mardi 4 mars 2008

Comme un loup

Rien ici que des choses déjà digérées — c’est d’une grande banalité : un homme descend le long escalier qui mène de son appartement au seuil de la rue — tout au long de sa descente, célibataire ou déjà amoureux, son appétit s’aiguise, plus indistinct et plus aigu — et dehors il porte son lourd regard envieux sur tous les visages féminins et les parties du corps qui avivent son désir, recherchant son chaperon rouge, celui qui saura emplir son estomac. Puisque je vous le dis, ceci relève de la plus courante conformation psychique — nul besoin de recherches épidémiologiques pour repérer la vieille flamme du prédateur sexuel en chaque homme, la simple édiction d’un constat suffit : l’homme-loup recherche le chaperon rouge qui, sous sa cape chargée d’une métaphorique et parfois illusoire ardeur sexuelle, change de visage mais vérifie sans cesse l’appétit renouvelé du bonhomme.
Pauvre loup ! Civilisé, poli, son cœur palpite d’une ancienne fureur — quelques poils lui percent la peau des joues et lui démangent un peu l’âme. L’homme croise de belles dames en longs manteaux.
Aujourd’hui, il ne veut pas aller au travail — il se sent bien trop l’estomac aigre. Et les visages qu’il croise sont trop charmants : de jeunes femmes insouciantes, la tête haute, leurs mèches frivoles ; et de belles allumeuses, la jupe courte, les épaules ou le décolleté offert, le sourire promptement esquissé ; et des fiévreuses travailleuses, leurs vêtements stricts, la mine concernée, le maquillage soulignant tous les verrous du masque qu’on aimerait faire sauter pour voir ce qu’il y a derrière ; et même des lycéennes multicolores aux mots d’un autre monde.
Une rencontre avec une jeune femme, au détour d’une rue — rencontre provoquée, incise romanesque dans la morne journée, conte de l’indicible pour les adultes —, voilà qui donnerait du relief à l’existence !
Quentin se passe sur les lèvres un stick gras. Retarder le boulot, s’installer dans un café et espérer qu’il se passe quelque chose, c’est le lot commun des aspirants séducteurs, passifs, échoués sur le mince rebord d’une tasse, vite rejetés par la marée des cadres vers le vaste horizon d’un plein océan de papiers, pauvres demi-loups qui ne sont pas d’authentiques requins. Il s’installe près d’une fenêtre et commande à une serveuse — insuffisamment belle — un café allongé. — Bien allongé, tient-il à ajouter, perversement. Quentin rougit de son audace envers une femme qu’il ne désire pas même.
C’est l’inattendu qui arrive, c’est l’inattendu qui arrive. Il s’approprie la phrase, tournant son café. Et voici qu’il remarque une jeune femme habituée du bar ; elle s’installe au comptoir, lui jette un œil au-dessus de son journal et ses yeux semblent lui sourire. Il ne va jamais dans ce café avec sa femme — au fond de sa poche, son éventuelle alliance brinqueballe et fait des galipettes ; son menton se parsème d’infimes poils de loup. Quentin se saisit de sa tasse et s’approche en une élégante circonvolution, ses noirs sourcils envoient des signaux codés à la belle proie et hypnotisent.
— Je vous paie votre consommation, lui promet-il en guise d’approche.
— Merci. Ce sera un grand crème.
— Un grand crème pour la dame, fait Quentin à la serveuse derrière le comptoir. Je m’appelle Quentin, se tournant vers sa proie.
— Solenne.
Elle porte une impression de légèreté qui donne de l’allant à l’interlocuteur. Les cafés se consomment lentement. Il s’excuse, le temps d’envoyer un SMS à son ennuyeux collaborateur.
— On peut se retrouver ?
— Demain soir, même endroit ?
Qui a demandé à revoir l’autre, ce n’est pas très intéressant : qui est le loup, la louve ? — ce qui se cache dans l’ombre d’un élan vers l’autre est plus intriguant.
Lorsqu’il retrouve sa compagne, le soir, il se sent un idiot. Il n’y a qu’à faire l’amour maintenant, là où il se trouve. Mais il se sent préoccupé par le travail qui n’a pas avancé et elle s’angoisse d’une amie proche mourante et la fornication passe comme un scrupule dont on essaie bien vite de se débarrasser.
Le lendemain soir, après le bistrot, il appelle sa compagne pour dire qu’il restera tard au travail. Il dit à Solenne qu’il devra rentrer avant minuit pour sortir son chien. Il se sent un instant très con mais cela finit vite quand il embrasse Solenne.
C’est nouveau. Cette femme a le pouvoir de faire disparaître les soucis.
Faisant l’amour, il pense une ou deux fois à sa compagne, et c’est agréable pour une fois de penser à sa femme en couchant avec une autre ; il jouit bien, pas de différence dans la jouissance, si ce n’est des sens et une pensée extrêmement confus qui s’emparent de lui. Les magnétismes de pensée tourbillonnent en lui : plaisir, apaisement, culpabilité, colère, anxiété, joie, orgueil, tristesse — impossibles à débrouiller.
— Vous revoir, Solenne, bientôt. Vous me plaisez !
— À bientôt Quentin. Tu es très beau.
Le changement, la nouveauté, la facilité d’une rencontre, l’équilibrisme d’une vie pleine de désirs : son cœur explose dans la nuit et éclabousse les murs d’un rouge plein de vie. Solenne ! Son cul splendide et sa chair volontaire.
La marche jusqu’à l’appartement, l’escale dans un bar, à la bouée d’une bière, pour que la fatigue paraisse plus naturelle, et bien vite le sentiment qu’on gâche sa vie à se borner au couple, à l’exiguïté du lit conjugal et aux mensonges, et dans la même soirée, ou peut-être le lendemain, Quentin montre les crocs et dévoile son caractère sauvage. Il accuse son couple d’être un simulacre. Sa compagne se fâche : Katia est échevelée comme il ne l’a jamais vue — de quoi le dégoûter définitivement d’elle. Le pauvre loup s’en détourne comme d’une charogne et s’enfuit sous les assauts de la crise, dans la nuit, coucher quelques jours dans la tanière d’un copain.
Rien que du déjà vu, un vieux conte qui a fait plusieurs fois le tour de la Terre.
Puis Quentin retrouve Solenne. Il prend possession des lieux, s’installe. Elle l’accepte tel qu’il est : un couillon de loup des rues. Elle n’écoute pas ses explications maladroites — le chien, les affaires provenant de son ancien appartement, une autre ?... C’est mieux : c’est plus simple et plus facile. Entre deux effusions sexuelles, le travail reprend ses droits.
Et un soir, Quentin s’effondre en pleurs : trop de souvenirs. La légèreté de Solenne ne pèse plus rien dans l’esprit de Quentin. Le visage un peu douloureux et grave de Katia, traversé d’éclairs de joie — son visage charismatique, expressif — jaillit comme une source et emplit la gorge et les yeux de Quentin. Le loup entonne sa plainte si triste pour se soulager la gorge. La nuit, après l’amour, il se sent seul — il dort en chien de fusil. Pas de divorce, il n’était même pas marié ; l’alliance dans sa poche n’existait pas — une histoire pour se donner plus d’épaisseur. Que reste-t-il à vivre quand on trouve sa conquête fade et sans autre intérêt que sa légèreté. Et peut-on compter sur elle ?
Le pauvre loup est allé trop loin de son territoire, trop loin dans le Grand Nord, il a suivi une louve blanche, un fantôme, et il se retrouve seul sur une terre glacée. Sa gorge est un nœud dans lequel les veines palpitent de passions déchues. Les aurores boréales ondulent un instant sous ses yeux. Il a froid ; il se lève, va fermer la fenêtre où les rideaux s’agitent dans le vent ; il s’avance à pas de —, indécis, jusqu’à ce lit qui n’est pas le sien. Déjà un vieux loup solitaire.
Il le sait, il verra d’autres yeux, d’autres seins, d’autres dos, d’autres clavicules, d’autres fesses, d’autres jambes, d’autres genoux, d’autres pieds, d’autres ventres, d’autres hanches, d’autres vulves, d’autres joues, d’autres sourires, d’autres regards, d’autres bouches, d’autres tempes, d’autres cheveux, d’autres cous, d’autres bras, d’autres mains, d’autres ongles ; il entendra d’autres voix, d’autres rires, d’autres scandales, d’autres murmures, d’autres paroles ; il goûtera et sentira d’autres parfums, d’autres peaux ; tout cela est d’une banalité confondante.