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George Braque - Résurrection de l'oiseau (1959) |
(L'imam Badreddine est mort, mais son âme, n'ayant pu entrer au paradis à cause d'une manif', est retombée sur terre et s'est retrouvée prisonnière du corps d'une jeune fille.)
Assia se releva,
inspecta ses vêtements sales et détrempés. Elle retroussa son pantalon
au-dessus des mollets puis songea qu’elle devait rentrer à la maison.
Badreddine ressentit une forme d’appréhension et de colère. Il eut quelques
instants la vision du père de l’enfant. Il y avait là un trouble très
douloureux.
Sur le chemin du
retour, la fille guettait en tous sens. Le vieux Badreddine avait le sentiment
d’un danger omniprésent. Elle donnait des coups de son bâton contre les coins
des maisons. On sentait l’écorce s’effriter d’humidité dans le creux de la
main.
Soudain, surgissent au
bout d’une rue presque vide trois silhouettes sous des parapluies. L’imam se
sent profondément effrayé. Mais ce n’était pas lui qui avait peur, c’était celle
dans le corps de laquelle il logeait. Pourtant, au lieu de fuir, elle se dirige
droit sur les trois silhouettes en serrant fort son bâton. Trois grands
adolescents. Ils la toisent de haut puis un de ces grands garçons dit :
« Alors, Assia… Encore en train de traîner toute seule ? Si tes
parents ne te donnent pas une fessée, c’est nous qui le ferons… »
Un tumulte profond agite
le corps d’Assia et l’âme de Badreddine. Elle inspire un long coup puis elle beugle :
« Ha ! Tu te crois malin, Murad ? Mais en fait t’es qu’une
écrevisse, avec tes petites pinces et ta tête d’écrevisse ! Tu crois que
j’ai peur de toi ? Je peux battre n’importe qui… même ton petit frère Aziz
est plus fort que toi, et lui je l’ai déjà battu ! »
Vexé, Murad l’attrape
par le col pour la frapper, mais Assia lui crache sur le bras et elle crie :
« Si tu fais
ça ! J’te casse mon bâton sur ta tête d’écrevisse pourrie ! »
Elle brandit déjà haut
la branche et Murad la relâche instinctivement. De stupeur, les yeux lui
sortaient de la tête.
Alors, ses copains
intervinrent pour les séparer, prirent à part Murad et lui
dirent : « laisse tomber… faut pas s’en prendre à Assia, c’est
une folle. »
Puis ils passèrent leur
chemin. L’un d’eux dit à Murad, avec un sourire moqueur :
« N’empêche, Murad, elle t’a tué…Eh, j’avais jamais remarqué les points
communs, mais c’est pas faux qu’t’as une tête d’écrevisse… »
Murad dit, par-dessus
son épaule : « J’vais parler à tes parents ! Tu peux pas faire
ça, tu peux pas dire des choses comme ça à des grands, c’est pas
correct ! »
L’imam sent affluer
dans les pensées d’Assia une foule d’insultes très obscènes, mais elle se retient.
Tout son corps tremblait d’indignation, de colère. Elle était révoltée.
Au-dedans d’elle, l’âme de Badreddine se sent tourmentée. Devant pareil
spectacle, l’imam aurait pris parti pour les jeunes garçons en temps normal,
mais les sentiments d’Assia troublaient son jugement, l’empêchaient de
raisonner clairement. Ces garçons n’avaient pourtant fait que rappeler à l’enfant
une évidence : les garçons plus âgés doivent dicter aux jeunes filles leur
conduite. Quant aux insultes formulées dans les pensées de l’enfant, elles
étaient très offensantes et Badreddine était outré qu’une si jeune demoiselle
eût de tels mots dans la tête.
L’averse s’interrompt
et le soleil reparaît. Assia lève le visage vers la chaleur des rayons, ferme
les yeux et fait, dans sa bouche close : « Hmmmm… » Elle laisse
bourdonner le son dans ses oreilles. Elle avance, dans l’obscurité mobile de
ses paupières, dans le noir multicolore et tâtonne du pied la caillasse et le
sable de la rue.
Il ne lui restait que
quelques pas avant d’entrer chez elle. Une main vient se loger dans la sienne,
une main toute douce. Les yeux s’ouvrent, le décor défile et une fille voilée
au visage très souriant s’encadre dans le champ de vision. L’excitation d’Assia
est soudaine et puissante, qui fait frissonner l’âme de l’imam.
« Nesrine !
T’étais où ? Je t’ai cherchée jusqu’au cimetière !
— J’étais restée aider
maman pour le ménage… Il pleuvait trop. Et toi tu es sortie quand même ?
— J’espérais que tu
serais là, parce que Bilal m’a dit qu’il essaierait de m’embrasser et je
voulais pas être toute seule.
— Il t’a dit ça ?
Mais quand ?
— Là, tout à l’heure. Et
il m’a donné un coup de poing dans le ventre, comme ça. »
Assia se colle un coup
de poing dans le ventre et la douleur atteint Badreddine.
« Et c’est pour ça
que je suis tombée dans une flaque d’eau… et après, Murad, son grand-frère, il
a dit qu’il voulait coucher avec moi ! Mais ça, faut le dire à personne,
hein ? »
Mais… Quelle menteuse infernale !, se dit Badreddine.
« Est-ce que tu me
racontes encore des trucs faux ?, anticipe Nesrine.
— Non ! Non… mais
faut que tu m’aides, pour Bilal. S’il veut m’embrasser, qu’est-ce que je
fais ? Moi, je sais pas ce que ça fait quand un garçon embrasse !
Est-ce que c’est agréable ou alors si ça se trouve c’est dégueu comme une
limace ? On dit : c’est péché d’embrasser sur la bouche si on
est pas mariés ! Mais si quand on se marie on trouve ça horrible ? Tout sa
vie on va passer son temps à faire semblant non
non, c’est bon… hum, oh Bilal, viens encore coller ta grosse langue baveuse sur
la mienne, oh oui, oh ! comme c’est agréable ! Oh, de la bave de mon amoureux ! Sucrée comme une datte,
parfumée comme la rose… »
Assia
tirait la langue, grimaçait de dégoût tout en mimant la pâmoison. Nesrine se
tordait de rire, appuyée à un muret.
« T’as
qu’à trouver une limace !, fit Nesrine entre deux crises de fou rire. Et
si tu peux la lécher, ça veut dire que tu seras une bonne épouse.
— Chiche ? Faut pas
me chercher ! Mais toi-aussi tu le feras !
— Seulement si toi tu le
fais, répond Nesrine en tirant la langue. Beuahh ! »
Elles
courent aussitôt jusqu’au bout de la rue, où le quartier de maisons délabrées
se dissout dans un maquis de sentiers et d’herbes, encombré de détritus.
Là,
guettant autour des flaques, les deux filles finissent par dénicher une longue
limace. Assia la prend à pleine main, tandis que Nesrine pousse des cris
stridents d’horreur et d’excitation.
L’imam
est anxieux : il peut sentir dans la paume de la main d’Assia le contact
visqueux et les contractions de l’animal ; il appréhende l’expérience du
goût et de la reptation de la limace sur la langue d’Assia.
« Si
ça se trouve, fit Nesrine, la limace va vouloir se cacher et elle va s’enfoncer
dans ta gorge et tu pourras pas l’en empêcher ! »
L’âme
de Badreddine en eut un haut le cœur psychique. Il espéra néanmoins que cette
possibilité empêcherait Assia d’accomplir son défi. Mais il comprend vite que
rien ne peut fléchir la détermination de la jeune fille.
« Les
garçons sont des idiots et ils se croient malins. Ils me dégoûtent autant que
cette limace. Ça veut dire que si j’arrive à lécher cette bestiole, j’arriverai
à embrasser des garçons. », dit-elle.
Elle
prend à deux doigts l’animal qui se tortille et l’approche de sa bouche
ouverte.
Badreddine
sursaute au contact frais et humide de la limace sur les lèvres d’Assia.
« Ah !,
crie-t-elle triomphante. Voilà déjà un petit baiser sur les
lèvres ! »
L’âme
de l’imam, comme la limace, se recroquevillait. Il cherchait à investir le coin
le plus éloigné des sensations d’Assia. Mais plus il se débattait, mieux il
ressentait ce qu’éprouvait la jeune fille.
Le
contact visqueux, total, du pied de la limace et la sensation d’enlacement des
bords musclés de la sole contre la langue d’Assia envahissent d’horreur le
pauvre imam. La jeune fille analyse avec une répulsion contenue les sensations
de l’animal contre sa langue : tactiles avant tout, se désintéressant du
goût. Elle fait le tour de la limace, tâtant du bout de sa langue la tête
cornue.
Nesrine
applaudit l’exploit :
« Jamais
j’aurais osé ! Toi, t’auras jamais peur d’embrasser un garçon, je
crois ! »
Une
pensée venait de prendre forme dans la tête d’Assia. Cette pensée épouvanta
l’imam.
Elle
dit :
« Non…
Cette leçon ne suffit pas… Il faut que je sache exactement ce que ça fait.
— Tu vas embrasser
Bilal ?
— Non ! Mais, si tu
veux, tu pourrais m’embrasser et comme ça on verrait toutes les deux ce que ça
fait ! »
Nesrine fit une moue de
dégoût puis dit :
« Tu viens tout
juste de lécher une limace !
—
Et
toi ! Tu as dit que tu le ferais !, la força Assia. Soit tu
m’embrasses, soit tu lèches la limace ! »
Assia se baisse pour
ramasser la petite bête qui tentait de partir se cacher dans les hautes herbes,
mais Nesrine dit :
« Non ! C’est
bon ! C’est bon ! On va bien se cacher et on va s’embrasser ! Et
comme ça, je saurais ce que ça fera d’embrasser sur la bouche. »
Les deux filles vont se
blottir derrière un petit mur de pierres éboulées, puis Assia plaque sa figure
contre celle de Nesrine.
« D’abord, dans
les films, ils font plein de petits bisous autour de la bouche… »,
commente-t-elle.
Et l’imam se dit qu’il
ne faut pas que les enfants regardent les films d’amour. Mais, malgré son
scandale, c’est très doux et très calme. Il voit les longs cils noirs et les
yeux frémissants comme des papillons de Nesrine. Ses deux iris à l’émail brun
et profond se détaillent de si près ! Les bouches se trouvent, s’ouvrent
et l’on sent l’exhalaison chaude de Nesrine. Un instant, les deux bouches se
décollent, intimidées, puis fondent à nouveau l’une sur l’autre. Alors la
langue d’Assia plonge dans celle de sa copine, furtive et espiègle. Nesrine
repousse l’intruse :
« Attends, c’est
bizarre… Je sais pas si j’aime ça… », fait-elle.
Le cœur d’Assia s’est
accéléré et elle a l’eau à la bouche. Badreddine ressent l’intense frustration
de la jeune fille qui, par contagion, devient presque la sienne. Assia
dit :
« On le refait
quand même ? C’est mieux qu’avec la limace, on comprend mieux comment ça
doit faire avec les garçons…
—
Non,
j’ai peur. », fait Nesrine.
Elle tiraille son
voile. Assia l’attire vers elle, mais Nesrine se dégage. Assia se lève :
« J’ai une autre
idée !
— Dis !
— Est-ce que t’as déjà vu
des garçons tout nus ?
— Seulement mon petit
cousin, mais pas des grands.
— Je sais comment on peut
en voir… », dit, pensive, Assia.
Les deux filles
tiraient sur les mauvaises herbes, les arrachaient par plaisir tout en
devisant.
Assia expliqua à sa
copine qu’il y avait un moyen de monter sur le toit du hammam, qu’en plaquant
sa figure contre les ouvertures verticales, on pouvait voir des hommes
s’ébattre nus dans les douches. C’était une grande
qui le lui avait dit.
Badreddine reconnaissait
le hammam pour celui qu’il avait fréquenté presque toute sa vie. Des femmes
l’avaient-elles espionné ? Non… Les femmes ne cherchent pas à découvrir le
corps nu des hommes.
Le soir tombait
doucement. Assia quitta Nesrine, avec dans le ventre une douleur profonde.
Elle rentra dans sa
petite maison en poussant une porte de bois mal ajusté.
La pièce à vivre
faisait peine à voir. Parmi des coussins effilochés, la mère d’Assia
nourrissait le petit frère en lui tendant des morceaux de légumes bouillis. Le
père couvait des yeux son fils. Il dit, sans se retourner : « Elle
arrive forcément en retard, sans dire où elle traînait… »
L’enfant fut
couché. Il pleurnichait. On mangea en silence. Le père avait le regard
morne, perdu dans son assiette. Il n’adressa pas un regard à sa fille, et
dévisagea une fois son épouse qui lui envoya un sourire timide, son visage à
lui demeura inexpressif.
Quand Assia s’endormit
sur sa couche inconfortable, l’âme de Badreddine fut emportée dans les ténèbres
du sommeil, parmi le néant et les rêves fugitifs de l’enfant.
Ils font le rêve
qu’elle vole et qu’elle joue à cracher sur la tête des garçons qui ne peuvent
pas l’attraper. Ils serrent le poing, mais ils sont minuscules, vus d’en haut.
Le père d’Assia surgit, il est très grand. Le vol s’interrompt. Assia est
complètement dominée par son père. La main du père se lève très haut et
s’abaisse, effleure la joue, rejoint l’autre main dans le dos de la jeune
fille, puis elle est soulevée de terre, et maintenue par la taille et, enfin,
embrassée tendrement. Il l’embrassait, la pressait contre lui, la berçait comme
il faisait parfois avec son petit frère.
Assia se réveilla,
désorientée, pleine de sanglots et de larmes. Elle pleura longuement dans le
plus impressionnant silence, auprès des masses endormies, aux respirations
puissantes, de ses parents.
Deux mois passèrent.
L’imam Badreddine avait
vu des hommes nus dans le regard d’une jeune fille. Il s’était battu avec des
enfants, filles et garçons. Il avait craché sur des visages. Il avait forcé un
petit garçon à manger un bout de ver de terre pour lui montrer ce que c’est que
la colère d’une fille. Il avait ri, il avait pleuré, il avait eu mal. Il avait
volé des sucreries. Il avait subi les regards désapprobateurs et les remarques
virulentes des adultes. L’imam Badreddine avait dansé sur de la musique pop,
braillarde, outrancière, au rythme hypnotique. Il s’était déhanché comme un fou
en levant et en baissant les bras frénétiquement, en criant, en sautant, en
tournoyant à s’en donner la nausée. Tout ce temps, il n’avait presque jamais
prié. Assia avait pensé à Dieu comme un remède possible à ses chagrins, elle s’était
adressé à lui effrontément puis, la réponse ne venant pas, elle était allée
chercher des joies ailleurs, en commettant des forfaits. Elle avait comparé
l’absence de Dieu au mépris de son père. Le manque de religion avait peiné le
brave imam, mais la souffrance de la jeune fille le pénétrait tout entier et
lui donnait cette impression (qui n’était pas la sienne) qu’Allah s’en foutait complètement des hommes.
Ce
matin du soixante-troisième jour, l’imam se réveilla avec un drôle de mal au
ventre. Plus tard, dans le secret du cabinet d’aisances, Assia consulta son
sous-vêtement. Ce qu’elle y découvrit proclamait l’avènement de sa puberté.
Elle en conçut un grand désespoir. Les
garçons ne voudront plus s’approcher de moi…
L’âme
de l’imam se disait cela, à l’instar de la pensée d’Assia, mais se disait aussi
hélas, maintenant je suis souillé au-delà
du concevable, je ne pourrai jamais
atteindre le paradis. Pauvre Badreddine !
L’angoisse
et le mal au ventre tenaillaient la jeune fille. Il ne fallait pas que les autres l’apprennent ! Mais, hormis
Nesrine qui n’était pas encore réglée, à qui en parler ?
Le
sentiment de solitude enveloppait Assia et Badreddine, vertigineux,
désespérant.
Toute
la journée, Assia présenta aux autres une figure riante et désinvolte, tandis
qu’au-dedans la peur galopait. Elle fit, cette semaine-là, une étonnante
consommation de mouchoirs.
Sa
copine Nesrine lui dit : « Désormais, tu dois plus toucher un garçon,
même par jeu. Eux, ils doivent comprendre, par ton attitude, que tu es devenue
une femme… Tu dois les respecter, maintenant. Tu dois plus te laisser toucher, sinon tu leur
fais du tort. Tu dois surtout pas leur faire du désir. »
Ces
convenances mettent Assia hors d’elle :
« Mais c’est pas
possible ! C’est complètement idiot ! Et moi, je n’ai pas envie
d’arrêter de jouer avec les garçons ! C’est vraiment nul, ce truc !
Je suis pas devenue une femme en une nuit !
—
Je
te répète ce que m’ont dit mes parents…
—
Eh
bien, j’suis pas d’accord… En plus, Bilal m’a invitée à jouer chez
lui tout à l’heure.
—
J’croyais
que tu l’aimais pas…
—
Ouais,
t’as raison, mais faut bien que je m’habitue à lui si après on doit se marier… »
Bilal et Assia jouent
dans la maison vide. Ils font semblant d’être des adultes.
Bilal prend un couteau
et dit : « je vais partir à la guerre… tu devras t’occuper toute
seule de la maison.
— Oh, mon chéri, que
vais-je devenir…, se plaint Assia.
— Pourquoi tu m’appelles mon chéri ?, s’étonne Bilal.
— Bin, on est mariés, si
on est des adultes.
— Haha, non… Moi je me
marierai surtout pas avec toi !
— Hum ! Moi non
plus, mais attends, on joue !
— D’accord… Alors, on
fait comme si on est mariés et toi tu t’appelles Dounia.
— Ah ouais ? Comme
Dounia Hazazi ? Bon… Dans ce cas, je t’appellerai Aziz.
— Oh, non, moi je vais garder
mon prénom, ce sera mieux comme ça…
— Ah oui ? Comment
ça, ça sera mieux ? Et si j’ai pas envie de ressembler à Dounia ?
— Bof, mais ça c’est sûr,
tu ressembles pas à Dounia…
— Hahaha, elle, elle est
trop bête ! Elle fait trop la princesse !
— Arrête ! Dis pas
du mal de Dounia… Alors, on joue ou on joue pas ?
— D’accord, chéri… Que
veux-tu que fasse ta Dounia pour toi ?
— Euh… Eh bin… Alors je
disais je vais partir à la guerre, chérie,
mon petit rayon de lune au miel.
— Ouah ! Tu dirais
un truc comme ça à Dounia ?
— On joue !
— Attends… Euh… Dounia
répondrait oh ! Bilal mon chéri à la
bouche-abeille, viens butiner la corolle parfumée de mes lèvres… (le visage
de Bilal rougissait un peu de joie, il s’approchait d’Assia) oh, mes lèvres parfumées… de morue.
— Mais !
Arrête ! Tu empêches le jeu ! J’dirai que t’as traité Dounia de
morue !
— Et moi je lui dirai que
tu voulais m’embrasser. Et puis j’ai vu que t’avais envie de m’embrasser.
— Non.
— Si, j’ai bien vu. Mais
tu pourras m’embrasser seulement si tu m’appelles par mon prénom. Dis Assia, ma chérie, mon petit rayon de lune au
miel…
— On arrête le jeu. T’es
trop chiante. »
Bilal se dirige vers la
porte, met la main sur la poignée et dit :
« Pars de chez
moi. »
Mais Assia se laisse
tomber au sol :
« Non !,
fait-elle.
— Va-t’en !
— Non ! Je partirai
pas ! Embrasse-moi ! »
Bilal
hurle :
« T’es
trop chiante ! »
Il
fonce vers elle et tente de la tirer brutalement par le bras vers la
sortie :
« Non…,
pleurniche-t-elle.
—
Comment je pourrais embrasser une fille comme toi ?! T’es pas
gentille !, s’égosille Bilal.
— Ah ouais ? Parce
que Dounia, par contre, elle fait pipi des arcs-en-ciel ? »
Assia
visse ses yeux brillant de défi dans ceux du garçon. Bilal serre les poings et
brandit le couteau :
« Dis
rien sur Dounia !
— Non mais regarde-toi,
Bilal ! Tu crois que j’suis amoureuse de toi ? Avec ta tête d’ananas
grillé ? »
Elle
fait une mine de dégoût.
« Casse-toi d’ici ! »
Bilal gifle Assia.
« Ah ! Parfait !,
crie-t-elle. Tu te comportes déjà comme un brave mari ! »
Elle
lui attrape les mains, cherche à en pincer la peau, à se saisir du couteau.
Bilal
enrage. Il hurle, tourne ses poings contre Assia, à terre. Deux impacts, à la
joue et au front. La figure de Bilal est pleine de mépris et de colère,
méconnaissable. Il a toujours son couteau à la main. Le cœur de la fille plonge
dans un bain de peur. L’imam Badreddine ressent cette peur intense. Le garçon
crie, jure et s’acharne à coups de pied sur Assia prostrée.
Assia
sort de chez Bilal. Elle est pleine de bleus et peine à marcher. Elle pleure.
Son visage, son cou sont couverts de larmes. Du sang coule de sa main car elle
a cherché à s’emparer du dangereux couteau. Elle tremble et Badreddine est lui
aussi sous le choc et révolté.
Quand
elle rentre chez elle, qu’elle franchit le seuil de la maison dans cet état, son
père lui dit :
« Qu’est-ce
que tu as encore fait ? »
Elle
ne sait quoi répondre, elle se glisse dans le lit et sanglote douloureusement.
Le
lendemain, sous l’assaut des questions de sa mère, Assia parla. L’affaire
devint bientôt publique. Tout le monde avait son avis sur la question. Les
adultes palabrèrent et parvinrent à une conclusion : certes, Assia était
dans un piteux état et Bilal ne s’était pas bien comporté. Mais n’était-ce pas
elle qui avait tout fait pour le mettre en colère ? N’était-ce pas elle
qui s’était invitée chez lui ? Lui avait fait des avances ? L’avait
insulté ? En définitive, Bilal n’était pas coupable car il n’avait fait
que réagir à toutes les provocations d’Assia.
L’imam
Badreddine aurait, s’il n’avait vécu dans le corps de cette fille, donné le même
verdict, à cela près qu’il aurait aussi puni Bilal. Mais il songeait, et
songeait, le cœur malade combien il s’était trompé sur les humains. Car, selon
ce qu’il avait ressenti, Assia n’était nullement coupable. Aux yeux de tous,
elle l’était, mais elle était pourtant d’une grande innocence. Elle était
profondément malheureuse et l’imam ressentait cela à l’unisson.
Le
matin même du jour où l’on força Assia à mettre un voile, et où on lui dit que
désormais elle ne fréquenterait plus les garçons, l’âme de Badreddine, immergé
dans le chagrin et l’humiliation, se dissipa dans le corps de la jeune fille et
disparut.
Elle se recomposa en rosée
sur les herbes du jardin du paradis.
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Till Dehrmann - Jeune fille berbère (2007) |
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