lundi 12 mai 2008

Cannibale

Rédigé en toute hâte, peu avant la tenue d'un salon littéraire chez Mlle Amélie Perrier, sur le thème du cannibalisme.
Depuis que je savais le thème de la soirée, une séquence me trottait en tête :

Un grenier, la porte du grenier. Une porte faite de planches grises. Le grenier s’anime sous un souffle d’air surgi d’un intervalle, un interstice dans la toiture, qu’on ne saurait situer… Les toiles d’araignées frémissent. Un ballon rouge tremble puis s’avance sous l’haleine glaciale du grenier ; il vient buter dans la porte du grenier. Il la pousse doucement. Derrière : un escalier raide. Le ballon dévale les marches, il prend de la vitesse et paf ! il vient heurter le museau de Marcel, le chien de la maison.
Marcel fait un bond en arrière et observe la balle rouge avec étonnement.
Un chien, une balle.
Canis ; balle.

Il paraît que l’homme a goût de chien… Ou peut-être de poulet ; non, de porc. Les plus fins esprits notent que cela a goût de veau. Bref, on pense toujours à une viande blanche. J’ai envie d’ajouter une petite anecdote : un ami, fin gourmet, considérant la chose et observant dans le même moment la cuisse dénudée d’une jeune femme me confia – il était peut-être un peu échauffé par un de ces vins des Côtes-du-Rhône qu’on nomme Saint-Amour et qui se marient si bien avec les viandes blanches : «hmm. Tout bien réfléchi, ça doit avoir goût de pintade. » Sous le feu nourri de mes objections et d’une certaine accusation de sexisme que je lui fis, il concéda qu’il aurait peut-être lui-même goût de chapon.
Manger un autre homme, il paraît que ça se fait presque institutionnellement dans certaines tribus. Dans ces cas de cannibalisme rituel, on remarque que le cerveau reçoit la primauté de l'attention culinaire. J'imagine que ce choix n'est pas motivé par le goût, et il me faudrait une certaine quantité de feuilles de banane pour pouvoir ingérer ce mets, si raffiné fût-il. Il y a, vous en convenez tous, cette idée qu'on s'approprie la force et l'intelligence de l'adversaire ; c'est un cannibalisme très rationnel.
Revenons du côté de la future victime... Etre mangé par un autre homme, ça donne le frisson ; mais plutôt un frisson désagréable… C’est une des morts les plus révulsantes qu’on puisse imaginer. Etre mangé, en général. Bien sûr, un fanfaron vous dira : « si ma mort peut servir quelqu’un dans le besoin… » Il faut bien admettre que surmonter la part d’horreur implique un admirable sens du don de soi.
Je parle de frisson, un frisson d’horreur… Il y a quelque chose dans le cannibalisme qui vient heurter certes nos principes humanistes mais aussi, et cela pour le plus athée d’entre nous, quelque chose qui trouble notre métaphysique. Ne risque-t-on pas de perdre plus que la vie en étant mangé. Chacun tient à son intégrité physique. Les psys appellent ça la peur de la castration. On aperçoit, je pense, déjà, toutes les intrications complexes entre le corps, l’âme, le sexe, tout le tralala de notre esprit humain. Se faire manger, c’est-y pas retourner dans les ténèbres ? C’est-y pas la matrice maternelle ?

Comme on veut se rassurer tout le temps par rapport à la mort et par rapport à l’éventuel becquetage dont nous pourrions être les victimes, on teste. On teste dès qu’on est bébé ! Le bébé met sa main dans la bouche de ses parents et ouf ! est tout heureux de revoir sa menotte intacte ! C’est une des premières aventures conscientes, le premier jeu de la mort !
Vous connaissez l’histoire de Léo Perutz !? Léo Pérutz était un écrivain autrichien du début du XXe siècle. Pendant la guerre de 14, il est gravement blessé au front russe. Rapatrié, il subit une intervention chirurgicale et se fait enlever une côte flottante qui menaçait de lui percer le poumon. Il vient de subir l’opération, il a demandé à ne pas être anesthésié, il est encore sous le choc de décharges d’adrénaline naturelle. On lui montre dans une cuvette sa côte toute ensanglantée. Eh bien, Léo Perutz demande qu’on donne cette côte à son chien, pour qu’il la mange. Son fidèle ami renifle la belle côte que voilà, la renifle encore et se détourne, sous l’œil ému de l’écrivain aventurier de l’extrême. Notre écrivain déclare fièrement qu’il aime son chien parce qu’il n’est pas une créature morbide. Ce sont ses mots. Il dit « morbide », qui vient d’un mot qui signifie « malade ». Mais le plus proche sens qui conviendrait ce serait « insane ». Un mot au confluent de la maladie et de la folie. Un mot qu’on rattache à une séduction horrible de la mort.
Voilà pour la première partie de mon exposé dont le titre était canis, le chien.

Je vais essayer d’être plus concis pour la deuxième partie portant sur la balle. Voyez, je fonctionne par association d’idées.
Quand on voit cette balle qui rebondit, une balle rouge, on pense à un cœur. Quand on pense au cannibalisme le plus sauvage, c’est souvent le cœur qui est sous le feu de l’imagination. On n’est plus dans le registre rationnel de la viande blanche, de l’évaluation de la peur, du test de la mort. On est tout à fait dans le registre émotionnel.
Le cannibale féroce a cette puissance de percer la cage thoracique d’autrui pour lui extraire son cœur et le dévorer. C’est un acte férocement sexuel de pénétration et de dévoration. Il y a quelques mois — je l’ai lu lors d’une de mes quotidiennes revues de presse — dans une prison de Rouen, un homme commettait exactement cet acte que je viens de vous décrire sur son co-détenu. Je vous épargnerai le détail de son témoignage, mais il lie très parfaitement son geste à un accomplissement sexuel d’un désir trop fou pour être satisfait par une triviale pénétration du rectum.
On peut citer toute une tradition de récits de dévoration du cœur. La légende du « coeur mangé » a ainsi donné de nombreux romans au moyen-âge. On trouve également cette histoire dans la littérature de l’Inde, dans le Decameron de Boccace. Bien, cette histoire raconte comment un mari jaloux se venge de sa femme adultère en lui faisant déguster, selon une savante préparation, le coeur de son amant. La pauvre n’est bien sûr pas au courant, elle en mourra. Au-delà d’une vengeance un peu fétide, il y a, je trouve, l’aveu pour le mari que sa femme aimait son amant bien plus que lui, et hors de toute mesure. C’est un aveu terrible d’impuissance.
Il y a le cœur qui palpite, mais ce n’est pas la seule chose qui attire l’attention du cannibale ! Il y a également, chez l’homme, le gland, les testicules, et chez la femme, le clitoris ainsi que les tétons. On peut noter également une attirance pour les doigts des mains et des pieds…
Chacune de ces extrémités est dotée par l’imagination cannibale de vertus magiques.
Ainsi, cet allemand qui avait émis une petite annonce pour trouver un autre homme volontaire pour se faire manger, définit avec son partenaire ce qui sera consommé en premier. Ils se mettent d’accord sur une petite friture des couilles qu’ils dégustent ensemble, victime et bourreau. Il y a là un simulacre d’amour homosexuel ou bien alors je suis un obsédé complètement à côté de la plaque.
Une autre idée me vient, oserai-je la formuler… une idée en rapport avec cet aspect aventureux de notre psyché, mais quelque chose d’indécent pour une si sérieuse assemblée dans le même temps… L’homme qui se croit malin parce qu’une dame consent à lui pratiquer une attention gourmande à l’endroit de la quelquefois seule fierté qu’il possède, ne devrait jamais oublier le bébé qu’il était, qui mettait sa main dans la bouche de sa mère en espérant que cette main ressortirait intacte. Il ne devrait pas oublier que ce qu’il croit magique en lui, peut en un instant retourner au néant de la matrice du verbe, de la parole. Et heureusement pour les quelques hommes ici présents, je me tairai avant d’évoquer une autre forme de dévoration que Nagisa Hoshima évoque dans son film L’Empire des sens. Car la supériorité psychique de la femme sur l’homme en matière de cannibalisme est indépassable.