« Cela
a-t-il suffit à te consoler du tourment qui t’est destiné, ou veux-tu voir
autre chose ? », m’a demandé le Psychopompe.
J’ai
pris le temps de réfléchir puis j’ai demandé :
« Vous
avez des managers ?
− Oh, ils sont
pratiquement tous ici !
− Que faites-vous des
managers qui font l’apologie de la volonté, qui disent aux autres "quand
on veut on peut ?", ceux qui écrasent les employés et les chômeurs de
leur arrogance de privilégiés ?...
− Dis donc, c’est très
orienté comme question !
− Oui, ou non ?
− Je… Oui… Mais c’est un
spectacle tout à fait pénible… Te voilà prévenu ! »
Nous
sommes dons sortis des Bibliothèques et Médiathèques municipales des Enfers.
Plus
loin, sur l’esplanade, mon guide avisa une bouche de métro et m’entraîna à sa
suite dans la station "BME" (les acronymes sont une spécialité
infernale). Je fus amusé de constater que, même sous terre, il y avait un moyen
de transport sous-terrain − que sous les bas cieux d’une grotte, on creusait d’autres
galeries.
Les
tunnels de la station baignaient dans une lumière agréable et, parvenu aux
portillons d’accès, je vis le sévère châtiment de ceux qui ont trop
fraudé : leurs corps étaient pliés d'une façon ridicule pour former des
tourniquets humains, et de cruels démons leur faisaient faire
des galipettes en se moquant d’eux. Certains fraudeurs hurlaient comme dans un
manège, mais avec une conviction qui faisait dresser les poils dans la nuque. J’ai
froncé les sourcils car ce me semblait une épreuve bien pénible pour une
infraction à la morale qui n’était tout de même pas si grave. Le psychopompe
m’expliqua qu’ils devaient tourner autant de jours que de voyages non payés.
Mon
sens moral a été piqué. J’ai cherché à plaider une réduction de peine pour ces
braves gens, dont la plupart n’avaient peut-être pas les moyens, à cause de la
société, de s’affranchir du tarif – Diable !
je devais, moi-même, quelques jours aux tourniquets infernaux !
Mon
accompagnateur m’écouta, docile. Puis il me dit qu’il n’avait aucun pouvoir de
décision concernant ces gens-là. Il me rassura gaiement : quelques jours
de tourniquet n’étaient rien au regard des supplices éternels ! Sa
légèreté de ton fit plonger mon cœur bien bas dans mon ventre. La sueur me vint
au cou et aux mains.
J’ai
demandé s’il fallait que je paye mon ticket, pour le métro des Enfers. Non, ce
n’était pas la peine… « La gratuité des transports est essentielle à une
société juste ! et les Enfers sont une société tout à fait juste !,
se vanta mon guide en criant par-dessus les hurlements des hommes cloués aux tourniquets.
— Eh bien, c’est gratuit
ici et vous saquez ceux qui ont fraudé là-haut ! Superbe hypocrisie !
— Hahaha ! Mais
dis-donc, t’es un marrant, toi !, fit le Psychopompe en m’envoyant une
claque brutale dans le dos, qui me coupa le souffle. Comment tu t’appelles,
déjà ? Louis… ?
— Rheu… Et vous, je … !
Puis-je vous appeler par un prénom ?!
— Tu n’as qu’à m’appeler
Anatole !
— Ah bon ?!
— Y avait un gars qui
m’avait fait marrer comme toi ! et il m’avait raconté qu’il appelait son
âne Anatole !
Il forçait sa voix.
— Et donc, vous voulez
que je vous appelle comme l’âne de ce type ?!
— Voilà !
— Ça ne vous dérange
pas ?!
— Je suis un mec
simple ! Ce qui me fait rire me convient ! L’âne Anatole, c’est
marrant ! »
Une
femme tourniquait en poussant des cris suraigus ; Anatole l’arrêta d’un
coup en la saisissant par les cheveux. La tête partit en arrière dans un angle
impossible avec un gargouillement atroce.
« Oh pardon…, dit
Anatole. Mais fais moins de bruit s’il-te-plaît : je discute avec
quelqu’un. »
Il
remit en place la tête de la dame. Elle était emplie de sang à cause de la
force centrifuge et les yeux lui sortaient de la tête. La malheureuse trouva la
force de dire : « excusez-moi, Anatole. »
Je
dis à cette femme : « Tenez bon, madame, oh… je vous plains… Mais
vous verrez, vous serez bien soulagée quand ce sera fini.
— C’est mon premier jour,
et il m’en reste trente-cinq, a-t-elle pleurniché.
— Allons, allons… »,
l’a interrompue Anatole et il l’a relancée dans ses atroces cabrioles.
Un
pincement d’émotion m’a arraché une larme. Anatole m’a dit : « on ne
va pas traîner ici, quand même… Je te rappelle que tu veux voir les
managers ! »
J’ai
donc choisi le tourniquet dont le supplicié me paraissait le plus résistant —
le type serrait les dents et grognait comme un vrai héros de film américain —
et je l’ai franchi tant bien que mal.
Passé
les portillons, les souterrains du métro étaient splendides : leur voûte
en cintre gothique, les nombreuses colonnades peintes en couleurs vives et les
lanternes hexagonales produisaient une impression de mystère très agréable.
Dans ce labyrinthe, certains des usagers couraient de toute la force de leurs
jambes — ceux-là portaient sur leurs épaules de petits démons à becs d’aigle
qui leur tiraient les cheveux et leurs griffaient le front en
disant : « Ah làlà ! plus vite ! plus vite ! tu
vas encore le rater ! »
« Tu
trouveras beaucoup de Parisiens dans cette amusante occupation…, me dit
Anatole. Ce tourment est réservé à ceux qui couraient après le métro pour
s’économiser trois minutes d’attente ; ô vanité ! Et ils pensaient gagner
du temps !
—
Mais
enfin, beaucoup d’entre eux ne sont pas responsables de leur comportement !
Je le sais bien moi-même. C’est en voyant d’autres personnes courir dans le
métro qu’ils ont été contaminés par cette manie…
—
Aux
Enfers, nous rappelons à chacun qu’il est responsable de ce qu’il fut et de ce
qu’il fit là-haut…
—
Hum… »
J’aurais
aimé lui objecter la psychanalyse, certaines théories freudiennes sur les
conséquences de l’éducation et de la société, la relativité de la
responsabilité individuelle... Mais, dans ce contexte, bousculé par de pauvres
parisiens pressés, éperonnés par les démons juchés sur leurs épaules, cela me
parut trop absurde.
Nous
parvînmes au quai, bondé de voyageurs. Je me rendis compte que beaucoup de
morts ont un usage quotidien de ces transports pour se diriger vers leurs
prochaines tortures ou, plus banalement, pour rendre visite à leur famille, à des
amis… et je commençais tout juste à entrevoir que ces Enfers étaient une
société fonctionnelle où l’on pouvait mener, au quotidien, une vie changeante,
divertissante, instructive et utile – même si la plupart du temps était allouée
à diverses punitions.
Des
écrans digitaux indiquaient le temps d’attente du métro, ils indiquaient en
clignotant irrégulièrement : ∞ min. De nombreuses personnes ne parvenaient
pas à détacher leurs yeux de cet affichage narquois.
Je
n’eus pas le temps de me demander si j’allais rester un temps infini à attendre
le train. Il s’annonça en sifflant dans le tunnel et il fit son entrée soufflant,
grinçant, puis un signal électronique précéda l’ouverture des portes. La rame
vomit des passagers et engloutit une nouvelle cargaison.
« Joue
des coudes. », me dit Anatole.
Entrer
dans le wagon me parut aussi difficile que d’essayer de traverser une mêlée de
rugby entre les deux équipes rivales, juste au moment où celles-ci se
percutent. Mais je fus bousculé, projeté vers l’intérieur, par un groupe de
Parisiens pressés par leurs démons hurlant : « ça passe ! ça
passe ! »
Les
portes se refermèrent en claquant sur l’un de ces drôles d’attelages, elles le maintinrent
bien fort tandis que le métro repartait ; l’homme cria tout le long du
trajet jusqu’à la station suivante, se faisant rogner bouts après bouts par des
saillies du tunnel la partie du corps restée exposée hors du train.
Dans
le wagon lui-même, j’ai été étonné de voir des personnes servir de sièges et de
strapontins aux passagers. Qui étaient-ils ? Qu’avaient-ils fait pour
mériter cela ?
« Tu
vois ? Eux, ils étaient contrôleurs. Certains étaient fiers, d’autres en
avaient honte. Ici, on leur a trouvé une bonne utilité. », dit Anatole.
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