Avec Elodie et Irène, ma fille de deux ans et demi,
nous avons logé durant ces vacances de février dans un studio à la montagne.
C’était un séjour agréable et très économique, puisque nous occupions quasi
gratis un appartement prêté par des amis, dans le village de Bozel.
Les vacances en famille sont tout à fait
réjouissantes, mais j’avais gardé des vacances d’hiver de l’année précédente, à
Aoste, un sentiment persistant de frustration: nous avions certes grimpé la
montagne pour voir les skieurs et les pistes de luge ; je n’avais pas
cependant accompli moi-même la moindre descente à ski. Là-haut, envieux, j’avais longuement
contemplé les diverses techniques d’arrivée des patineurs, en
chasse-neige ou en dérapage plus ou moins contrôlé, au bas d’une piste, et
l’admirable façon qu’avaient les nacelles d’un télésiège à débrayage de
cueillir des grappes de leurs fessiers multicolores, et je pouvais ressentir le
délicieux abandon des sportifs à ces canapés suspendus accélérant et s’élevant
déjà haut, survolant sans effort la blanche peau aux bourrelets potelés de
neige.
Cette année, donc, je n’envisageais pas de subir une
seconde fois la mortification de mon bonheur. Je réfléchissais aux
circonstances qui me permettraient de laisser mon épouse et ma fille ensemble
tandis que je m’adonnerais aux plaisirs égoïstes de la glissade.
Le mercredi, une possibilité s’offrait enfin :
Elodie et Irène partiraient deux heures, le matin, à Champagny-le-Haut pour y
faire de la luge et profiter de l’auberge, si accueillante, au pied des pistes
de ski de fond.
On m’a déposé au village principal de
Champagny ; on redescendrait me chercher, une fois mon caprice assouvi.
Il fallait toutefois que je loue des skis et que
j’achète un forfait.
J’avais pris soin d’emporter mes chaussures de ski,
car je n’apprécie pas l’idée de glisser mes pieds dans des chaussures de
location presqu’encore humides des efforts du précédent client.
J’avise la boutique la plus visible et m’y engage,
puis je piaffe d’impatience en attendant que l’unique employé eût chaussé tous
les autres clients, alors que moi, je n’avais besoin que d’une bonne paire de
planches, et deux bâtons.
Quand enfin est venu mon tour. Le vendeur ajustait
donc mon matériel aux fixations : « quel poids vous faites ? —
Soixante-sept kilos… » Je lui laisse le soin de régler la raideur, de
toute façon, je n’ai pas prévu d’allumer, je vais y aller tranquillement, juste
une petite balade de remise en jambes.
« Elles ont vécu, vos
chaussures, y va falloir bientôt en changer.
— Ah
oui, je les ai depuis quelques années, c’est vrai.
— Le
plastique commence un peu à changer de couleur. »
En sortant de la boutique, j’ai
retrouvé Elodie et Irène, attablées en terrasse, sous un grand soleil. J’ai
fait part des réserves du loueur à ma compagne quant à mon vieux matériel, qui
m’a demandé en retour :
« Tu es sûr que ça va
aller ?
— Bof,
de toute façon, je ne vais skier qu’une demi-journée cette année. J’en
changerai plus tard… »
J’ai quitté là les deux étoiles de ma vie, en
clopinant dans mes vieilles chaussures noires Nordica, et j’ai pris l’ascenseur
qui menait au pied des remontées mécaniques et au guichet où l’on achète les
forfaits.
Là, une file de personnages en combinaison (je dis
« personnages » car il m’est difficile, projeté au côté d'humains en
combinaison sans habituation préalable, de pleinement envisager leur humanité)
attendait pour se procurer le pass Paradiski.
J’ai fait la queue une bonne demi-heure, au côté de deux commerciaux
gouailleurs qui échangeaient sur leurs conditions de travail. L’un d’eux, très
bronzé, dont le visage me rappelait un peu Chandler Bing, dans Friends, moquait
le manque de préparation de son compère, très falot, à la figure blanchie de
crème solaire, qui ne savait pas utiliser l’appli pour recharger sa vieille
carte d’accès aux remontées mécaniques grâce à son téléphone. Le type bronzé
avait des mimiques narquoises qui faisaient clignoter dans ma mémoire des scènes
de Chandler à l’acmé de sa confiance. J’ai échangé quelques paroles avec ces
deux camarades de file d’attente, ma sociabilité soudain enflée par le plaisir
proche de la descente à skis.
Je consultais, de temps en temps, ma montre, car le
temps dont je disposais pour mon plaisir s’écoulait et je n’étais toujours pas
en selle.
Enfin, je me suis trouvé devant la guichetière qui
m’a indiqué qu’il n’y avait pas de tarif à la demi-journée. J’ai donc allongé
trente-huit euros, pour une heure et demie de ski. Et, je n’ai pas pris
d’assurance. Allons donc, j’allais juste faire une petite promenade de
santé !
Quelques instants plus tard, la cabine du
téléphérique m’emportait vers le sommet. Seul, presque debout au milieu d’une
famille, dans un mikado de skis et de bâtons, le postérieur mal assuré sur le
demi-banc surélevé de la cabine, je souriais, un peu gêné d’empêcher le cours
habituel des conversations. J’ai tenté : « On est serré comme dans le
métro… » Le père de famille a répondu : « Oui. Mais c’est mieux ici. »
Et ce furent les derniers mots prononcés dans l’œuf.
Au dehors, je pouvais confirmer visuellement les
prévisions des météorologues sur le réchauffement climatique : il n’y
avait pas de neige hormis celle que les canons à neige entretenaient à longs
souffles nocturnes ; tout ce versant de la montagne, exposé sud,
sud-ouest, montrait ses prairies jaune ocre, avec quelques tapis blancs déjetés
çà et là entre les piquets des pistes.
Parvenu là-haut, j’ai chaussé mes skis, resserré les
crochets de mes bottes. Un petit craquement suspect s’est fait entendre, alors
que j’ajustais l’une des attaches de ma chaussure droite. J’ai tiqué, disant
au-dedans de moi : « non, ce n’est pas le moment, il suffit que vous
teniez juste un peu plus d’une heure, petites chaussures… »
Enfin, je me suis élancé.
La neige était dure, après le gel de la nuit, et les
six premiers virages m’ont rappelé qu’il faut bien ficher les carres dans la
glace pour ne pas trop dévier de la trajectoire recherchée. J’avais presque
oublié comme cette exigence d’effort et la dureté ressentie dans les membres
peut s’avérer inconfortable.
J’avais accompli deux cent mètres quand, baissant les
yeux sur ma chaussure droite, j’ai constaté une fissure nette, courant le bord
extérieur du pied. J’ai eu un moment de préoccupation : veillons d’abord à arriver en bas, ne
forçons plus, tout ira bien.
J’ai vu, quelques secondes, le haut de ma chaussure
qui semblait se désolidariser du reste.
Or, brusquement, en phase d’appui, ma botte droite
explosa en plusieurs morceaux, comme des feuilles de nougatine. J’ai chuté
lourdement, basculant à plat ventre vers l’aval et, de là, considérant mon ski
content et libre qui dévalait la pente en ligne directe, la semelle de ma
chaussure encore accrochée à sa fixation et qui n’avait donc pas déclenché les
deux crochets qui se fichent habituellement dans la neige quand on déchausse. Le
ski glissait gaiement vers des filets derrière lesquels je devinais un
précipice. Il passa sous les mailles et je ne le vis plus.
Atterré, je contemplais mon pied droit dans le
magnifique chausson jaune fluo débarrassé de sa carapace de plastique noir.
Une appréhension se formait en moi, et l’étendue des
épreuves encore à venir s’ébauchait dans mon cerveau étourdi par le choc. J’ai
déchaussé le ski gauche et entrepris d’aller voir ce qu’il était advenu de mon
ski fugitif (et de ma caution)…
Parvenu au filet de protection, j’ai découvert mon
ski perché dans un arbuste. Un peu plus et il chutait au fond du ravin. En cet
endroit ombragé, la neige demeurait profonde, et j’ai bien cru perdre plusieurs
fois mon chausson dans la laborieuse expédition de récupération du matériel.
J’ai stationné quelques instants en bord de piste, à
considérer les options qui s’offraient à moi : continuer la descente sur
un ski, en espérant que l’autre chaussure tienne ou remonter la piste jusqu’aux
œufs… Deux kilomètres deux cent de descente ou quatre cent, cinq cent mètres de
montée.
Mon orgueil, mon émotion me disaient de descendre, ça se tente, tu sais quand même skier sur
une jambe, non ? Peut-être aurais-je dû réfléchir plus longuement, ou
laisser le temps à la raison de reprendre le dessus.
J’ai demandé, pour être certain, l’opinion d’un
skieur qui s’était arrêté. Il a indiqué le télésiège, un peu plus haut sur la
droite et m’a dit qu’il remontait vraiment plus haut que le télécabine, et par
conséquent, il faudrait descendre, de toute façon ; il pensait qu’il était
plus simple de continuer jusqu’en bas.
Il était aussi bête que moi. Du moins, son cerveau
était tout autant programmé que moi par la pensée du skieur : il vaut
toujours mieux descendre que monter, quel que soit le différentiel.
Remonter aux œufs : 400 m. Descendre la piste
rouge jusqu’en bas : 2200 m. Environ 1/5. Voilà peut-être l’équation
que j’aurais dû poser.
Sous mes yeux le panneau rouge indiquait « Les
bois – 22 », et je repartis, un ski sous le bras, avec les encouragements
de quelques skieurs goguenards.
La piste, étroite, serpentait entre les sapins. Elle
commençait en pente relativement douce. J’ai accompli quelques mètres en
équilibre sur le ski gauche, avant de pivoter et déraper pour contrôler. La
jambe droite avait effectué de grands pas frénétiques pour compenser. Bon, une
vingtaine de mètres.
De nombreuses fois, j’ai recommencé l’opération :
je pivotais et j’alignais de nouveau le ski gauche dans le sens de la
marche ; j’exécutais des demi-cercles de cinq à trente mètres. C’était
épuisant et stressant. Le ski sous le bras me gênait terriblement ; il se
balançait d’avant en arrière pendant mes évolutions acrobatiques. J’ai pensé si je tombe dessus, il va me briser une ou
deux côtes.
Je ruminais le court dialogue avec la
guichetière :
« Voulez-vous prendre une assurance ?
— Hahaha. Pour une demi-journée sans forcer ? Non, ce n’est vraiment pas la peine… »
— Hahaha. Pour une demi-journée sans forcer ? Non, ce n’est vraiment pas la peine… »
Une personne s’est arrêtée et m’a demandé si j’avais
besoin d’aide. Il insistait plus gentiment que les autres. C’était un type au
visage franc et aimable. Je lui ai expliqué mon problème. Il m’a proposé de
descendre mon ski inutile jusqu’en bas.
Alors, j’ai avisé le panneau « Les bois –
19 ». Et j’ai souri. Déjà trois cent mètres bouclés. C’était jouable.
Petit à petit, je prenais confiance, mais la piste
s’avérait piégeuse. Les skieurs me frôlaient à grande vitesse, et mes muscles
se crispaient.
Un demi-cercle sur le patin gauche ; encore un
autre, allez, mec… Mon pied droit dans son chausson jaune fluo compensait en
quelques appuis salvateurs.
« Les bois – 17 ».
En excès de confiance, j’ai pris un peu de vitesse. J’ai
chuté en avant et je me suis pris un choc dans la poitrine.
Je me suis relevé et j’ai repris ma déambulation d’imbécile ;
la peur et la fatigue prenaient possession de mon corps. Mes évolutions étaient
moins sûres, mon pied jaune fluo bondissait maintenant comme un piston
déglingué pour rattraper l’équilibre.
Heureusement, la piste présentait quelques
« murs » plus pentus : il suffisait de déraper sur le ski gauche
en aval. Ces parties de la descente s’avéraient certes plus confortables !
Au bout d’un moment, mon cerveau s’est anesthésié. Je
répondais en riant aux personnes qui me demandaient si j’avais perdu un
ski : « J’ai perdu un peu plus que mon ski ! » Et désignant
mon ridicule chausson jaune fluo. Regards interrogatifs. « Ma chaussure a
explosé ! »
« Nooon… Lol. », me répondit un adolescent.
À huit cent mètres de l’arrivée, l’autre chaussure a commencé
à se fissurer à son tour. Je sentais la pression de la coque diminuer
sensiblement autour de mon pied.
J’ai entrepris alors une lutte éreintante de
contrôle, d’économie d’efforts portant sur le ski, jouant au maximum de
l’amortissement des cuisses et des bâtons, et redoublant ma fatigue presque
instantanément jusque dans les bras.
Enfin, ma jambe gauche s’est mise à trembler de
fatigue ; j’ai envisagé de finir en marchant.
Il me restait cinq cent mètres de descente. J’ai
détaché les fixations du ski et j’ai entamé la fin de ma
« promenade », clopin-clopant, le ski sur l’épaule, bâtons dans une
main.
Mais ma botte gauche, qui n’était plus maintenue
entre les deux fixations et dont la structure présentait des fissures et une
fragilité terminale, se mit à vaciller autour de mon pied. La coque de
plastique se fragmentait. Ce fut comme les derniers moments de la vie d’un
zombie, quand la chair putréfiée et les muscles anémiques ne suffisent plus à
maintenir le corps ensemble : la partie supérieure, sur le cou-de-pied, se
détacha, laissant voir au milieu de la chaussure noire le rectangle jaune du
chausson ; en quelques pas, ma botte perdit encore d’autres morceaux dans
la neige. Enfin, la semelle se brisa en deux ; et tout autour la coque
s’effondra comme deux moitiés de scarabée. Puis, la partie supérieure autour de
mon mollet se détacha mollement. Derrière moi, une constellation de morceaux
noirs de plastique pourri formaient une piste macabre.
J’ai fini mon parcours rincé, un peu penaud, en
chaussons jaunes, au milieu des skieurs qui soignaient leur arrivée :
doubles dérapages consécutifs ; cent-quatre-vingt degrés et marche arrière
en V ; arrêt sur la fesse-hanche et fou rire gloussé…
Et, sur les derniers mètres, je songeais à la
dimension allégorique de mon épreuve : j’avais été prévenu plusieurs fois
que mon matériel ne tiendrait pas (mes chaussures avaient vingt ans !),
mais je n’en avais pas tenu compte ; en haut du télécabine, j’avais très
bien entendu le craquement sinistre dans ma chaussure droite, et je n’avais pas
rebroussé chemin ; et, alors même que mon appui droit était brisé, que je
me retrouvais unijambiste, je m’étais encore laissé entraîner par le besoin de descendre, quand il
m’aurait été si facile de remonter juste un peu. En ces instants de galère et
de frustration, je ne serrais pas le poing, je ne proférais pas de juron, mes
jambes étaient certes lourdes, et je me sentais agréablement flegmatique.
Une
terrasse et une bonne bière m’attendaient. Et ma fille et ma femme qui riraient bien de moi.
Nature morte aux crochets de chaussure de ski |
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