mercredi 27 mai 2009

Le Corps transporté - chapitre 1 - partie 1

-1-

Quand vient le début de l’été, qu’une vague de chaleur double les draps d’un poids supplémentaire, Frank dort nu.
Le matin, alors, il s’éveille, repousse un bout de drap qui recouvre l’un de ses genoux et, hébété, allume sa lampe de chevet munie d’une ampoule à économie d’énergie et surtout sans émission de chaleur.

Mais ce matin, sous son dos, c’est un matelas bien dur et qui frotte désagréablement : Frank se réveille nu, dans l’open space, près de son bureau.
Frank se redresse, soudain anxieux, sur son coude ; sa peau fine de blondinet imberbe se brûle à la méchante moquette anthracite. Une lueur inquiète s’étend dans ses yeux et déchire brutalement ses paupières cousues de fatigue ; son cœur bat la chamade. Instinctivement, une de ses mains vient couvrir son appendice viril. La lumière du jour, étouffante, l’étreint de son feu ; son image vulnérable se reflète dans une vitre de l’open space.
Personne dans les bureaux. Quelle heure est-il ?
Frank se précipite sur un téléphone : sept heures quatorze. En ce moment, les agents d’entretien doivent parcourir les couloirs de la boîte. Dans une heure et demie, les premiers employés commenceront à arriver.
Il faut vite trouver de quoi s’habiller, ha ! mais quoi ? Par chance, il a laissé dans un pochon des chaussures de sport. C’est qu’il fait attention à son corps : pas question de se laisser aller... Sur l’un des porte-manteaux, en inox et bois, une veste oubliée lui donne un instant l’illusion qu’il y a ici, peut-être, de quoi être sauvé. Mais non : personne ne laisse un pantalon au bureau. Il vient juste de se chausser quand le bruit produit par des roulettes de chariot le fait bondir : pas loin, quelqu’un arrive ! Presque à quatre pattes, lui si habituellement droit et digne tel un ministre, il risque un œil par delà les cloisons de verre et d’acier qui séparent les six aquariums à collègues, vers le fond du couloir… rien encore. Pas vraiment le temps de traverser l’autre bureau pour se saisir de la veste… et puis à quoi ça l’avancerait ? Un instant qu’il faut saisir : Frank se redresse et file tel un chat (sans pelage) en direction de la réserve. En quelques foulées colorées comme des oiseaux du paradis, il s’est mis provisoirement à l’abri. Il a promptement fermé la porte et son souffle est coupé. Il sue, il ruisselle, ses yeux brûlent dans le noir de la réserve. La main sur la poignée, il entend le léger grondement du chariot qui s’approche : et si ce n’était pas le chariot d’entretien ? Si c’était un diable sur lequel on aurait chargé les consumables pour les imprimantes ?
La poigne de sa main se durcit sur la poignée.
Le bruit est venu jusqu’auprès de sa cachette : une ombre passe dans l’interstice, au pied de la porte.
La main de Frank s’est faite acier ; la sueur s’exprime de son corps comme d’une serpillère.
Un coup dans la poignée, son poing n’a pratiquement pas bronché ; — qu’est-ce qu’il s’passe ?, entend-il, proféré par la voix geignarde de Soraya, une agent d’entretien dont l’image (visage bouffi encadré par un voile sans la moindre coquetterie) le frappe à la poitrine, alors que tressaille de nouveau la poignée entre les deux serres statufiées et moites de ses mains. — Ah làlà, c’est qu’est-ce qu’il se passe alors ?, fait la triste voix de Soraya.
— Qu’est-ce qu’il y a ?, clame une autre voix de femme.
— Bonjour Sidonie. C’est la porte, elle est coincée… , geint Soraya.
— Laisse ton truc là, on n’a pas le temps de s’en occuper : j’ai besoin de ton aide, il faut vite nettoyer la salle de réunion.
— Oui, mais il faut décoincer cette porte, là. C’est im-por-tant !, s’exclame Soraya.
— Eh là, Soraya ! Chaque chose en son temps : on demandera à Wilfried, là ; il va nous aider.
Les pas lourds de Soraya se font de plus en plus ténus à mesure qu’elle s’éloigne.
Il faudra trouver le bon timing, s’échapper d’ici. Quelle heure est-il ? Frank tâte son poignet dans le noir. Il n’a pas de montre, il ne dort pas avec. Combien de temps s’est écoulé ? Peut-être deux minutes ? Peut-être bien plus ? Le temps passe-t-il vite ou lentement, dans les situations de stress ? Il ne sait plus.
Il ne peut pas s’échapper du bâtiment. On le verra forcément. Les magasins de vêtements sont loin, et ils seront fermés, à cette heure. Mais il vaut mieux être vu nu dans la rue plutôt qu’au travail ! Frank, dans l’obscurité de son réduit est pris de vertiges.
Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas possible. On ne se réveille pas à son bureau quand on s’est couché, sobre, dans son lit.

mardi 12 mai 2009

Portrait d’Augustin Roussette aux calanques, par Evariste Guidoni

C’est en passant, début mai, devant une fameuse galerie d'art de la rue de Seine que mon regard a croisé un tableau remarquable. Toutes mes facultés furent saisies dans l’instant ; et je me trouvai tel un chien d’arrêt le nez collé à la devanture de la galerie.
Derrière la vitrine, enserré dans un cadre de bois travaillé et doré, mon ami Augustin Roussette regardait, par delà les falaises de Cadix, un horizon assombri par la tombée du jour ; le feu du soleil couchant jouait dans ses longs cheveux et ses bacchantes fauves, son visage mat et sombre se découpait de profil sur un ciel indigo, son œil gauche, clair, étincelait dans l’obscurité. Une impression de surgissement tellurique émanait de l’homme de gouache, de pastel et de fusain. Les longs filaments d’or qui couraient sur ses cheveux et sur le dos de son paletot de marin faisaient l’effet de projections de lave sur une statue immobile, attentive au monde. Depuis ma bande de trottoir, de l’autre côté des nombreuses épaisseurs de verre de sécurité, j’entendais les cigales et le bruissement d’une brise du soir dévalant les garrigues et apportant à la mer et au poète les senteurs suaves et piquantes de thym et de lavande. Toujours Augustin Roussette se tenait dans l’immobile concentration du compositeur ; tout autour de lui bourdonnait et se développait le chant de la nature si bien suggéré par le peintre. Il me sembla un instant qu’un sourire s’attardait à sa bouche, mais l’on distinguait mal le trait dans l’ombre du visage.
Mes mains laissèrent sur la vitrine, dans un reflet soudain de soleil, des traces détaillées de ma stupéfaction.