dimanche 26 février 2017

Ce qui est arrivé sur la piste des Bois à Champagny-en-Vanoise

Avec Elodie et Irène, ma fille de deux ans et demi, nous avons logé durant ces vacances de février dans un studio à la montagne. C’était un séjour agréable et très économique, puisque nous occupions quasi gratis un appartement prêté par des amis, dans le village de Bozel.

Les vacances en famille sont tout à fait réjouissantes, mais j’avais gardé des vacances d’hiver de l’année précédente, à Aoste, un sentiment persistant de frustration: nous avions certes grimpé la montagne pour voir les skieurs et les pistes de luge ; je n’avais pas cependant accompli moi-même la moindre descente à ski. Là-haut, envieux, j’avais longuement contemplé les diverses techniques d’arrivée des patineurs, en chasse-neige ou en dérapage plus ou moins contrôlé, au bas d’une piste, et l’admirable façon qu’avaient les nacelles d’un télésiège à débrayage de cueillir des grappes de leurs fessiers multicolores, et je pouvais ressentir le délicieux abandon des sportifs à ces canapés suspendus accélérant et s’élevant déjà haut, survolant sans effort la blanche peau aux bourrelets potelés de neige.

Cette année, donc, je n’envisageais pas de subir une seconde fois la mortification de mon bonheur. Je réfléchissais aux circonstances qui me permettraient de laisser mon épouse et ma fille ensemble tandis que je m’adonnerais aux plaisirs égoïstes de la glissade.
Le mercredi, une possibilité s’offrait enfin : Elodie et Irène partiraient deux heures, le matin, à Champagny-le-Haut pour y faire de la luge et profiter de l’auberge, si accueillante, au pied des pistes de ski de fond.
On m’a déposé au village principal de Champagny ; on redescendrait me chercher, une fois mon caprice assouvi.

Il fallait toutefois que je loue des skis et que j’achète un forfait.
J’avais pris soin d’emporter mes chaussures de ski, car je n’apprécie pas l’idée de glisser mes pieds dans des chaussures de location presqu’encore humides des efforts du précédent client.

J’avise la boutique la plus visible et m’y engage, puis je piaffe d’impatience en attendant que l’unique employé eût chaussé tous les autres clients, alors que moi, je n’avais besoin que d’une bonne paire de planches, et deux bâtons.
Quand enfin est venu mon tour. Le vendeur ajustait donc mon matériel aux fixations : « quel poids vous faites ? — Soixante-sept kilos… » Je lui laisse le soin de régler la raideur, de toute façon, je n’ai pas prévu d’allumer, je vais y aller tranquillement, juste une petite balade de remise en jambes.
« Elles ont vécu, vos chaussures, y va falloir bientôt en changer.
   Ah oui, je les ai depuis quelques années, c’est vrai.
   Le plastique commence un peu à changer de couleur. »
En sortant de la boutique, j’ai retrouvé Elodie et Irène, attablées en terrasse, sous un grand soleil. J’ai fait part des réserves du loueur à ma compagne quant à mon vieux matériel, qui m’a demandé en retour :
« Tu es sûr que ça va aller ?
   Bof, de toute façon, je ne vais skier qu’une demi-journée cette année. J’en changerai plus tard… »
J’ai quitté là les deux étoiles de ma vie, en clopinant dans mes vieilles chaussures noires Nordica, et j’ai pris l’ascenseur qui menait au pied des remontées mécaniques et au guichet où l’on achète les forfaits.
Là, une file de personnages en combinaison (je dis « personnages » car il m’est difficile, projeté au côté d'humains en combinaison sans habituation préalable, de pleinement envisager leur humanité) attendait pour se procurer le pass Paradiski. J’ai fait la queue une bonne demi-heure, au côté de deux commerciaux gouailleurs qui échangeaient sur leurs conditions de travail. L’un d’eux, très bronzé, dont le visage me rappelait un peu Chandler Bing, dans Friends, moquait le manque de préparation de son compère, très falot, à la figure blanchie de crème solaire, qui ne savait pas utiliser l’appli pour recharger sa vieille carte d’accès aux remontées mécaniques grâce à son téléphone. Le type bronzé avait des mimiques narquoises qui faisaient clignoter dans ma mémoire des scènes de Chandler à l’acmé de sa confiance. J’ai échangé quelques paroles avec ces deux camarades de file d’attente, ma sociabilité soudain enflée par le plaisir proche de la descente à skis.
Je consultais, de temps en temps, ma montre, car le temps dont je disposais pour mon plaisir s’écoulait et je n’étais toujours pas en selle.
Enfin, je me suis trouvé devant la guichetière qui m’a indiqué qu’il n’y avait pas de tarif à la demi-journée. J’ai donc allongé trente-huit euros, pour une heure et demie de ski. Et, je n’ai pas pris d’assurance. Allons donc, j’allais juste faire une petite promenade de santé !

Quelques instants plus tard, la cabine du téléphérique m’emportait vers le sommet. Seul, presque debout au milieu d’une famille, dans un mikado de skis et de bâtons, le postérieur mal assuré sur le demi-banc surélevé de la cabine, je souriais, un peu gêné d’empêcher le cours habituel des conversations. J’ai tenté : « On est serré comme dans le métro… » Le père de famille a répondu : « Oui. Mais c’est mieux ici. » Et ce furent les derniers mots prononcés dans l’œuf.
Au dehors, je pouvais confirmer visuellement les prévisions des météorologues sur le réchauffement climatique : il n’y avait pas de neige hormis celle que les canons à neige entretenaient à longs souffles nocturnes ; tout ce versant de la montagne, exposé sud, sud-ouest, montrait ses prairies jaune ocre, avec quelques tapis blancs déjetés çà et là entre les piquets des pistes.
Parvenu là-haut, j’ai chaussé mes skis, resserré les crochets de mes bottes. Un petit craquement suspect s’est fait entendre, alors que j’ajustais l’une des attaches de ma chaussure droite. J’ai tiqué, disant au-dedans de moi : « non, ce n’est pas le moment, il suffit que vous teniez juste un peu plus d’une heure, petites chaussures… »

Enfin, je me suis élancé.
La neige était dure, après le gel de la nuit, et les six premiers virages m’ont rappelé qu’il faut bien ficher les carres dans la glace pour ne pas trop dévier de la trajectoire recherchée. J’avais presque oublié comme cette exigence d’effort et la dureté ressentie dans les membres peut s’avérer inconfortable.
J’avais accompli deux cent mètres quand, baissant les yeux sur ma chaussure droite, j’ai constaté une fissure nette, courant le bord extérieur du pied. J’ai eu un moment de préoccupation : veillons d’abord à arriver en bas, ne forçons plus, tout ira bien.
J’ai vu, quelques secondes, le haut de ma chaussure qui semblait se désolidariser du reste.
Or, brusquement, en phase d’appui, ma botte droite explosa en plusieurs morceaux, comme des feuilles de nougatine. J’ai chuté lourdement, basculant à plat ventre vers l’aval et, de là, considérant mon ski content et libre qui dévalait la pente en ligne directe, la semelle de ma chaussure encore accrochée à sa fixation et qui n’avait donc pas déclenché les deux crochets qui se fichent habituellement dans la neige quand on déchausse. Le ski glissait gaiement vers des filets derrière lesquels je devinais un précipice. Il passa sous les mailles et je ne le vis plus.
Atterré, je contemplais mon pied droit dans le magnifique chausson jaune fluo débarrassé de sa carapace de plastique noir.
Une appréhension se formait en moi, et l’étendue des épreuves encore à venir s’ébauchait dans mon cerveau étourdi par le choc. J’ai déchaussé le ski gauche et entrepris d’aller voir ce qu’il était advenu de mon ski fugitif (et de ma caution)…
Parvenu au filet de protection, j’ai découvert mon ski perché dans un arbuste. Un peu plus et il chutait au fond du ravin. En cet endroit ombragé, la neige demeurait profonde, et j’ai bien cru perdre plusieurs fois mon chausson dans la laborieuse expédition de récupération du matériel.

J’ai stationné quelques instants en bord de piste, à considérer les options qui s’offraient à moi : continuer la descente sur un ski, en espérant que l’autre chaussure tienne ou remonter la piste jusqu’aux œufs… Deux kilomètres deux cent de descente ou quatre cent, cinq cent mètres de montée.
Mon orgueil, mon émotion me disaient de descendre, ça se tente, tu sais quand même skier sur une jambe, non ? Peut-être aurais-je dû réfléchir plus longuement, ou laisser le temps à la raison de reprendre le dessus.
J’ai demandé, pour être certain, l’opinion d’un skieur qui s’était arrêté. Il a indiqué le télésiège, un peu plus haut sur la droite et m’a dit qu’il remontait vraiment plus haut que le télécabine, et par conséquent, il faudrait descendre, de toute façon ; il pensait qu’il était plus simple de continuer jusqu’en bas.
Il était aussi bête que moi. Du moins, son cerveau était tout autant programmé que moi par la pensée du skieur : il vaut toujours mieux descendre que monter, quel que soit le différentiel.
Remonter aux œufs : 400 m. Descendre la piste rouge jusqu’en bas : 2200 m. Environ 1/5. Voilà peut-être l’équation que j’aurais dû poser.

Sous mes yeux le panneau rouge indiquait « Les bois – 22 », et je repartis, un ski sous le bras, avec les encouragements de quelques skieurs goguenards.
La piste, étroite, serpentait entre les sapins. Elle commençait en pente relativement douce. J’ai accompli quelques mètres en équilibre sur le ski gauche, avant de pivoter et déraper pour contrôler. La jambe droite avait effectué de grands pas frénétiques pour compenser. Bon, une vingtaine de mètres.
De nombreuses fois, j’ai recommencé l’opération : je pivotais et j’alignais de nouveau le ski gauche dans le sens de la marche ; j’exécutais des demi-cercles de cinq à trente mètres. C’était épuisant et stressant. Le ski sous le bras me gênait terriblement ; il se balançait d’avant en arrière pendant mes évolutions acrobatiques. J’ai pensé si je tombe dessus, il va me briser une ou deux côtes.
Je ruminais le court dialogue avec la guichetière :
« Voulez-vous prendre une assurance ?
— Hahaha. Pour une demi-journée sans forcer ? Non, ce n’est vraiment pas la peine… »
Une personne s’est arrêtée et m’a demandé si j’avais besoin d’aide. Il insistait plus gentiment que les autres. C’était un type au visage franc et aimable. Je lui ai expliqué mon problème. Il m’a proposé de descendre mon ski inutile jusqu’en bas.

Alors, j’ai avisé le panneau « Les bois – 19 ». Et j’ai souri. Déjà trois cent mètres bouclés. C’était jouable.
Petit à petit, je prenais confiance, mais la piste s’avérait piégeuse. Les skieurs me frôlaient à grande vitesse, et mes muscles se crispaient.
Un demi-cercle sur le patin gauche ; encore un autre, allez, mec… Mon pied droit dans son chausson jaune fluo compensait en quelques appuis salvateurs.
« Les bois – 17 ».
En excès de confiance, j’ai pris un peu de vitesse. J’ai chuté en avant et je me suis pris un choc dans la poitrine.
Je me suis relevé et j’ai repris ma déambulation d’imbécile ; la peur et la fatigue prenaient possession de mon corps. Mes évolutions étaient moins sûres, mon pied jaune fluo bondissait maintenant comme un piston déglingué pour rattraper l’équilibre.

Heureusement, la piste présentait quelques « murs » plus pentus : il suffisait de déraper sur le ski gauche en aval. Ces parties de la descente s’avéraient certes plus confortables !
Au bout d’un moment, mon cerveau s’est anesthésié. Je répondais en riant aux personnes qui me demandaient si j’avais perdu un ski : « J’ai perdu un peu plus que mon ski ! » Et désignant mon ridicule chausson jaune fluo. Regards interrogatifs. « Ma chaussure a explosé ! »
« Nooon… Lol. », me répondit un adolescent.

À huit cent mètres de l’arrivée, l’autre chaussure a commencé à se fissurer à son tour. Je sentais la pression de la coque diminuer sensiblement autour de mon pied.
J’ai entrepris alors une lutte éreintante de contrôle, d’économie d’efforts portant sur le ski, jouant au maximum de l’amortissement des cuisses et des bâtons, et redoublant ma fatigue presque instantanément jusque dans les bras.
Enfin, ma jambe gauche s’est mise à trembler de fatigue ; j’ai envisagé de finir en marchant.
Il me restait cinq cent mètres de descente. J’ai détaché les fixations du ski et j’ai entamé la fin de ma « promenade », clopin-clopant, le ski sur l’épaule, bâtons dans une main.
Mais ma botte gauche, qui n’était plus maintenue entre les deux fixations et dont la structure présentait des fissures et une fragilité terminale, se mit à vaciller autour de mon pied. La coque de plastique se fragmentait. Ce fut comme les derniers moments de la vie d’un zombie, quand la chair putréfiée et les muscles anémiques ne suffisent plus à maintenir le corps ensemble : la partie supérieure, sur le cou-de-pied, se détacha, laissant voir au milieu de la chaussure noire le rectangle jaune du chausson ; en quelques pas, ma botte perdit encore d’autres morceaux dans la neige. Enfin, la semelle se brisa en deux ; et tout autour la coque s’effondra comme deux moitiés de scarabée. Puis, la partie supérieure autour de mon mollet se détacha mollement. Derrière moi, une constellation de morceaux noirs de plastique pourri formaient une piste macabre.

J’ai fini mon parcours rincé, un peu penaud, en chaussons jaunes, au milieu des skieurs qui soignaient leur arrivée : doubles dérapages consécutifs ; cent-quatre-vingt degrés et marche arrière en V ; arrêt sur la fesse-hanche et fou rire gloussé…

Et, sur les derniers mètres, je songeais à la dimension allégorique de mon épreuve : j’avais été prévenu plusieurs fois que mon matériel ne tiendrait pas (mes chaussures avaient vingt ans !), mais je n’en avais pas tenu compte ; en haut du télécabine, j’avais très bien entendu le craquement sinistre dans ma chaussure droite, et je n’avais pas rebroussé chemin ; et, alors même que mon appui droit était brisé, que je me retrouvais unijambiste, je m’étais encore laissé entraîner par le besoin de descendre, quand il m’aurait été si facile de remonter juste un peu. En ces instants de galère et de frustration, je ne serrais pas le poing, je ne proférais pas de juron, mes jambes étaient certes lourdes, et je me sentais agréablement flegmatique. 
Une terrasse et une bonne bière m’attendaient. Et ma fille et ma femme qui riraient bien de moi.

Nature morte aux crochets de chaussure de ski