Bibi-Gol
est ému, il nous raconte :
« Cela
se passe à Alep, en Syrie. Majnoun est un jeune homme qui connaît la plus
grande des félicités terrestres : il aime une femme qui l’aime en retour.
Nedjma
est son épouse complice. Elle comble son cœur de joie et il n’est pas un petit
événement qui se produise en son absence qu’il ne désire immédiatement partager
avec elle. Ils parlent d’avenir et confient en Dieu leur espoir. Tandis que,
sous les mains des plus mauvais des hommes, le pays sombre par régions et par
villes entières dans le chaos, Majnoun et Nedjma courageux et entêtés prient
Dieu et convoquent dans leurs prières le désir d’un enfant joyeux, débonnaire,
une vie miraculeuse.
Mais
une bombe tombe sur la maison de Majnoun et tue Nedjma, tue aussi les parents
de Majnoun, détruit d’un souffle tous les espoirs du jeune homme.
Quelques
jours encore, comme un mort-vivant, Majnoun tente de comprendre la volonté de
Dieu. Il accomplit les rites funéraires, il adresse ses reproches au destin.
Puis, l’escalier de sa religion qui mène à la lucarne d’Allah vacille. Majnoun doute. Peut-être Dieu n’est-il d’aucun secours en ce monde ? Lui qui est
censé voir au fond des cœurs des amants, pourquoi laisse-t-il écraser les
innocents ? pourquoi favorise-t-il sans cesse les puissants et ceux qui
massacrent ? Dieu n’y est peut-être pas. Voit-il vraiment ce qui se passe ? Les hommes se plient à des
comportements rigoureux et à de cérémonieuses prières pour Lui plaire, mais ce
ne sont visiblement que de vains efforts devant le danger écrasant des armes et des hommes
avides de pouvoir et fascinés par la mort.
À
un cœur souffrant, on ne saurait pourtant soustraire toute foi. Majnoun peine à comprendre Dieu, mais il sait que Nedjma existe encore, forcément, d’une
façon ou d’une autre. Elle n’a pas complètement disparu puisqu’elle hante
encore son cœur. Et vient une nuit rendue profonde par les coupures
d’électricité. Majnoun cherche, appuyé contre un mur effondré, à faire surgir
de sa mémoire la voix, le visage et le corps de Nedjma quand il découvre dans
la voûte constellée deux étoiles singulières qu’il n’avait pas remarquées jusqu’ici.
Dans la constellation du bouvier, au sein du losange dessiné par les étoiles,
scintillent doucement deux astres plus discrets. Cela fait comme un regard
brillant dans l’encadrement d’un voile. Une révélation : Majnoun se met à
voir le visage de Nedjma dans le losange du bouvier. Il lui retire son voile. Son
regard le fixe avec confiance.
Quand
le jour se lève, Majnoun a retrouvé de l’espoir : puisque Nedjma le
soutient depuis le ciel, il peut encore vivre. Il en discute avec Emel, un ami.
Emel lui dit qu’il ne doit pas se sentir abandonné de Dieu, car s’il se
détourne de Lui, il ne retrouvera pas Nedjma. Majnoun lui répond que c’est ce
genre de pensée qui l’éloigne de Dieu. On L’imagine si grand, si puissant, si
magnanime ! Et pourtant, la religion ne cesse de Le rabaisser au niveau
des humains en faisant de lui un être vaniteux, sensible à la flatterie et à
toutes les hypocrisies possibles. Emel est ennuyé par les paroles de Majnoun,
mais il ne veut pas se fâcher avec lui ; il oriente la conversation sur un
autre sujet important : il a peur de la guerre, tant d’amis sont morts… Les
fous de Dieu, qui cherchent à présenter à Allah leurs mains couvertes de sang,
sont à leurs portes. Emel veut quitter le pays.
« Ici,
c’est devenu le pays des morts et des assassins, confirme Majnoun.
— Tu m’accompagnerais ?,
demande Emel. Nous irions en Europe…
— Inch’Allah, dit
Majnoun.
— Ah ! Tu vois que
ton cœur n’oublie pas Dieu ! », se réjouit Emel.
Majnoun
n’esquisse qu’un fragile sourire. L’expression a trouvé son chemin jusque dans
sa bouche, par réflexe de langage, sans ferveur. Il est intimidé par la
confiance en Dieu de son ami, il ne voudrait pas le blesser davantage.
Ils
se sont rassemblés dans le faubourg ouest d’Alep, auprès d’un van Toyota, cinq hommes
parés pour le départ vers la frontière turque. Peu avant l’aube, ils
emprunteront la route Bab Al Hawa en direction de Reyhanlı.
La
nuit est parcourue de nuages, Majnoun distingue, par intermittences, la
constellation du bouvier. Il cherche les étoiles de Nedjma, mais ne les trouve
pas. Alors il dit à Emel : « pas aujourd’hui… ne partons pas
aujourd’hui…
— Pourquoi ?
— Nedjma ne m’a pas donné
son signal.
— Majnoun… ne me fais pas
ce coup-là… Nous avons donné de l’argent… Et tu sais que je ne peux pas partir
seul.
— Nous essaierons une
autre fois. »
Le van part sans eux.
Ils échangent des signes avec ceux qui s’en vont, des adieux, des
encouragements.
L’aube point. La
journée s’accomplit. Le soir, un des passeurs vient les avertir : le van a
été intercepté par des combattants sur la route. On leur a tiré dessus.
Certains sont morts.
Emel tourne son visage
livide vers Majnoun.
« Quelle
tristesse… Nous essaierons une autre fois », lui dit son ami,
douloureusement.
Quelques jours plus
tard, le passeur vient les retrouver. Il se propose de les acheminer lui-même.
Le soir précédent le départ, Majnoun consulte le ciel et y retrouve la
constellation du bouvier et, encadré dans le losange des quatre étoiles, les
yeux de Nedjma le scrutent avec bienveillance.
Au petit matin, Emel
demande à Majnoun :
« Tu ne nous
laisseras pas tomber cette fois, hein ?
—
Cette
fois, Nedjma nous accompagne. »
Ainsi, le trajet
jusqu’à la frontière se fait sans difficulté. La route Bab Al Hawa est presque
vide, pas la moindre trace de combattants ne se découvre. Ils ne sont que trois
jeunes hommes et une jeune femme dans une voiture anonyme, comme des amis en
balade. Parvenus au poste frontière, un douanier dévisage Emel longuement puis,
lorsqu’il constate son identité, lui dit :
« C’est bien toi, Emel !
Tu es le fils de la cousine de mon père ! Je suis ton cousin Haşim. Eh !
J’ai même des photos de toi à la maison ! »
Dans la voiture, des
regards soulagés s’échangent.
À Reyhanlı, les exilés
se sont dispersés. Certains vont chercher une place en Turquie. Emel et Majnoun,
eux, ont suivi d’autres syriens qui se dirigeaient vers Bodrum pour essayer de
rejoindre l’île grecque de Kos.
À Bodrum, on les
regarde avec un mélange de mépris et de pitié. Quelques personnes viennent
discuter avec eux, cherchent à comprendre la ruine d’un grand pays,
compatissent à leurs malheurs. Malgré le nombre de miséreux, on leur vient en
aide. Mais le désœuvrement prend Majnoun à la gorge. Il pouvait faire tant de
choses, à Alep : coursier, commerçant, guide… Il sait parler un peu
anglais, mais il connaît à peine la langue turque. Il voudrait traverser, quitter
le continent des assassins de Nedjma.
Des passeurs vendent
des canots gonflables aux syriens, pour leur permettre de traverser la mer
jusqu’à l’île de Kos, à une dizaine de kilomètres des côtes turques. Une fois
là-bas, ils seront en Europe et on n’osera peut-être pas les chasser…
Emel, Majnoun et d’autres
aspirants à l’exil font l’acquisition d’un de ces canots. Ils s’apprêtent à
partir. Durant la nuit, Majnoun va s’isoler sur une plage et observe le ciel,
mais il ne parvient pas à distinguer les étoiles de Nedjma.
Au petit matin, alors
que ses camarades font leurs prières, il leur annonce qu’il ne faut pas partir
aujourd’hui. Il est pris à partie, bousculé. Même Emel se met à rejeter violemment ses propos superstitieux. Les hommes sont depuis trop longtemps anxieux et frustrés. Assis
sur la plage, couvert de sable, Majnoun voit le canot maladroit s’éloigner. Les
rames crèvent l’étendue liquide, trente centimètres de pelle dans l’immensité
bleue. Mais des risées courent sur la mer, font frémir la surface plane de l’eau.
L’équipage est enfin hors de vue. Le ciel se couvre bientôt et le
clapot se forme. « Non… », dit-il. Mais il sait ce que risquent ses
camarades.
Quelques jours plus
tard, quand il a enfin réussi à voir là-haut les yeux de Nedjma et qu’il a tenté la
traversée, la mer n’a pas cherché à engloutir les occupants du canot
pneumatique.
Sur l’île de Kos, il retrouve un homme qui était sur l’embarcation d’Emel ; celui-ci lui raconte les vagues, le naufrage en mer, la nage interminable vers le rivage, dans un courant infernal, les noyades qu’il devinait derrière lui.
Sur l’île de Kos, il retrouve un homme qui était sur l’embarcation d’Emel ; celui-ci lui raconte les vagues, le naufrage en mer, la nage interminable vers le rivage, dans un courant infernal, les noyades qu’il devinait derrière lui.
« Emel n’est pas
perdu, il est là », dit Majnoun en désignant son propre crâne. Malgré sa
conviction que son ami est mort, il s’imagine qu’Emel a gagné la terre ferme et
qu’un jour ils reprendront leur amitié et leurs conversations là où ils se sont
interrompus.
![]() |
La constellation du Bouvier |
Chaque soir, Majnoun part
s’isoler sur la colline Philopappos. Là, il cherche dans les étoiles les yeux de
Nedjma mais, dans le ciel pollué d’Athènes, il ne les distingue plus. Il
fouille désespérément du regard l’encadrement vide de la constellation du
bouvier et son cœur blessé étouffe et son cerveau est prêt d’exploser de
douleur. »
Bibi-Gol dit encore : « Dans nos villes étrangères, Majnoun, et d'autres hommes, d'autres femmes, d'autres enfants scrutent l'horizon hostile, ils glissent, survivants en sursis, dans une solitude effrayante ; et ils ont grandement besoin d'amis. »
Bibi-Gol dit encore : « Dans nos villes étrangères, Majnoun, et d'autres hommes, d'autres femmes, d'autres enfants scrutent l'horizon hostile, ils glissent, survivants en sursis, dans une solitude effrayante ; et ils ont grandement besoin d'amis. »
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