... Je ne sais pas exactement ce que c’est qu’être
heureux. J’eus des frustrations terribles, mortifiantes. De fait, je pourrais
vous soutenir que je ne fus jamais véritablement heureux du temps que je vécus esclave et que si
je connus la joie, ce ne fut que pour en déchoir ! »
Une ombre passa dans le
regard plissé de Wadih. Les deux hommes s’assirent face à la mer.
« Tu veux bien me
raconter ton histoire ? », s’enquit Jean Cromar. Un regard
bienveillant offrait son amitié, un doux sourire engagea Wadih.
Le grand noir commença
par un soupir, puis, de sa voix tendre, extraordinaire, passée dans un tamis de
sable, il transforma l’horizon maritime en savane, le couvrit d’acacias aux
pieds desquels se blottissaient des groupes de cases au sommet pointu :
« J’étais un petit
garçon très joueur et très aimé, je me faisais souvent sermonner par la tribu, des
sermons que suivaient des cascades de baisers... Oh, ce n’était pas une grande
tribu, la mienne : je pouvais traverser le village d’une course rapide
sans avoir le temps de m’essouffler. Ma mère m’encourageait, auprès de sa case.
Je me souviens de ses grandes tresses et de la façon qu’elle empoignait notre
chèvre. Je me souviens : sa voix mélodieuse, quand nous chantions tous
pour célébrer les derniers instants du crépuscule, la nature devenue immobile,
et sa voix seule, dans le matin, au seuil de la case. Les maisons surplombaient
une rivière courant entre les pierres. Je me blessais souvent en descendant
trop vite vers l’eau rafraîchissante. C’était peut-être un bel endroit pour un
enfant. Mais un jour, ma grande sœur tomba gravement malade après qu’elle
s’était cassé une jambe en jouant sur les grosses pierres qui émergeaient de
l’eau. Ensuite, le sorcier tua notre chèvre pour aider ma sœur à guérir. Cela
ne lui fut d’aucune aide, ma sœur mourut. Mon père, alors, devint morose et
agressif… La vie heureuse, insouciante, s’effaçait. Je devenais un petit garçon
obéissant. À son appel, je délaissais aussitôt la guerre acharnée que nous
menions contre une armée furieuse de fourmis, malgré l’enthousiasme de mes
camarades de jeu, malgré les vapeurs irritantes et excitantes des colonnes
mouvantes d’insectes en ordre de bataille ; quand le cri de mon père
jaillissait du paysage, j’interrompais en un instant l’ascension d’un gommier
rouge, en dégringolais comme un fruit mur au risque de me briser les os ; à
son appel, je rompis une fois un duel à mort avec un serpent, sans me soucier
un instant de me faire mordre au mollet… Qu’il était devenu dur, mon père,
impatient et violent ! La faim continuelle et le devoir d’obéissance serraient
mon ventre. Je ne m’appelais pas encore Wadih… Je m’appelais Linwëc. Wadih,
c’est un prénom arabe qui me fut donné par les hommes qui m’ont capturé.
— Et comment ça s’est
passé ? », demanda Jean Cromar.
L’aubergiste posa son
pied droit sur le parapet surplombant l’eau et étira doucement des bras solides
et noueux, les yeux dans le vague de l’imagination. Au pied du phare, le regard
de Wadih, lui, s’aiguisait sur la meule de la mémoire.
« Nââl… Maudits
soient ces guerriers… Sur des dromadaires parés de rouge et de couleurs
profondes, ils arrivèrent en pleine chaleur d’après-midi, quand les hommes
dormaient dans les cases et les enfants jouaient dans la rivière. J’entendis,
là-haut, au-dessus de nos têtes mouillées, le tonnerre des fusils et les cris.
Le temps de monter le talus de la rivière jusqu’au village, la plupart de nos
pères étaient tués. Des guerriers sortaient les hommes des cases à coups de
crosse de leurs fusils mukhalas ou de
claques de leurs cimeterres et lançaient de grands cris que je ne comprenais
pas. Ils chantaient les louanges d’Allah. Leurs mains à la peau claire se brunissaient
du sang des hommes qu’ils passaient au fil du poignard comme des moutons. Un de
mes oncles tenta de s’échapper en courant. Il ne profita pas longtemps de
l’effet de surprise. L’un des guerriers émit un sifflement et tous les mukhalas s’abaissèrent. Seul demeura
tendu le sien, dont le fût se pointait là-bas, sur mon oncle Mäwin qui courait
comme un lièvre effarouché. La détonation de poudre noire déchira mes tympans
et Mäwin pivota dans sa course et roula à terre… Et voilà, le guerrier assure
son regard sur sa victime, puis il lève son fusil en signe de fierté. Ses
camarades lui donnent quelques tapes admiratives sur les épaules. Lui, il se
gratte la barbe en souriant pudiquement de plaisir. Fayçal, c’est son nom. Son
visage de fauve, l’arrangement de son turban, sa modestie dans l’exercice de sa
fierté me hantent encore, comme s’il était le seul vrai chef de cette escouade.
— Tu as cherché à te
venger, n’est-ce pas ?, s’indigna Jean Cromar.
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Etienne Dinet - Conciliabule dans la nuit |
— Je le détestais,
certainement, mais après ces ravages si prompts, ce chaos si brutal, l’horreur,
la peur avaient éteint tout sentiment de colère. J’étais un petit garçon
désorienté, docile ; je me souviens que je regardais les poignards de ces
hommes et que j’imaginais qu’ils me le plongeaient dans le cou. Cela, sans
m’effaroucher ; j’étais triste, et mon cœur pulsait dans mon cerveau un
effroi indolent.
« Ils appellent
cela des razzias : ils prennent le bétail, les maigres récoltes et surtout
les femmes et les enfants. Le soleil n’avait pas achevé sa course que je
quittai pour toujours mes chères cases à toit pointu. Mon père, je ne pouvais
qu’imaginer ce qu’ils lui avaient fait. Les quelques femmes enceintes, dont ma
mère, furent laissées sur place. Elle me regarda partir sans crier car ceux qui
nous tenaient captifs avaient amplement prouvé leur cruauté ; et son
visage désolé, ses mains qui tiraient sur ses tresses, furent le dernier
souvenir que j’emportai d’elle.
« Nous étions
plusieurs dizaines d’enfants et d’adolescents, et des femmes.
— Tron de sort !, jura Jean Cromar, le visage indigné. Tron de sort... Wadih, ton histoire
débute sur les plus tristes événements… Si la suite est
du même tonneau, je pourrais peut-être te proposer un petit vin clairet
aux herbes…
— Si vous n’y voyez pas
d’inconvénient, je préfèrerais rester là, au grand air.
— Je peux toujours faire
un petit tour à ma gargote et en rapporter un pichet, plaida monsieur Cromar.
— Faites, faites… Ne vous
inquiétez pas pour moi, fit Wadih, comprenant l’impératif de ce désir
d’aubergiste.
— Je reviens vite. »
Et, en effet, Cromar
revint bientôt de sa petite expédition en trottinant, un pichet de vin parfumé
à la main.
On but au goulot et
Wadih reprit son récit :
« Quelques jours
après, nous étions plus d’une centaine, car les guerriers avaient mené d’autres
razzias. Pendant le trajet vers le nord, il arriva que certains adolescents
profitent de cette petite foule et parviennent à déchiqueter leur corde pour
s’enfuir à la faveur de la nuit ou au moment de la prière. Mais les petits et
les moins téméraires demeuraient aux mains de ces terribles bandits.
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Felix Ziem - Une caravane |
« Je ne veux pas dire tous les détails de
ce qu’ils firent subir aux plus grands et aux filles, je veux seulement vous
raconter ce jeu que je les ai vus faire… La troupe armée et notre pitoyable
compagnie descendaient depuis quelques jours le long du Nil. Soudain, Fayçal,
le guerrier que j’avais vu si bien ajuster mon oncle, se posta en surplomb du
fleuve, agita les bras et appela à lui certains guerriers avec de grands cris
excités. Les hommes accoururent, virent ce qu’il leur désignait et s’animèrent :
ils criaient des insultes vers le fleuve ; personne ne leur répondait.
Bientôt, on nous poussa vers la petite falaise, au-dessus de l’eau, et nous
vîmes la cause de leur excitation : deux énormes créatures semblaient
endormies sur la plage, leur ventre et leur longue queue plongés dans la
fraîcheur du Nil. C’était la première fois que je découvrais un crocodile. On
m’en avait souvent parlé, dans les histoires du village, et mes jambes se
dérobèrent sous moi à la vue de ces monstres. La troupe armée nous les
désignait « timsaah ! timsaah ! » en frappant dans leurs
mains. Ils faisaient mine de nous pousser du promontoire et riaient
terriblement. Leurs yeux brillaient comme ceux d’un enfant armé d’un bâton qui
vient de découvrir un serpent endormi. Les guerriers palabraient entre eux,
montraient du doigt des adolescents de notre troupe. Ils finirent par arrêter
leur choix sur un garçon de mon village, qui avait tenté de disparaître la nuit
précédente : Nawëc. On lui passa deux nœuds autour du corps, un à la
taille, l’autre à la poitrine. Le pauvre se débattait en criant dans l’herbe
tandis qu’on le garrottait de la sorte. On le porta auprès de la haute berge,
puis on le fit rouler au bas du talus, en direction des deux monstres. Ce
paquet d’effroi était relié par une corde aux mains des hommes échauffés, comme
un ver attaché à la ligne d’un pêcheur… Les prisonnières lancèrent un grand cri
d’horreur, et beaucoup se reculèrent pour ne pas voir ; mais cette clameur
fut comme un signal pour les deux animaux.
— Mon Dieu…, grogna Jean
Cromar qui faillit renverser le pichet de vin posé sur une pierre. Tu as
assisté à cela ?
— Oh, mon cher Cromar, ce
n’est certainement pas ce que j’ai vu de pire… Les bandits s’amusaient bien avec
ce garçon dont j’enviais jusqu’à ce jour la maturité. Ils le tiraient à eux
brusquement pour qu’il échappe aux mâchoires paresseuses des crocodiles. Nawëc
hurlait de terreur, cherchait à se relever et à regrimper le talus ; ses
jambes ruisselaient de pisse. Les bêtes gagnèrent en audace et s’avancèrent la
gueule ouverte à la poursuite de l’appât humain. Nawëc était maintenant contre
le flanc du talus, ses jambes dangereusement près des gueules des monstres. Ses
pieds dérapaient dans la terre et il ne disait plus rien. Il fut hissé juste un
peu plus haut. Il n’avait plus d’appuis. On le fit coulisser sur le côté de la
pente et les deux têtes des crocodiles suivirent le mouvement, la gueule
entrouverte, grotesque et gourmande. On le hissa encore, on le traîna
rapidement sur une dizaine de mètres dans un nuage de poussière, puis on le
relâcha d’un coup. Les crocodiles affirmèrent leurs pattes au sol et s’élancèrent,
heureux comme deux enfants se ruant sur un monticule de gâteaux au miel, vers
leur offrande gesticulante, et j’en crois leur félicité qu’ils n’eurent pas le
temps de voir Fayçal et deux compagnons qui avaient pris pied plus loin sur la
plage de sable. Ils firent feu, de face, dans la cible tendre et large de leurs
bouches hideuses. »
Le visage de Jean
Cromar se détendit. Il se rassura :
« Alors, il n’est
pas mort, ton ami…
— Pas cette fois, inch’ Allah.
Il mourut quelques jours après, quand on nous confia au soin de certains hommes qui furent chargés de nous castrer. Beaucoup de mes camarades moururent
à la suite de cette opération. Cela se fit dans un village isolé, auprès d’un
petit monastère, avec la bénédiction des prêtres. On comprenait aux manières
que nos gardes faisaient aux chrétiens que c’était un lieu de passage habituel.
Il y avait une grande obséquiosité ; de l’or et de l’argent s’échangeaient
entre les chefs. Chaque convoi d’enfants subissait l’opération. Mes souvenirs
de ce moment sont effroyables et j’en ai tant conçu de cauchemars que je ne
sais plus ce qu’il advint en vérité. Je ne me souviens plus si nous étions
debout ou allongés, si des hommes nous empoignaient, si les prêtres chantaient,
si on nous découpait sur un billot de bois… Je ne sais plus si j’aperçus ou non
la partie de moi qu’ils m’ôtèrent. En rêve, dès lors, de nombreuses fois,
j’assistai à la terrible séparation ou bien à la joie de retrouver mes petites
bourses. Certains enfants, traumatisés, se pissèrent dessus, la nuit, et ce
furent surtout eux qui moururent, les plus fragiles. Nawëc, la veille de sa
mort, me parlait avec des mots de tout petit, il devisait d’une voix tremblante
et enfantine. Je regardais le linge corrompu entre ses jambes, ses yeux
fébriles ne semblaient plus rien voir. Son âme avait été brisée.
« Après cela, nous
fûmes séparés des jeunes hommes qui avaient survécu, des filles et des jeunes
femmes. Nous, les enfants, veux-je dire. On nous conduisit à de grandes barques
pour descendre le Nil. Je fus soulagé de quitter la troupe de Fayçal qui me
terrifiait. Nous étions protégés du soleil par un genre de velum tendu
par-dessus nous et je voyais défiler, sous la toile, les berges du fleuve, un
désert inquiétant.
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Felix Ziem - Felouque sur le Nil |
« Avec les autres enfants, au fond des
barques, dans nos dialectes, nous nous racontions en pleurnichant toutes les
horreurs que ces étrangers fous nous feraient. Ils nous souffleraient de leurs
petites fumées dans la bouche pour nous faire cuire de l’intérieur. Et ils nous
mangeraient par petits bouts. Ils nous avaient déjà enlevé nos testicules pour
les manger. Bientôt, ce serait le tour de nos mains, de nos yeux… Nos petits discours
ne duraient jamais longtemps, car les menaces jaillissaient des maîtres et les
coups pleuvaient sur nos têtes. La terreur nous étreignait, la parole
soulageait. Ces conférences gémissantes de fond de cale furent interrompues par
l’approche d’une grande cataracte. Le navire nous débarqua. Nous ferions une
escale de quelques jours à Assouan. C’était une ville extraordinaire, pleine de
gens criards, qui nous regardaient avec défiance. On nous avait enchaînés sous
des tentes, au bord du fleuve. Nous étions assaillis de mouches furieuses. Des
enfants nous montraient du doigt en se bouchant le nez. Ils riaient, crachaient
à terre, pissaient vers nous. Ils nous injuriaient, criaient "kileb
soudâni ! kileb soudâni !" Deux parmi nous moururent,
d’autres furent achetés. Pour moi, Assouan fut une ville de honte, de pleurs et
de souffrance. Mais nous repartîmes, enfin, sur le fleuve. On embarqua
dans une cange délabrée. En
plusieurs endroits de la navigation, nous côtoyâmes des temples et des villes
qui me parurent extravagants. Les constructions massives, les palais gracieux,
les grandes sculptures m’impressionnaient.
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David Roberts - Statues de Memnon |
« Je me figurais toute la supériorité
admirable de mes nouveaux maîtres. D’énormes colonnes, des voûtes de pierre,
des figures d’animaux monstrueux s'enlisaient par endroits dans les
sables du fleuve. De grandes maisons aux jardins luxuriants, des mosquées, des
champs où s’activaient de nombreux paysans bordaient notre parcours. Et puis, parvenaient à notre barque des chants
parfois mélancoliques, parfois joyeux. La langue
étrangère frappait mes oreilles et provoquait des émotions enivrantes. Je
voulais comprendre, je voulais parler comme eux, avec la gorge, en salves
énergiques et puissantes, avec le nez et les poumons, en complaintes
mélodieuses. Je voulais exprimer mon tumulte intérieur, mon chagrin, ma
curiosité, par cette langue nouvelle. Au fil des escales, nous fûmes de moins
en moins nombreux. Les
marchands se détendaient, nous adressaient la parole ; nous étions plus
libres de communiquer. Quand nous parvînmes au Caire, il ne restait plus que les
plus beaux et les plus vigoureux garçons. Les faibles étaient morts ou avaient
été achetés à vil prix. Dans la grande ville, on tirerait des trésors de nos
vies.
![]() |
Eugène Fromentin - Sur le Nil |
« En quelques semaines, échangé de mains
en mains, scruté et commenté par de nombreux étrangers, j’avais compris ce
qu’on attendait de moi, ce qu’il ne fallait surtout pas montrer à ceux qui nous
dominaient de leur violence. Je m’isolais de mes camarades, je veillais à ne
pas faire partie d’une masse, car je savais bien qu’on peut massacrer sans état
d’âme un troupeau de chèvres, mais que tuer la gentille chèvre qui se blottit
contre vous et vous appelle et vous cajole est un crève-cœur. En réponse à mon
comportement docile et amical, à ma curiosité pour leur langue et leurs
manières, les marchands me flattaient la tête et me parlaient plus facilement
qu’aux autres ; je hochais la tête comme si je pouvais comprendre ce
qu’ils me disaient, je riais quand ils riaient, je les imitais : "as-salâm aleïkum". Quand je
chantai "Allââh ouou akba-âr, hay ya al-ash salâa-a-â-at"… une fois
que les muezzins s’étaient tus, que je répétai bien toutes les paroles et les
modulations, les hommes, passée leur indignation, exprimèrent leur surprise et leur satisfaction, et cela se renouvela ensuite
à chaque fois ; ils me souriaient, m’encourageaient, me donnaient plus
volontiers à manger. Sans en comprendre la signification, la portée, je voyais
que ces mots et mon chant avaient forcé leur respect. Les autres enfants, par crainte ou par ombrage contre nos nouveaux maîtres, n'osaient pas agir selon mon exemple, mais ils me contemplaient avec envie. Et à la façon que mes camarades prirent
de me parler avec déférence, que ce fût par admiration ou par ironie, les marchands furent très heureux et plus doux
avec eux aussi. Pour cela, en vérité, je fus le premier des enfants de mon
peuple à gagner un nom arabe.
« Ainsi, quand on
débarqua au Caire, un très bel homme, vêtu de couleurs éblouissantes, attendait
sur le quai, à Boulaq. Les marchands parlementèrent longtemps avec lui. On nous
rassembla dans une petite cour ombragée. Les hommes me prirent à part et me
présentèrent avec beaucoup de recommandations à celui qui était un riche
négociant. Il me flatta la tête que je tins baissée respectueusement. Il me
demanda si je parlais un peu arabe. Je lui dis alors, en faisant une révérence,
le poème qu’un de mes gardiens m’avait appris :
Que les bonheurs s’ajoutent aux joies et revigorent tes
jours,
Qu’ils effacent la jalousie et les ruses qui
t’entourent ;
Qu’en chaque instant et toujours la vie te présente ses splendeurs,
Quand tes ennemis ne connaîtront que ténèbres et horreur.
« Le poème était
bien choisi et je remercie souvent en mon cœur l’homme qui m’apprit ces
salutations et les bateliers qui m’avaient initié aux quelques chants galants
qu’on me demanda ce jour-là de répéter. Le riche négociant fut très content de
moi. Il fit fouetter cinq de mes camarades qui avaient ri à mes façons, puis, à
la grâce de Dieu, le miséricordieux, il me donna le prénom Wadih, reflet de mon
caractère. Il me sépara incontinent des autres enfants et me fit traverser la
ville derrière lui. J’étais affolé de craintes confuses et curieusement excité,
impatient. Un de ses serviteurs me tenait la main à travers les rues populaires
du port de Boulaq, et je jetais toutes mes forces dans cette marche forcée pour
ne pas leur déplaire.
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