samedi 10 octobre 2015

Les Coins réservés aux Enfers - 1 - Le Coin réservé pour Louis Butin


Le Coin réservé aux Enfers pour votre serviteur

Je m’étais couché de bonne humeur et je ne savais pas si j’étais en train de dormir ou si je somnolais. Une idée éclairait ma nuit.
L’appartement était silencieux. Dans sa chambre, ma fille se pelotonnait contre ses doudous et, auprès de moi, mon épouse était plongée dans un sommeil immobile. Dans l’obscurité, mon idée dégageait comme une lanterne sourde un coin de jour, à courte portée.
Et donc, allongé sur le côté, je contemplais dans cette lumière bizarre un bout de mon oreiller et, derrière celui-ci, la surface plane du lit qui me séparait de ma femme.
Se forma alors sous mes yeux une ouverture verticale, un puits dont l’ellipse noire de la taille d’un poing approfondissait le drap de dessus. En approchant mes doigts de ce petit gouffre, je remarquai une fraîcheur inattendue. Je tendis le cou et, alors que j’amenais mon regard sur ce vide tout rond, je découvris une volée de marches qui descendait en colimaçon. De mon regard à mes pieds se fit un échange naturel et spontané ; et me voilà en train de descendre, comme un idiot fasciné, par ce chemin douteux.

J’avais froid et j’étais trempé jusqu’aux os, la descente me donnait le tournis. Dans mon corps se succédaient frissons et nausée ; un profond malaise étreignait mon cœur. Je débouchai soudain sur une vision de cauchemar.
Il y avait sur toutes choses un voile trompeusement doux et liquide.
De loin en loin, la roche polie, rompue, éclatée, travaillée par les éléments, lançait des reflets d’améthyste, de sombre émeraude, de gypse pâle ou de perle grise.
Une plaine, en pente légère, s’étirait sous une voûte de roche sombre, imprécise et scintillante ; à ces cieux lourds et puissants glissaient des lueurs vertes, rouges ou mauves, comme des vagues accourant des territoires profonds.
D’épaisses colonnes montaient de toute la vallée et de tout le paysage plus lointain pour soutenir le plafond de pierre ; ces colonnes torses étaient de fumée, d’eau laiteuse, de feu, ou de pierres précieuses, naissant et mourant, croissant et retombant, s’enroulant sur elles-mêmes et s’étiolant en tornade plaintive. Je distinguais entre ces impressionnants piliers des villes monstrueuses entourées de canaux luisants d’une eau pâle et irisée ; il y avait aussi des forêts sombres, d’immenses palais prétentieux, des lacs de feu, des jardins botaniques grotesques…
On pouvait entendre le grondement de la terre, l’écoulement de la lave, le crépitement du feu, le sifflement du vent, le chant doux de l’eau ; et tous ces sons me parvinrent avec acuité, sans se confondre, puis s’amalgamèrent dans le creuset hélicoïdal de ma cochlée, épuisant mes nerfs, et refluant, me laissant terrassé par un tremblement primitif, allongé sur le sol des Enfers.
Quand je me retournai pour voir d’où j’étais venu, je constatai une paroi verticale percée d’innombrables escaliers par lesquels des cohortes tranquilles d’êtres humains descendaient — leur démarche résignée, lourde d’une tristesse presque cérémonieuse m’éprouva encore davantage que l’effrayant spectacle des Enfers.
« Putain, t’es qui, toi ? »
La voix m’a fait sursauter et, quand je me suis retourné, j’ai découvert mon guide. En grec, on dit « psychopompe », ce qui veut dire le « guide des âmes ». Suivant les mythologies ou les religions, il porte des noms différents, mais son rôle, en général, est de venir nous chercher pour nous emmener, au-delà de la mort, vers notre dernière destination.
« J’me répéterai pas deux fois… T’es qui, putain ?… »
Je n’ai pas répondu « Je suis Louis Butin » car j’ai eu peur qu’il ne soit dur d’oreille et qu’il croie que moi aussi je dis « putain ». Je me suis tenu sur la réserve. Il m’a pris par le bras et il m’a dit :
« Monsieur se prend pour un poète et descend aux Enfers pour obtenir une visite guidée ? »
De la main qui ne m’immobilisait pas le bras, il a découpé la calotte de mon crâne, il a plongé son doigt dans ma cervelle − brrr ! quel atroce souvenir −, l’a retiré puis l’a goûté. Et il a dit :
« Et pas des plus fameux non plus… »
J’imagine, en effet, que le psychopompe a fréquenté des poètes d’une autre trempe que la mienne.
« Tu veux voir ce qui attend les types comme toi ?, m’a-t-il dit.
    C’est bien aimable, mais je crois que je vais rentrer maintenant… Mon idée n’était peut-être pas si bonne que ça, ai-je tenté.
    Allons, allons… Maintenant que t’es là… »

Et, toujours bien cramponné à mon bras, il m’a entraîné vers un genre de poste de douane où attendaient tristement toutes les âmes des morts.
« Il est avec moi… », a-t-il dit aux âmes des douaniers restés douaniers en Enfer pour tamponner jusqu’à la fin des temps des passeports inexistants.
Nous sommes passés de l’autre côté. Mon guide s’est tourné vers moi et m’a dit : « tu écris les Enfers ou l’Enfer ? » Je ne savais pas ce qu’il fallait répondre. Il a eu un sourire ironique, énigmatique.
Derrière lui se déversait en silence sur les terres de… des Enfers… la foule des morts.
En quelques jaillissements soudains, la cité apparut dans toute son odieuse splendeur.
Tous édifices humains se recouvraient les uns les autres : des parcelles de confort ou de tourment, de beauté ou de laideur, d’hommage ou de satire, d’esprit pratique ou d’incohérence, et cet inouï fatras s’ornait d’obliques symboles qu’on avait à peine le temps de repérer. Puis, quand on s’avança dans l’extraordinaire canyon urbain tout peinturluré de fête, de luxe et de vice, des milliers d’esprits lâchèrent sur nous une pluie de cotillons ; ils acclamaient les nouveaux décédés, souhaitaient la bienvenue, consolaient.
Une douloureuse mélancolie saisit mon cœur : ces tourbillons hystériques se dissolvaient dans la solennité d’un rêve inquiet.
Dans ma sidération, je voyais des proches se tomber dans les bras — retrouvailles dans le monde profond, évocation de jours enfuis, nostalgie d’une enfance de l’homme qu’on ne retrouvera jamais, plus jamais.
« Poète de mes deux…, ricana mon guide. Allons… Viens par ici. »
D'après Joos de Momper - Tour de Babel (XVIIe siècle)

Il ouvrit la porte d’un pavillon résidentiel de plain-pied, d’un modèle parfaitement banal. La porte était blanche, agrémentée d’une fenêtre en demi-lune. À l’intérieur, je n’ai visité qu’une seule pièce : un bureau sans charme dont le seul agrément était une bibliothèque garnie.
 Et dans ce bureau je me suis vu, assis, voûté. Mon visage était défait ; il n’y avait plus que mon nez qui se tînt encore debout dans cette déconfiture.
J’avais à la main un stylo plume luxueux, trop gros et trop lourd, au bec de plume en or, prétentieux comme un cigare de havane. La phalange de mon index était déformée par la bosse de l’écriture. Hélas, moi qui repose habituellement mes mains sur les claviers des ordinateurs, j’étais condamné au papier et au stylographe !
J’ai tourné une figure anxieuse vers le psychopompe, il m’a incité du menton à mieux regarder mon châtiment.
Louis Butin, mort, continuait d’écrire. Cette idée aurait dû me plaire, mais tout dans l’individu qui se tenait devant moi et qui me représentait dégageait un sentiment d’échec… Il griffonnait douloureusement, reposant quelques instants l’outil de son supplice pour couvrir ses oreilles. Alors, en cherchant à entendre, j’ai commencé à les distinguer.
Les voix.
Sortaient-elles des livres de la bibliothèque ? Sortaient-elles de la bouche même de ce pauvre Louis Butin ? Elles arrivaient de partout et produisaient une impression pénible, une nausée exaspérante.
Elles disaient : « Pourquoi racontes-tu ces histoires ? Que cherches-tu à dire ? Personne ne s’intéresse à ce que tu fais… Veux-tu prouver quelque chose ? Tu es comme ces enfants qui vont brandir leur rédaction devant leur professeur, tout pleins de confiance… Mais en quelques remarques, il révèle leur médiocrité et ils s’en retournent penauds. Mais ils s’acharnent encore, ils enfilent les mots. Ils savent que c’est mauvais, qu’il manque toujours quelque chose, et pourtant ils gardent le secret espoir qu’un jour le maître dira c’est bien, tu as fait de vrais progrès. »
Elles disaient : « Encore une nouvelle histoire ? Qu’as-tu fait de la précédente ? A-t-elle été réussie ? Vraiment réussie ? Y a-t-il quelqu’un qui l’ait remarquée ? »
Elles disaient : « Ce récit, un véritable écrivain en aurait tiré bien davantage… »
Et Louis Butin, la bouche pincée, lâchait le stylo et se bouchait les oreilles. Des larmes coulaient de ses yeux délavés. Il se tirait les poils du visage et reprenait son labeur d’écriture.
Et elles disaient : « […] »
Alors je dis, criant à pleine voix pour couvrir l’éreintant supplice : « Mais je n’ai rien fait pour mériter ça ! En quoi je mérite un pareil châtiment ? Sisyphe, lui, il l’a bien cherché ! Mais… moi !
    Tu cites Sisyphe en te croyant malin et après tu t’étonnes que nous te réservions ce genre de calvaire… Tu as encore beaucoup à apprendre sur ta vanité.
    Laissez-moi tranquille. J’écris par distraction, pour le plaisir de l’imagination, pas par orgueil ! N’est-ce pas ?...
    Allons, allons, mon p’tit, tu es venu ici de ton plein gré. Ne nous reproche pas ce que tu aimes t’infliger à toi-même, me dit le psychopompe en plongeant son regard aimable dans le mien.
    C’est injuste.
    Oh ! Il y a bien pire ! Je peux te montrer. Cela devrait te remonter le moral, en attendant que tu descendes ici pour de bon.
    Je veux bien, ai-je soupiré.
    Que veux-tu voir ?
Je voudrais voir ce qui arrive aux bibliothécaires qui méprisent les usagers de leurs bibliothèques. »

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