Le Coin
réservé aux Enfers pour votre serviteur
Je m’étais couché de
bonne humeur et je ne savais pas si j’étais en train de dormir ou si je
somnolais. Une idée éclairait ma nuit.
L’appartement était
silencieux. Dans sa chambre, ma fille se pelotonnait contre ses doudous et,
auprès de moi, mon épouse était plongée dans un sommeil immobile. Dans
l’obscurité, mon idée dégageait comme une lanterne sourde un coin de jour, à
courte portée.
Et donc, allongé sur le
côté, je contemplais dans cette lumière bizarre un bout de mon oreiller et,
derrière celui-ci, la surface plane du lit qui me séparait de ma femme.
Se forma alors sous mes
yeux une ouverture verticale, un puits dont l’ellipse noire de la taille d’un
poing approfondissait le drap de dessus. En approchant mes doigts de ce petit
gouffre, je remarquai une fraîcheur inattendue. Je tendis le cou et, alors que
j’amenais mon regard sur ce vide tout rond, je découvris une volée de marches
qui descendait en colimaçon. De mon regard à mes pieds se fit un échange
naturel et spontané ; et me voilà en train de descendre, comme un idiot
fasciné, par ce chemin douteux.
J’avais froid et
j’étais trempé jusqu’aux os, la descente me donnait le tournis. Dans mon corps
se succédaient frissons et nausée ; un profond malaise étreignait mon
cœur. Je débouchai soudain sur une vision de cauchemar.
Il y avait sur toutes
choses un voile trompeusement doux et liquide.
De loin en loin, la
roche polie, rompue, éclatée, travaillée par les éléments, lançait des reflets
d’améthyste, de sombre émeraude, de gypse pâle ou de perle grise.
Une plaine, en pente
légère, s’étirait sous une voûte de roche sombre, imprécise et scintillante ; à
ces cieux lourds et puissants glissaient des lueurs vertes, rouges ou mauves,
comme des vagues accourant des territoires profonds.
D’épaisses colonnes
montaient de toute la vallée et de tout le paysage plus lointain pour soutenir
le plafond de pierre ; ces colonnes torses étaient de fumée, d’eau laiteuse, de
feu, ou de pierres précieuses, naissant et mourant, croissant et retombant,
s’enroulant sur elles-mêmes et s’étiolant en tornade plaintive. Je distinguais
entre ces impressionnants piliers des villes monstrueuses entourées de canaux
luisants d’une eau pâle et irisée ; il y avait aussi des forêts sombres,
d’immenses palais prétentieux, des lacs de feu, des jardins botaniques
grotesques…
On pouvait entendre le
grondement de la terre, l’écoulement de la lave, le crépitement du feu, le
sifflement du vent, le chant doux de l’eau ; et tous ces sons me parvinrent avec
acuité, sans se confondre, puis s’amalgamèrent dans le creuset hélicoïdal de ma
cochlée, épuisant mes nerfs, et refluant, me laissant terrassé par un
tremblement primitif, allongé sur le sol des Enfers.
Quand je me retournai
pour voir d’où j’étais venu, je constatai une paroi verticale percée
d’innombrables escaliers par lesquels des cohortes tranquilles d’êtres humains
descendaient — leur démarche résignée, lourde d’une tristesse presque
cérémonieuse m’éprouva encore davantage que l’effrayant spectacle des Enfers.
« Putain, t’es
qui, toi ? »
La voix m’a fait
sursauter et, quand je me suis retourné, j’ai découvert mon guide. En grec, on
dit « psychopompe », ce qui veut dire le « guide des
âmes ». Suivant les mythologies ou les religions, il porte des noms
différents, mais son rôle, en général, est de venir nous chercher pour nous
emmener, au-delà de la mort, vers notre dernière destination.
« J’me répéterai
pas deux fois… T’es qui, putain ?… »
Je n’ai pas répondu
« Je suis Louis Butin » car j’ai eu peur qu’il ne soit dur d’oreille
et qu’il croie que moi aussi je dis « putain ». Je me suis tenu sur
la réserve. Il m’a pris par le bras et il m’a dit :
« Monsieur se
prend pour un poète et descend aux Enfers pour obtenir une visite guidée ? »
De la main qui ne
m’immobilisait pas le bras, il a découpé la calotte de mon crâne, il a plongé
son doigt dans ma cervelle − brrr ! quel atroce souvenir −, l’a
retiré puis l’a goûté. Et il a dit :
« Et pas des plus
fameux non plus… »
J’imagine, en effet,
que le psychopompe a fréquenté des poètes d’une autre trempe que la mienne.
« Tu veux voir ce
qui attend les types comme toi ?, m’a-t-il dit.
− C’est bien aimable,
mais je crois que je vais rentrer maintenant… Mon idée n’était peut-être pas si
bonne que ça, ai-je tenté.
− Allons, allons…
Maintenant que t’es là… »
Et, toujours bien
cramponné à mon bras, il m’a entraîné vers un genre de poste de douane où
attendaient tristement toutes les âmes des morts.
« Il est avec
moi… », a-t-il dit aux âmes des douaniers restés douaniers en Enfer pour
tamponner jusqu’à la fin des temps des passeports inexistants.
Nous sommes passés de
l’autre côté. Mon guide s’est tourné vers moi et m’a dit : « tu
écris les Enfers ou l’Enfer ? » Je ne savais pas
ce qu’il fallait répondre. Il a eu un sourire ironique, énigmatique.
Derrière lui se
déversait en silence sur les terres de… des Enfers… la foule des morts.
En quelques jaillissements
soudains, la cité apparut dans toute son odieuse splendeur.
Tous édifices humains
se recouvraient les uns les autres : des parcelles de confort ou de
tourment, de beauté ou de laideur, d’hommage ou de satire, d’esprit pratique ou
d’incohérence, et cet inouï fatras s’ornait d’obliques symboles qu’on avait à
peine le temps de repérer. Puis, quand on s’avança dans l’extraordinaire canyon
urbain tout peinturluré de fête, de luxe et de vice, des milliers d’esprits
lâchèrent sur nous une pluie de cotillons ; ils acclamaient les nouveaux
décédés, souhaitaient la bienvenue, consolaient.
Une douloureuse
mélancolie saisit mon cœur : ces tourbillons hystériques se dissolvaient
dans la solennité d’un rêve inquiet.
Dans ma sidération, je voyais
des proches se tomber dans les bras — retrouvailles dans le monde profond,
évocation de jours enfuis, nostalgie d’une enfance de l’homme qu’on ne retrouvera
jamais, plus jamais.
« Poète de mes
deux…, ricana mon guide. Allons… Viens par ici. »
Il ouvrit la porte d’un
pavillon résidentiel de plain-pied, d’un modèle parfaitement banal. La porte était
blanche, agrémentée d’une fenêtre en demi-lune. À l’intérieur, je n’ai visité
qu’une seule pièce : un bureau sans charme dont le seul agrément était une
bibliothèque garnie.
Et dans ce bureau je me suis vu, assis, voûté.
Mon visage était défait ; il n’y avait plus que mon nez qui se tînt encore
debout dans cette déconfiture.
J’avais à la main un
stylo plume luxueux, trop gros et trop lourd, au bec de plume en or,
prétentieux comme un cigare de havane. La phalange de mon index était déformée
par la bosse de l’écriture. Hélas, moi qui repose habituellement mes mains sur
les claviers des ordinateurs, j’étais condamné au papier et au stylographe !
J’ai tourné une figure
anxieuse vers le psychopompe, il m’a incité du menton à mieux regarder mon
châtiment.
Louis Butin, mort,
continuait d’écrire. Cette idée aurait dû me plaire, mais tout dans l’individu
qui se tenait devant moi et qui me représentait dégageait un sentiment d’échec…
Il griffonnait douloureusement, reposant quelques instants l’outil de son
supplice pour couvrir ses oreilles. Alors, en cherchant à entendre, j’ai
commencé à les distinguer.
Les voix.
Sortaient-elles des
livres de la bibliothèque ? Sortaient-elles de la bouche même de ce pauvre
Louis Butin ? Elles arrivaient de partout et produisaient une impression
pénible, une nausée exaspérante.
Elles disaient :
« Pourquoi racontes-tu ces histoires ? Que cherches-tu à dire ?
Personne ne s’intéresse à ce que tu fais… Veux-tu prouver quelque chose ?
Tu es comme ces enfants qui vont brandir leur rédaction devant leur professeur,
tout pleins de confiance… Mais en quelques remarques, il révèle leur médiocrité
et ils s’en retournent penauds. Mais ils s’acharnent encore, ils enfilent les
mots. Ils savent que c’est mauvais, qu’il manque toujours quelque chose, et
pourtant ils gardent le secret espoir qu’un jour le maître dira c’est bien, tu as fait de vrais progrès. »
Elles disaient :
« Encore une nouvelle histoire ? Qu’as-tu fait de la
précédente ? A-t-elle été réussie ? Vraiment réussie ? Y a-t-il quelqu’un qui l’ait
remarquée ? »
Elles disaient :
« Ce récit, un véritable
écrivain en aurait tiré bien davantage… »
Et Louis Butin, la
bouche pincée, lâchait le stylo et se bouchait les oreilles. Des larmes
coulaient de ses yeux délavés. Il se tirait les poils du visage et reprenait
son labeur d’écriture.
Et elles
disaient : « […] »
Alors je dis, criant à
pleine voix pour couvrir l’éreintant supplice : « Mais je n’ai
rien fait pour mériter ça ! En quoi je mérite un pareil châtiment ?
Sisyphe, lui, il l’a bien cherché ! Mais… moi !
− Tu cites Sisyphe en te
croyant malin et après tu t’étonnes que nous te réservions ce genre de calvaire…
Tu as encore beaucoup à apprendre sur ta vanité.
− Laissez-moi tranquille.
J’écris par distraction, pour le plaisir de l’imagination, pas par orgueil !
N’est-ce pas ?...
− Allons, allons, mon
p’tit, tu es venu ici de ton plein gré. Ne nous reproche pas ce que tu aimes
t’infliger à toi-même, me dit le psychopompe en plongeant son regard aimable
dans le mien.
− C’est injuste.
− Oh ! Il y a bien
pire ! Je peux te montrer. Cela devrait te remonter le moral, en attendant
que tu descendes ici pour de bon.
− Je veux bien, ai-je
soupiré.
− Que veux-tu voir ?
Je voudrais voir ce qui
arrive aux bibliothécaires qui méprisent les usagers de leurs bibliothèques. »
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