dimanche 7 juin 2015

Les Contes de Bibi-Gol - 3 - Les Deux filles du Vizir - Troisième partie


« Nous suivîmes la caravane jusqu’à Ispahan et parvînmes de nuit dans ses faubourgs. On campa, au sud de la rivière Zayandeh, puis, après la prière de l’aube, on franchit le splendide « pont aux trente-trois arches » pour entrer, enfin, dans Ispahan.
Khorshid me conduisit ensuite jusqu’à la demeure du vizir Mohammed Abed Khan, toute proche du palais de réception du Shah, le Chehel Sotoun.
La demeure du cousin de mon père, chez qui je devais résider les premières nuits de notre séjour à Ispahan présentait un grand porche à colonnades. Donya, la seconde épouse de Mohammed Abed Khan, y parut, à l’appel d’un domestique. Elle était vêtue de splendides étoffes fleuries et son visage très intelligent, aux minces sourcils noirs, me fit un effet prodigieux. Elle me salua très gentiment :
« Que la bénédiction d’Allah soit sur toi, mon cher Ali Abed ! Si Dieu le veut, tu te sentiras ici comme chez toi. Tu voudras certainement jouer avec des enfants de ton âge. Nous n’avons, hélas, que des filles… Cela ne te dérange pas de jouer avec tes cousines ? », me demanda-t-elle.
Même si j’avais très peu d’amies à Yazd, j’accueillis la nouvelle, si je me souviens bien, sans déplaisir, d’autant que j’imaginais ses filles à son image. Puis, se tournant vers Khorshid, Donya demanda : « quel est votre programme ?
      Nous resterons pour cette journée dans vos murs, qu’Allah les bénisse ! Et dès ce soir, nous nous installerons pour cinq mois dans une madrasa, où une place est réservée pour Ali Abed, afin de prendre en main son enseignement. 
      Kalam ou Fiqh ? (Discussion théologique ou Législation ?), demanda Donya. Qu’est-ce qui intéressera le plus notre bon petit Ali Abed ?
      Sans conteste aucun, ce petit garçon est prédisposé Kalam. Cet enfant est tout lait et miel… », dit Khorshid.
Donya me fit un beau sourire.
« T’arrive-t-il déjà d’écrire des poèmes ?, me demanda-t-elle, échangeant un sourire entendu avec mon professeur.
      Oui, madame.
      Peux-tu m’en dire un ?
      Vas-y. », m’encouragea mon professeur.
Je lui lus alors un poème que j’avais composé pendant le voyage, avec l’aide minutieuse de Khorshid :

Mes chers parents,
Toi, mon père, qui es une pierre brûlante le jour,
Qu’il ne faut pas déranger pour ne pas se brûler la main,
Et une pierre chaude la nuit,
Qu’on garde dans son vêtement pour affronter le froid.
Toi, ma mère, qui enveloppes comme une fumée d’encens,
Dans ton parfum et ton vêtement léger,
Je veux dire mon amour pour vous, confondu dans l’amour de Dieu.

Mon professeur contenait mal sa fierté. Donya prit mes mains dans les siennes et me dit :
« Tu es un bon garçon. Ah, si nos filles pouvaient être aussi douces que toi… »
Mon cœur s’échauffa ; je voulais plonger mon corps dans l’étoffe fleurie et sentir autour de moi, comme une étreinte maternelle, le corps de l’épouse de mon cousin.
Donya posa sa main sur ma joue et dit :
« Nous nous reverrons ce midi, amuse-toi bien d’ici là avec tes cousines, Ali Abed. »
Puis elle disparut dans les profondeurs du palais.
Mon professeur joua un peu du pouce sur son chapelet, me montra les peintures géométriques du plafond du porche, égrena de nouveau son chapelet… Là-dessus, surgit de l’obscurité une fille, un peu plus âgée que moi, un voile fleuri et très fin couvrant mal ses cheveux. Elle vint directement à nous puis, sans même s’adresser à mon professeur, me regarda en pleine figure et dit :
« Donya veut que je joue avec toi. Tu me suis ? »
Korshid m’encouragea à sa manière, en s’éclipsant.
Je me retrouvai seul avec cette fille qui se présenta : Zarrin. Après quelques pas dans le jardin, elle me prévint :
« Je n’avais pas envie de jouer avec toi, mais Donya m’a obligée. »
Je ne répondis rien.
« Tu viens de Yazd ?
      Oui.
      Montre-moi ton visage. »
Je me figeai dans un rayon de soleil matinal. Elle prit mon menton dans sa main fine et tatouée au henné.
« Ta figure est jolie, mais trop féminine. Et ta peau est sombre… De toute façon, les gens du désert sont ennuyeux… Et toi, tu as l’air ennuyeux. », décréta-t-elle en pointant son doigt sur moi.
Il semblait que je ne pouvais rien dire pour ma défense. Impitoyable, son regard plein de dédain neutralisa en moi toute objection, toute intention de dire quelque chose pour me valoriser. Cela me mit en colère et je sentis que je la détestais vivement.
« Tu veux manger une pêche ? », fit-elle.
Je n’eus pas le temps de répondre. Elle filait déjà entre les allées du jardin, loin devant moi. Son foulard avait glissé sur son dos. Dans sa course, sa longue natte noire libérée s’agitait comme un fouet et sa foulée paraissait légère — elle courait sur des ailes d’alouette.
Stupide, je criai sur place : « Zarrin ! »
« Qui es-tu ? », fit alors agressivement, tout près, une toute petite voix.
De derrière un arbre surgit une fillette à peine plus jeune que moi.
« Tu es un amoureux de Zarrin ?, dit-elle. Alors je vais le dire à père, et il te fera écorcher. »
Ses yeux brillèrent de malveillance pure. J’en fus horrifié.
« Je n’aime pas me répéter. Qui es-tu ?
      Je suis votre cousin, Ali Abed, de Yazd…, balbutiai-je, tout étonné d’être intimidé par une fille plus jeune.
      Yazd est une ville de péquenots, fit-elle, en guise de réponse. Tu bois du vin ?
      Pardon ?
      Je t’ai demandé si tu buvais du vin.
      Non…
      Père a vu le précédent Shah mourir après avoir bu trop de vin.
      Ah ?..., fis-je.
      Shah Safi aimait beaucoup la boisson. Ce jour-là, il voulait boire le plus possible, il disait qu’il allait confondre son esprit avec celui de Dieu. Il a bu, il a bu. Il a vomi dans les bassins de marbre et dans les fleurs. Sa tête était enfouie dans les fleurs. Père a essayé de le réveiller. Mais il ne s’est plus jamais réveillé. Tu vois, quand on boit trop de vin et quand on vomit trop, même si on est un roi, après on meurt.
      Certainement. », dis-je.
Là-dessus, Zarrin reparut et se plaça entre nous.
« Ah, tu es avec Yasmin…, grimaça-t-elle. Pourquoi tu ne m’as pas suivi ? Es-tu idiot ou quoi ? »
La bouche de Zarrin était barbouillée de fruit écrasé. Elle avait une pêche à la main. Le parfum du fruit était si puissant que j’en eus aussitôt l’eau à la bouche.
« Oh, tu as réussi à attraper des pêches !, fit Yasmin.
    Les jardiniers avaient laissé l’échelle, dit Zarrin.
    Je veux la pêche, pleurnicha aussitôt Yasmin.
    Celle-ci est pour Ali-Abed.
    Non !, cria Yasmin.
    Donya a dit qu’il fallait pas que tu manges trop de fruits. », fit Zarrin, les lèvres pincées.
Yasmin hurla et fut en quelques enjambées sur sa grande sœur. Elle lui mordit la main et s’empara du fruit. Zarrin cria à son tour. Elle se saisit de l’ample chevelure de la fillette et tira d’un coup vers le bas, la faisant tomber brutalement dans le sable du chemin.
« Rends-moi la pêche ! Elle est pour Ali-Abed ! Rends-la-moi ! »
Zarrin, grimpée sur elle, à califourchon, ponctuait ses phrases de claques cinglantes. Yasmin hurlait comme une démente et se cramponnait à la pêche, ses doigts avaient pénétré le fruit et le jus coulait en abondance sur ses mains et dans le sable. Sa figure était devenue cramoisie, elle pleurait. Zarrin se releva, furieuse et donna un coup de pied dans la main de sa sœur. Le fruit roula dans le sable ; Yasmin poussait des cris suraigus de douleur et de frustration.
Je regardai autour de nous. Personne ne venait interrompre cette brutalité. Était-ce à moi de le faire ?
« Arrêtez…, tentai-je, abasourdi.
      Toi, le plouc de Yazd, on t’a pas demandé ton avis ! », me lança vivement Zarrin.
Je fus suffoqué de honte. Qu’une fille osât me répondre sur ce ton ! Je ne sus que dire. Pourtant, mon intervention, aussi faible fût-elle, eut une conséquence. Zarrin rajusta son voile et s’en alla sans un mot supplémentaire, me laissant seul avec sa petite sœur.

Réception princière - fresque persane - Ispahan