Au fond de la salle à manger de l’hôtel-auberge La Calamarette, dans le plus sombre recoin, par un de ces sinistres
et pluvieux jours de janvier méditerranéen, un vieil ours d’homme faisait
rouler sur la table de long en large, et en travers, sous la paume d’une main
lourde et usée par les aventures, une fiole d’opium, avec la morne indécision
de celui qui a connu tous les états de l’addiction. Il leva les yeux vers le
patron, Jean Cromar, assis à la même table que lui. Ce dernier fumait la pipe
pensivement. L’ours-pharmacien fixa
la pipe de l’aubergiste, laquelle passa deux fois de gauche à droite sous ses
yeux attentifs, cette petite valse de pipe éveilla quelque chose en lui car il entama
bientôt un récit sans hausser la voix, sans vraiment chercher à attirer
l’attention de son interlocuteur, comme s’il avait à surmonter une lointaine
pudeur : « … Ça t’est déjà arrivé, Cromar, de passer les saisons en
compagnie de quelqu’un dont tu ignorais tant de choses, dont tu ne parvenais
pas à percer les mystères, et qui, au moment de te quitter, t’a offert des
paroles, riches, merveilleuses et mélancoliques comme un bouquet de fleurs ?
et… et ton âme s’est enorgueillie de ce bouquet et l’a placé au centre de la
maison, si tu veux bien imaginer ton âme comme une villa, avec un grand patio…
et tu as recueilli ces mots précieux et tu as mis ces paroles en bouquet, dans
un vase bien en évidence, dans le plus beau vase de ce patio ? Mais un
jour… cela fait longtemps que cette personne a disparu, et tu regardes l’énorme
bouquet dépéri, et il a perdu ses couleurs, cet incroyable bouquet, et tu
réalises qu’autour, ton âme s’est mise à ressembler à une maison abandonnée ?
Et ce bouquet fané, au milieu du patio pluvieux, et la mousse verte d’eau
croupie dans le vase, dans cette maison abandonnée de ton âme, est un
symbole mélancolique absolu, ce détail qui, par sa beauté triste, évidente, rassemble
tout ?… »
Cromar, l’aubergiste, eut un mot dubitatif, fit encore valser de
droite à gauche sa pipe éteinte et le gros poète enchaîna, rêveur :
« Ça a été cela, la Robe
de chambre… Pour moi… un moment clé, un symbole vivant… à l’époque, je
brigandais pas mal, enfin je donnais surtout dans la contrebande. On était une
petite bande choisie de malpropres, d’hommes mal fichus mais débrouillards, pas
très solides… surtout malins.
« Notre chef, qu’on appelait le
Père, recrutait les pauvres traînailleurs, les dépenaillés et les fainéants
de toute espèce ; mais jamais les brutes sans foi ni loi ; il
acceptait les pauvres gentilshommes sans destin. Puis, il nous motivait par la
marche forcée et le grand air, et parfois on se payait sur une "juste
rapine", en soustrayant le minimum nécessaire à de riches personnes qui
croisaient notre chemin. Avec nous, c’était le règne de l’esprit et la rigueur
du corps. Un peu hors-la-loi, mais pas méchants.
— Ah, bien sûr, le mythe de Robin des Bois…, sourit pensivement Jean
Cromar.
L’essentiel, c’est qu’on y croyait. Ça nous
donnait une occupation ; c’était cela ou la déréliction, mon cher. Notre
troupe avait fait des Alpes son territoire d’action et son repaire. Le Père était un marcheur accompli, un
fier bouquetin meneur d’hommes ; il nous faisait grimper les montagnes
pour y chercher la fraîcheur assainissante et les hauteurs limpides qui décillent
le regard.<![endif]-->
![]() |
Marcel Wibault - Lac d'Altitude |
« Tout chef de contrebandiers qu’il était, c’était surtout un type
très cultivé. Le Père, dans nos longs
déplacements, aimait deviser, philosopher au cœur de la nature, sur les pentes
qui nous essoufflaient ou autour du feu, entourés d’épais sapins. Il parlait en
phrases courtes, efficaces. Pourtant, il n’appréciait les aphorismes –
" les idées des justes et surtout des simples ", comme il
disait – que pour les soumettre au questionnement et nous montrer que le
contraire de ces idées était tout aussi recevable. Il maniait les mots, les
reliait ensemble, les dénouait à sa guise. À l’assertion " le mal et
le bien sont l’avers et le revers d’une même médaille ", il raillait
" je ne vois pas pourquoi le mal et le bien se tourneraient le
dos… " Et badin rieur ou sévère frondeur, il nous entraînait dans des
conversations sans fin sous les multitudes étoilées auxquelles il se référait
ainsi : " autant d’étoiles, autant de contrées, autant de dieux,
autant de regards et d’opinions. "
« Il nous entraînait dans des rêveries philosophiques, à
plusieurs voix, où l’on déroulait un fil de conversation, un sujet entraînant l’autre,
sans honte ni tabou, le Père disait
qu’il n’y avait qu’ainsi, parmi la pelote de mots échappée sur la pente de la
conversation que surgirait une vérité.
À peine aurions-nous le temps de l’apercevoir qu’elle filerait entre nos pensées.
Ah, s’il pouvait entrevoir une vérité ! et pourquoi pas, même, la Vérité !, nous encourageait-il.
« Il se trouvait parmi nous de nombreux philosophes ou
pseudo-savants pour jeter avec lui dans la conversation des éclairs lucides et
des contrevérités éclairantes. La vérité était toujours furtive, sous l’ourlet
du langage, et tout ce que nous pouvions dire ne faisait qu’ajouter une taie
sur la vérité souterraine. Quoiqu’on dise, le
Père recevait avec bienveillance ; et en outre, s’il n’aimait pas du
tout les propos tenus, il le signifiait gentiment, poliment, avec une révérence
gracieuse qui ne trompait pas. Ainsi, il n’avait pas besoin de forcer son
autorité, et tout le monde était en dette avec lui ; une dette, je ne
saurais le formuler autrement, du cœur.
« Il nous avait tous, un à un, tirés d’une mauvaise passe, en
douceur, chacun à son rythme ; cet homme avait offert à chacun de nous une
renaissance. Parmi nous, on trouvait quelques anciens soldats, un avocat et un
clerc de notaire, un jeune professeur, un moine défroqué… Il y avait vraiment
de tout. Avec ce genre de personnes, la discipline militaire ne suffisait pas,
et le Père n’usait de sa persuasion
que très à propos ; il savait rappeler en temps utile la cruauté d’un
monde sans amis et sans alliés — il affirmait avec une grande certitude la
nécessité de chacun de se faire apprécier des autres en œuvrant au même
objectif. Et avec lui, l’objectif était simple : marcher, aller de l’avant,
traverser des forêts de sapins, des pierriers mouvants, des champs de neige
piègeurs et de merveilleuses prairies de fleurs… et toujours, à tout moment,
veiller aux autres, à la cadence du groupe.
— Comment s’appelait-il, ce Père
que tu me décris, qu’est-il devenu ?, s’intéressa Cromar.
— Je suis tenu au secret là-dessus, mais à tout le moins, tu le vois,
on avait un chef qui à lui seul vaudrait un récit… Et pourtant ce n’est pas lui
qui a marqué mes souvenirs de la plus forte impression ; non, je veux te
parler d’un autre homme, un des philosophes de coin du feu, un des hommes tirés
de leur vilain passé, un étrange oiseau, un être, oui, presque chimère…
« On l’appelait la Robe de chambre.
« Je ne me souviens plus quand il a intégré notre troupe. Il
semble qu’il en a toujours fait partie. Il nous a rejoints depuis Grenoble, sur
le plateau du Vercors. Une fois qu’il a été parmi nous du moins, je me suis
senti dans une vraie famille, tu sais ?, une famille, avec ses secrets et
ses gentils fous qu’on aime cotoyer… Il nous avait dit son nom, puis il l’avait
répété quelque temps après, quelque chose comme… André Atrope, ça devait être
ça… mais ça ne nous avait pas convaincus, ça ne collait pas vraiment, c’était comme
un nom de bonhomme de théâtre… Le type en question était grand, mince ; sa
peau avait de drôles de couleurs argileuses et ses yeux étaient globuleux, son
regard pesant. Mais ce qui frappait en premier lieu, malgré un visage
inénarrable, c’était son accoutrement : il n’était vêtu que d’une robe de
chambre ; jamais il ne portait autre chose. C’avait dû être une somptueuse
robe de chambre autrefois, de celles qu’on porte dans les grands châteaux
glacés. Elle était longue, rembourrée, damassée de soie comme celle d’un
précieux gentilhomme, matelassée en motifs par des fils où luisaient de fines
perles, et son col s’épaississait d’une fourrure noire ; mais tout cela n’était
plus du premier lustre, défraîchi par l’usage, empoussiéré et morné. Son habit
était aussi poignant à voir que le regard d’un chien battu puis abandonné.
« J’accumule les images mélancoliques, mais tu comprendras que
je ne pense à ce compagnon qu’avec un pincement au cœur.
« Il était gentil et brave, et même volontiers amusant. Il ne se
plaignait jamais. Il parlait avec un dépouillement de style étonnant, il ne
manquait jamais de répondre à une question, ou s’il la laissait se perdre,
c’était pensivement, avec une façon de dire qu’il allait y réfléchir ;
puis, plus tard, il te rappelait : "tu te souviens : tu m’avais
demandé…" ; et il reprenait la conversation où elle s’était arrêtée.
Sa voix était grave et un peu chevrotante, subtilement mélodieuse. Sa pensée
était vaste, avec une conception cosmique et humaine du monde ; il y avait
toujours un genre d’humour inattendu dans ses sorties qui soit te laissaient
incrédule, soit te soulageaient d’un intestin obstrué de mauvais gaz. Choquant,
stupéfiant, si tu préfères… Il aimait aborder tous les sujets : la
structure géométrique d’un flocon de neige, l’art de faire sonner un violon, la
sexualité animale, les articles de l’Encyclopédie, les propriétés béchiques de
certaines fleurs antennaires des montagnes… Il envisageait, avec une patience
infinie, nos options de pensée, les explications les plus improbables autant
que les éléments les plus objectivement probants d’un phénomène observé. Il
était un miroir instable de notre chef, un extravagant de première autant qu’un
cartésien rigoureux, un humain affable puis soudain un anachorète taciturne ;
c’était un être hors du temps, incompréhensible sous bien des aspects. Il fut
mon maître en naturalisme, en botanique et en bien des domaines scientifiques
et philosophiques.
« Tout le monde sans exception, et à commencer par notre Père, le nommait la Robe de chambre.
On lui disait comme ça : "Bien dormi, la Robe de chambre ? Eh, dis, la Robe de chambre, il te reste un peu d’forces ?" D’ailleurs,
il n’était pas le seul dans la bande à avoir son surnom, et ce n’était jamais
plus moqueur que cela. La Robe de chambre lui-même y allait de ses
inventions. Il m’appelait parfois le Poids Sauteur, et il
insistait : "avec un D !". Ça lui était venu une fois qu’on
franchissait un torrent. Je suis toujours encombré d’un gros barda, parce que
je refuse de laisser les choses derrière, j’accumule des objets sans intérêt.
J’avais tenu à sauter le ruisseau malgré tout mon fatras. Comme j’étais, à
l’époque, un peu athlétique, disons le plus câblé de la bande, j’avais réussi
l’exploit sans trop de problèmes. C’était donc un surnom plutôt né de
l’admiration que de la moquerie. C’était ce genre d’homme qu’était la Robe
de chambre.
« Quand on marchait longtemps, pour se faire le caractère, ou,
par exemple pour chercher une source ou bien, plus loin, un troupeau à soulager
d’une tête de bétail en trop ou encore, en descendant vers la vallée, des vergers
sans surveillance — dans l’épreuve d’endurance — nul ne parlait, et on souriait
en voyant parmi notre cohorte la silhouette de cet homme ; on se
disait : "je marche en compagnie d’une robe de chambre". C’était
saugrenu de voir sur une piste de chèvre à flanc de montagne cet homme vêtu comme
s’il était auprès d’une cheminée à fumer la pipe en compagnie d’une belle femme
et d’un grand dogue placide. Tiens ! C’était d’ailleurs un véritable
rituel presque sacré de la Robe de chambre : fumer une pipe
pour saluer l’aube ; de même, quand le jour déclinait et que le ciel se
teintait d’un rouge incandescent, il bourrait sa pipe et en tirait de bonnes
bouffées pour marquer de son parfum le temps qui passe. Et donc, en toute
saison, quand on marchait, parmi la multitude de sommets ronds et verts, noirs
et affûtés, enneigés et peignés par le vent, au-dessus d’horizons sublimes ou
dans la profondeur silencieuse et secrète d’un bois d’épicéas, on ne pouvait
pas détacher les yeux de ce grand bonhomme et de son ample vêtement sombre et
sale ; ses mollets velus battaient le pan arrière de sa robe de chambre,
ses sandales claquaient sur la roche ; sa pipe éteinte à la bouche qu’il
mâchonnait, passait sous ses yeux de droite à gauche comme le balancier d’une
pendule. Un peu comme tu as fait tout à l’heure. C’est ça qui m’a fait penser à
lui.
« Il n’était pas très beau de son visage et pas un parmi nous ne
doutait pourtant qu’il eût possédé de très belles femmes avant de devenir
cette Robe de chambre empestant la crasse. Il avait de l’esprit, le
plaisant, mais il ne sentait pas bon. Il ne se lavait que les pieds, ne
consentant jamais à quitter son accoutrement, pas même pour dormir. Quand on
demandait une explication à cette marotte, il répondait qu’il ne voulait pas
nous infliger la triste vision de son corps marqué par les débauches –
" je porte la mort sur moi ", disait-il avec un petit
sourire complice, fanfaron et triste ; " il ne faudrait pas
qu’elle s’échappe de là-dessous.. " C’était suffisant : si l’on était
disert sur nombre de sujets, on ne s’arsouillait pas les uns les autres sur le
passé.
— Tu fais un bon peintre des hommes, Michel, fit Cromar qui émergeait
complètement de sa digestion. J’aimerais vraiment rencontrer cette Robe de chambre…
— Il t’aurait plu. C’était un type émouvant. Mais j’en viens aux
souvenirs douloureux… Nous étions parvenus au haut-Piémont, dans le Valsesia.
Dans la troupe, ils étaient deux piémontais : Vittorio et aussi Salutze
qu’on appelait ainsi parce qu’il venait de Saluzzo. Un grave incident est
survenu dans la ville de Verceil. Nous étions descendus là avec l’intention de
renouer un peu avec la civilisation. Mais un soldat en uniforme du royaume de
Sardaigne a reconnu notre gars Salutze : c’était un évadé, et les deux
années hors de la région n’avaient pas suffi à le faire oublier. Un tir de
pistolet et des coups de dague furent échangés dans une ruelle étroite de la
ville et le soldat resta sur le carreau avec un de ses compagnons, un tout
jeune, qui paraissait encore adolescent.
« À la suite de quoi, il fallut fuir la ville et quitter la
vallée. Plusieurs détachements de soldats furent mis à nos trousses. Une
récompense fut offerte et notre méfiance vis-à-vis des populations locales
s’accrut.
—
J’imagine bien que vous avez regrimpé les
montagnes par où vous les aviez dégringolées…, marmonna Cromar.
—
C’est cela. Et la mort dans l’âme… La
commotion provoquée dans notre troupe par cet incident s’accroissait par la
peur d’être capturés, jugés comme de sinistres criminels, accusation que
jusqu’ici nous avions parvenu à tenir à distance. Mais cette fois nous avions
tué ; et la conscience de la gravité de nos actes nous remuait.
—
Deux soldats morts, cela semble étonnant que ce
fût si lourd à porter pour une bande de voleurs…
—
Voleurs, vagabonds, en révolte, nous étions
éperdus de morale. Dans notre troupe, il y en avait beaucoup, à la suite du Père, de ces
" moralistes " ; la
Robe de chambre lui-même en faisait partie, qui devenait soudain austère
sur ces questions-là. On pouvait être croyants, gnostiques, épicuriens, et même
libertins, nous imaginions avant tout notre troupe comme un groupe d’êtres
humains responsables, courageux ; nous étions nombreux à concevoir notre
responsabilité morale sous l’angle le plus exigeant. De là, nous parvenions à
nous excuser le meurtre du vieux soldat, lequel s’en était pris violemment à
notre compère Salutze ; mais la mort du plus jeune était un crime
authentique et irrévocable de notre part. Le
Père en parlait souvent le soir, après l’une de ces grimpes forcées qui
nous mettaient à bout de nerfs. Marcher à côté de la Robe de chambre ne
nous était alors plus un réconfort – plutôt un genre de sarcasme. Il s’en
défendait gentiment, récusait notre agressivité. Ce n’était pas trop de toute
la bonté du Père et de la
Robe de chambre pour nous calmer.
![]() |
J-F Grobon - Porte de la Grande Chartreuse |
« Une nuit que nous dormions sur un haut plateau, j’ai entendu
la voix de la Robe de chambre. Il
marmottait tout haut des paroles embrouillées. Je me suis faufilé jusqu’à sa
tente. Des sanglots franchissaient la barrière du sommeil, des prénoms
féminins, une histoire de peinture, Danaé, une malédiction, une disgrâce, un
appel : " Amance, oh ! ma chère sœur ! " ;
rien que je pusse vraiment comprendre. Puis la Robe de chambre a dit :
" Ah… Laisse donc…
L’homme soustrait dans une pluie d’étoiles filantes ;
L’homme perdu dans la bouche d’oubli ;
L’homme glacé sur un tapis d’astres mourants. "
« Sa main s’est tendue, a agrippé la toile et tout s’est
effondré sur nos têtes.
« Je l’ai tiré de là-dessous et je l’ai entraîné auprès du Père, pour lui répéter les paroles
d’Atrope. Le Père, en bon sage, a dit
que les rêves étaient importants, que c’était le moment où s’ouvraient les
portes du Royaume mangé — c’est ainsi que le Père nommait la gnose : un chronos et un topos contenus en
chacun de nous et contenant tout l’univers, un instant et un lieu de
correspondances précieuses, divines, quand et où nous serions le miroir et la
sonde du lieu dernier. Le Père a
répété la phrase échappée de la bouche de la Robe de chambre : " Laisse
donc… L’homme soustrait dans une pluie d’étoiles filantes ; l’homme perdu
dans la bouche d’oubli ; l’homme glacé sur un tapis d’astres
mourants. " Il s’est mordu la lèvre, il a regardé notre brave Robe
de chambre avec un sourire triste et il lui a dit : " il y a
de la poésie dans ton Royaume mangé. " On savait bien
la force de l’avertissement qui nous était livré d’outre-songe, par ces
paroles. Quel sens pouvaient avoir ces paroles du dormeur ? Qui les
prononçait, vraiment ?
— Il y a toujours un avertissement de mort dans nos rêves les plus
inconséquents en apparence, fit l’aubergiste. C’est naturel : l’homme est
hanté par le sentiment de finitude.
— C’est vrai, ma foi. Et puis, les paroles en l’air sont rares quand on
est poursuivi par ces chiens de soldats sardes. Enfin, et ce n’est pas rien,
les mots énigmatiques avaient choisi l’oiseau le plus déplumé, le plus
pathétique, celui dont les paroles filaient droit à nos cœurs : notre
chère Robe de chambre.
« Peu de temps après cette obscure prophétie, les embêtements se
sont succédés. Parmi les compagnons, pas un qui ne se soit un moment ou l’autre
tordu ou foulé la cheville dans les chaos rocheux. On se ralentissait, on se
séparait en groupes pour être plus discrets. Il arrivait qu’on ne se retrouve
pas en deux jours d’affilée, tant on essayait d’être invisibles. Et toujours,
nous apercevions des hommes en armes au bout d’un sentier, aux abords d’une
ferme. On commençait à avoir terriblement faim. En surmontant les pentes des
montagnes, on s’est éloignés de la civilisation, de la soldatesque. Là, sur les
moyennes pâtures à l’herbe humide, on a trouvé un brave couple de fermiers qui
nous ont offert de la viande fumée et du fromage, en échange de quelques
devises. Ils ne nous connaissaient pas, ils n’ont pas fait de cérémonie. Malgré
notre pécule, ces gens manquaient de nourriture, il faudrait aller voir plus
loin dès le lendemain. Le type nous a indiqué le hameau le plus proche.
« Hélas, sur le chemin – on se doutait que cela arriverait
bientôt – un escadron nous attendait, camouflé dans un bosquet de sapins,
au-dessus de nous. Dans une nuée de balles, sous les tirs assourdissants et les
invisibles traits d’acier, un compagnon est tombé, alors que nous courions pour
sauver notre peau. C’était un grand gars placide qu’on aimait bien, qu’on
surnommait Pigetout – un vrai malin qui comprenait le moindre
sous-entendu. En l’abandonnant comme ça au milieu du pré, on courait le souffle
raccourci et la gorge défoncée par le chagrin.
« Cette fuite, même si nos longues marches nous y avaient
préparés, c’était plus que nous pouvions supporter. La perte de notre compagnon
dans des circonstances confuses, l’impossibilité d'emmener son corps avec
nous ; la faim et la fatigue altéraient nos sens et nous revoyions des
jets luisants l’emporter.
« Nous avons porté notre deuil jusqu’au seuil d’un glacier et
nous nous en sommes dépouillés en ce lieu solennel, où le danger paraissait se
tenir davantage dans la nature que dans les hommes. Le désespoir s’évanouissait
au contact de cette impression. Enfin, on a pu tuer deux chamois et combler nos
estomacs. Il faisait froid à ces altitudes, mais nous étions rassurés par
l’éloignement des soldats.
![]() |
Gaspar Wolf - Glacier alpestre |
« Il nous est même venu une joie, petit à petit. Nous aimions le
froid intense, piquant, la familiarité des torrents qui ruisselaient du
glacier, l’air vif qu’on pouvait aspirer jusqu’en notre sein et sentir geler et
purifier en nous les escarbilles noires du chagrin et du remords. Le Père aussi nous réconfortait de ses
sourires tendres.
« Le seul qui demeurait taciturne, c’était la Robe de chambre :
sinistre maintenant comme un arbre dépenaillé. Même ses plaisanteries étaient
sinistres. Son humeur douce, ses jongleries avec sa pipe, c’était terminé. Il
ne partageait plus son tabac. Il fumait et fumait sans interruption. Et il
disait : " Laisse donc… L’homme soustrait dans une pluie
d’étoiles filantes. " Et on savait très bien qu’il considérait ces
paroles comme une prophétie accomplie, et qu’il attendait la suite, maintenant…
« Malgré le grand air, il nous semblait que la Robe de
chambre empestait de plus en plus ; il était nauséabond. Et c’était cette
horreur qu’il fallait accueillir chaque soir sous la tente !
« Un matin, nous n’y tînmes plus.
« Alors qu’il dormait encore de son parfait sommeil, emmitouflé
dans sa confortable et fétide tenue, nous le saisîmes par la tête, par le
dessous des bras et fîmes glisser le vêtement pour l’en débarrasser. Il eut un
frisson morbide, ouvrit les yeux et cria comme un égaré. Les voleurs de nippe
couraient déjà au ruisseau, emportant avec des clameurs joyeuses leur étendard
moribond. Nu, il s’est précipité à leur suite ; il était furieux et
lançait des injures désuètes.
« Deux choses m’ont frappées quand je l’ai vu ainsi : je ne
le reconnaissais pas, ce type, sans sa robe de chambre – ça c’est pour la
première bizarrerie ; et puis pour l’autre, son corps sale, couvert de
crasse, était balafré de profondes et nombreuses cicatrices. Quand il est
parvenu à ses voleurs, ils l’ont saisi sans ménagement et ils l’ont fait
basculer dans l’eau. Comme il a crié, notre pauvre Atrope ! comme un bébé
qui ne trouverait pas l’eau à son goût, comme un insensé ! Sa voix s’est
répercutée sur les falaises étincelantes de glace.
« Quand on les a eu bien rincés, lui et sa robe de chambre, les
compagnons ont louché sur les cicatrices de notre pauvre ami. Le malaise nous a
pris la gorge. Le passé, on le savait, il ne voulait pas en parler. Je me
demandais s’il avait été torturé ou s’il s’était lui-même infligé ce traitement
mortifiant. Le Père, qui s’était tenu
en retrait, lui demanda s’il n’était pas trop fâché. " Pas
fâché, non, il a dit. Les actes ont des conséquences, voilà tout. Et la
principale conséquence de votre blague, c’est que je vais attraper un
rhume. "
![]() |
Angelo Abrate -Le glacier du géant |
« Une autre prédiction de La Robe de chambre s’est
accomplie. Il s’était mis à tousser. Il toussa de plus en plus au fil des
jours. Sa température monta. On a essayé de repartir, même si on pensait encore
avoir quelque espoir de retrouver Paluche,
sauvé des mâchoires du glacier… On savait qu’on s’illusionnait, et puis on ne
pouvait pas rester là indéfiniment. Il faisait froid. Il n’y avait rien à
manger au pied du glacier. On a décidé de redescendre plus à l’ouest, dans l’ombre
nord du massif, loin des soldats sardes. Le froid était poignant, et les
quintes de toux secouaient tant notre ami qu’il trébuchait et dérapait dans les
pierriers et les longues coulées de glace. Ses chevilles et ses genoux se
couvrirent de plaies. Il fut bientôt dans un vilain état. Après deux jours
d’une marche lente et laborieuse, on a été obligé d’interrompre notre
progression. Notre ami ne pouvait plus marcher. Sa peau changeait sans cesse de
couleur, et du sang perlait aux coins de ses lèvres, entre ses dents serrées.
Sa maladie, c’était presque surnaturel… Comme si, en lui retirant son étrange
protection, ne serait-ce qu’une fois, on l’avait condamné. Mon pauvre et maigre
André, que je soutenais à grand peine par les épaules, m’a tenu alors un long
monologue. Avec son haleine fumante, il me disait presque exactement :
" tu penses que je vais mourir ? Moi, je n’arrive pas à y
croire… Je reçois tous ces signes de mon corps, toute la douleur… Je vois bien
le sang qui s’échappe de mes poumons. Pourtant, si je fais la visite de mon royaume, c’est si généreux, si vivace,
si odieux, si précis, si vivant… les goûts, les odeurs, la passion... Tout cela
disparaîtrait avec moi ? Michel, mon ami, je n’arrive pas à croire que je
vais mourir… Je ne parviens pas à l’imaginer. Tout me dit que je vais mourir :
mes sens, et vos visages quand ils se tournent vers moi. Pourtant ma raison s’y
refuse. Je suis, moi, un univers entier, des souvenirs, une pensée, une
imagination totale. On ne peut pas arrêter un univers. Si je meurs, tout va
disparaître, et cela n’est pas possible. Il me semble que le monde n’existe que
parce que je suis au monde pour le voir et pour le sentir… Ces montagnes…"
Il dit en désignant l’alentour. Ses yeux ont quitté mon visage pour regarder. "
Tu vois ? Ces contours mauves, ces distances vertigineuses, ces montagnes
qui dissimulent d’autres montagnes derrière leurs masses. Je peux même imaginer
les autres sommets cachés dans les silhouettes de ceux-là ! Michel… Je
peux voir jusque dans d’autres vallées, jusque dans les villes, voir en imagination
jusque dans le salon où ma sœur indignée dicte pour moi une lettre à son fils… Tout
cet univers élastique dans le temps et l’espace vit avec moi. Je ne peux donc
pas cesser d’y être ! Ah… Toute cette fatigue, toutes ces douleurs, c’est
si précis, cela ne peut pas être la mort… Ah… Et vous mes amis… qu’allez-vous
devenir, sans moi ?... "
« Ses yeux fouillaient les splendeurs du paysage — les arêtes
brutales des sommets et les vertes et lourdes rondeurs des flancs de nos
montagnes. Bientôt, la Robe de chambre s’est couché dans l’herbe humide
et blanchie par le givre. Ses jambes ne le soutenaient plus. Il grelottait
terriblement. Le Soleil, qui entrait de biais entre les hautes roches et
laissait de grands coups de pinceau clairs sur le paysage, ne le réchauffait
plus. On avait bien tenté d’envelopper son col de fourrure, de bourrer sa robe
de chambre de peaux d’animaux, rien n’y faisait.
« Pauvre homme : il se tenait les côtes au milieu de l’herbe
scintillante, pleine de cristaux glacés. Il était pâle et dur comme du verre
poli sous sa robe de chambre molletonnée. Il articulait à peine :
" Bon sang, c’est le printemps… je ne peux pas mourir, une conscience
ne peut pas s’éteindre… et toutes ces paroles qui se forment en moi et tous ces
actes passés… ". Sa bouche s’agitait d’un sanglot crispé. Le Père a pris sa main et lui a dit "
mon ami, mon frère… " et la Robe de chambre est enfin parvenu à
esquisser un sourire. Et plus tard, en silence, il a quitté notre monde, et… il
m’avait laissé ces paroles émouvantes, riches, il disait qu’une conscience ne
pouvait pas s’éteindre, il avait exprimé une sensibilité dans laquelle je me
retrouvais. Ses mots, je croyais en leur force vive. Tu sais, il m’arrive de
les oublier, puis, dans les moments de mélancolie, dans l’alcool ou l’opiacé,
je les retrouve, là, fanés, au milieu du patio de mon âme. Elles n’expriment
plus un désir de vie, ces chères paroles. Dans mon cœur que j’ai cessé de
purifier… Elles trempent dans une âme amère... qu’ai-je fait de mon royaume, de ma maison ? Pourquoi je
me laisse aller ainsi ? Le Père
me secouerait s’il me trouvait dans cet état ! Quand on l’a vu, enfin
silencieux et mort, notre ami, notre chère Robe
de chambre, ses paroles se tenaient dans nos pensées, en lettres subtiles
au-dessus de la nature, comme un testament sublime, et je vis, comme en un rêve
très précis, les mots de sa prophétie accomplie s’inscrire dans la profondeur
du sol : " l’homme glacé sur un tapis d’astres
mourants. " Toute ma perception du monde suivait une involution
vertigineuse. Je me demandais si c’était cela, la fameuse gnose… Un état
second. Et j’ai oublié tout le reste, toute la suite de l’histoire. Ce qu’on a
fait du corps et la fin de nos mésaventures… Notre séparation, quelque part
près d’un hameau de Provence. Nulle part, en fait… Il me semble que c’était il
y a si longtemps.
— Michel… J’ai de la peine pour toi, mais je ne suis qu’un aubergiste
et mes seuls remèdes sont les bons petits plats de Pierrette… Pour les maux de
l’existence, je n’ai rien. Cela fait quoi, cinq ans que tu traînes ta douleur
autour de mon comptoir, que je vois ton commerce louche d’opium avec d’autres
gens que tu abîmes ? Tu es secret et tu n’as pas beaucoup d’amis. Et
pourtant tu me racontes cette belle histoire d’amitié. Je te découvre un regard
sur les gens…
— Je me demande lequel serai-je, l’homme soustrait dans une pluie
d’étoiles filantes ? l’homme perdu dans la bouche d’oubli ? ou
l’homme glacé sur un tapis d’astres mourants ?... Il me semble plutôt la
seconde option maintenant…
— Eh bien, ton compagnon s’est arrangé pour qu’après la mort on
continue de parler de lui… Il était peut-être de ceux qui croient que tant
qu’on évoque leur existence, ils sont immortels ?
— Cromar, je t’en prie, ne dis pas des choses aussi triviales… Enfin, mais
après tout… Tu as peut-être raison. Je crois moi-même que tant qu’on peut se
souvenir de lui, sa chère silhouette demeure dans notre monde et qu’elle
continue d’avancer au-devant de moi, et que bat, s’agite un pan de robe de
chambre autour de son corps fragile et émouvant. »
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