lundi 16 février 2015

Les Contes de Bibi-Gol - 1 - Lire avec l'oeil de l'estomac

Bibi-Gol habite chez mon ami Arach. 
Il faut monter au grenier, écarter du pied quelques livres qui encombrent le passage et là, entre trois étagères de bibliothèque, dans un fauteuil confortable, à côté d’une vieille malle à trésors, se trouve le vénérable Bibi-Gol.
Je dis « le » vénérable, mais en vérité je n’ai pas encore réussi à savoir si c’est un homme ou une femme.
Cette personne est si vieille ! Les rides sur son visage sont aussi creusées que les draps d’un lit défait. Ses cheveux sont longs, blanchis par le temps et couvrent ses épaules maigres et osseuses. Les sourcils de Bibi-Gol sont épais comme des touffes de buissons de la steppe et sous ces épineux sourcils, les yeux de Bibi-Gol veillent, noirs et lumineux à la fois, sages et tout pleins de malice.

Arach vit à Lyon, avec son épouse et son fils. Leur maison se trouve à quelques pas du manoir des frères Lumières. C’est là que furent créées les premières caméras de cinéma.
Quand je rends visite à mes amis, je n’omets jamais de passer saluer Bibi-Gol.
Arach prépare un petit plateau sur lequel il dispose les friandises préférées de l’ancêtre : des morceaux de poulet bouillis dans de la pulpe de tomate avec quelques épices, un peu de riz parfumé, mais aussi des fruits et des petits gâteaux sablés à la farine de pois chiche et à la cardamome.
Nous gravissons les escaliers jusqu’au grenier et nous poussons une porte grinçante. Mon ami m’explique qu’avant que Bibi-Gol vienne s’installer chez lui, il avait peur d’entrer dans le grenier car il le croyait hanté par des esprits malfaisants. Arach range là tous ses livres, et c’est bien connu : les fantômes, les fées et les génies sont attirés par les accumulations de livres et aussi un peu d’obscurité. À chaque fois qu’Arach voulait reprendre un livre classé dans le grenier, ses jambes se mettaient à trembler de peur car il était possible que ce livre soit en train d’être lu par un esprit frappeur et que celui-ci refuserait l’emprunt et jouerait un mauvais tour à mon pauvre ami !
Or, un jour, Bibi-Gol est venu sonner à la porte. Il venait de très loin ! Il venait d’Iran ! Dieu sait comment il était venu ! Il se tenait là, sur le trottoir, assis sur sa malle à trésors. Il indiqua d’un doigt décharné son gosier ouvert pour signifier qu’il avait faim et soif, puis ce doigt descendit et désigna ses chaussures abîmées pour montrer qu’il était fatigué.
On le fit entrer, on l’installa au salon, mais Bibi-Gol clignait des yeux et gémissait ; il se plaignait de la lumière. On le fit donc monter jusqu’au grenier, où l’ancêtre s’établit avec des sourires satisfaits.
Arach me dit que l’énergie opiniâtre de Bibi-Gol est si forte, en lutte avec la mort depuis des temps si lointains, que pas un mauvais génie ne pourrait en venir à bout, ni même un mauvais microbe.

La porte du grenier s’ouvre. Au fond de la pièce, le visage serein, placide, Bibi-Gol attend le moment de notre compagnie. Mais on ressent pourtant, dans le halo d’une unique ampoule, son impatience frémissante pour le plateau-repas préparé par Morgane, l’épouse d’Arach. On dépose le plateau devant ses yeux pétillants, et les longs bras maigres de l’aïeul s’étirent jusqu’aux mets appétissants. Sans faire de manières, ses doigts osseux aux ongles jaunes se saisissent des divers aliments. Sa main puise une certaine quantité de riz et modèle dans le creux de sa paume, en serrant le poing, un petit globe aggloméré de grains blancs que Bibi-Gol engloutit joyeusement.
Une fois repue, l’humaine créature nous regarde et s’amuse de notre respect et de notre silence. Il rit. Quelques grains de riz s’échappent de sa bouche et vont se perdre dans les interstices poussiéreux du parquet.
Nous le félicitons pour sa santé et sa bonne humeur, il nous complimente pour notre gentillesse.
Des fois, cela suffit. Bibi-Gol commence à somnoler. Nous nous retirons sur la pointe des pieds. Derrière nous, l’ancêtre retire un livre de la bibliothèque, soufflète un esprit qui le lui dispute, et pose le volume ouvert sur son ventre afin de lire, pendant son sommeil, avec l’œil de  l’estomac.

Il arrive également que Bibi-Gol se sente agité après le repas. Il grignote de microscopiques morceaux de gâteaux tandis qu’il nous abreuve d’histoires abracadabrantes. Comme cette histoire, justement, de lire avec l’œil de l’estomac.


Lire avec l’œil de l’estomac


« Parfois…, dit Bibi-Gol, nos forces et notre raison s’échappent de nous pendant que nous lisons un livre… Dans le confort d’un canapé ou d’un lit, vous cheminez d’une ligne à l’autre, et alors ces rayures noires font l’effet d’un mirage de chaleur d’où émergent quelques mots. Vous tentez d’écarter le livre, de le tendre au-dessus de votre tête et, surpris par le sommeil, vous le lâchez sur votre grand nez.
« Héhé… 
« Ainsi le livre, l’encre noire des mots du livre, se met peut-être à aspirer l’air de nos yeux et l’oxygène de notre cerveau. Les lignes s’embrouillent, les mots se mélangent et se mettent à nous parler une langue étrangère. Nos yeux, secs, fatigués, commencent à se fermer et notre cerveau tente vainement de mémoriser l’action, de comprendre le sens de l’histoire que nous étions en train de lire. Nous sommes alors une proie facile pour l’influence secrète des livres.


« Par exemple, cette jeune fille… C’était un après-midi bien chaud. Elle s’était retirée dans sa chambre, loin des conversations ennuyeuses des adultes, et s’était confortablement installée dans son lit, avec un recueil de contes merveilleux. Elle n’avait pas immédiatement commencé à lire. Tout en refaisant une de ses tresses, elle avait d’abord contemplé la couverture en cuir sombre avec sa belle écriture dorée et ses motifs de fleurs charmants. Elle avait bâillé, puis elle s’était décidée, mollement, à ouvrir le livre. Elle commença à lire un conte.

Dans un palais, au bord du désert, un roi et une reine ne pouvaient pas avoir d’enfant.
Le roi avait beau regarder jour après jour le ventre de miel de son épouse, il ne le voyait pas s’arrondir autrement que sous l’effet des nombreuses pâtisseries que s’empressait de confectionner pour eux leur bon chambellan. Les jours passaient. Le roi et la reine forcissaient, grossissaient, engraissaient mais ils ne voyaient pas venir de bébé. Le brave chambellan adorait son monarque à l’égal de Dieu, il entourait le couple royal de toute sa prévenance et dépensait sans compter l’argent du palais pour satisfaire ses maîtres.

La lectrice, dès le début de l’histoire, avait ressenti une douce fatigue, prometteuse d’une sieste digestive bien agréable. Ses yeux commençaient à clignoter au moment où le roi à la grosse bedaine, errant tristement dans les souterrains de son palais, une pâtisserie gluante de miel et de sucre entre les mains, avait trébuché dans les escaliers, les avait dévalés cul par-dessus tête et s’était retrouvé nez à nez avec un rat.
Le roi se plaignit de ses infortunes au rat : il ne voyait pas venir d’héritier ; son épouse devenait de plus en plus grosse ; lui-même était si gras qu’il ne se sentait même plus capable de monter sur un cheval pour défendre son pays et, de plus, sa fortune semblait disparaître dans les sables du désert.
Le rat répondit qu’il pouvait arranger cela, à condition que le roi veuille bien « lui laisser le trésor de semoule, de beurre, d’huile, de miel, de sucre et de dattes qui gisait dans la terre du cellier ». Le roi vit son gâteau tombé au sol, à moitié écrasé, et consentit de bonne grâce à le laisser au rat. Le rat lui dit : « Ô mon roi, avant la prochaine année, ton épouse et toi serez minces comme deux ascètes et vous aurez l’héritier que tu réclames tant ! »
Et ainsi, le lendemain, le pauvre chambellan fit irruption, affolé, dans la salle du trône : il ne restait plus rien des réserves de semoule, de beurre, d’huile, de dattes, de sucre et même de miel dans le cellier ! Tout avait été volé, il ne restait plus une miette de ces précieuses denrées !
La jeune lectrice était vaguement intéressée par cette histoire et il lui semblait qu’elle comprenait bien la fourberie du rat. Les mots, pourtant, commencèrent à se mélanger.
Le roi, donc, avait perdu sa semoule et sa femme de miel se mit à attendre que le cellier se remplisse de nouveau. Ils maigrirent bien vite de ce régime sans bébé. Puisqu’il n’y avait plus grand-chose à manger, le château se vidait de ses habitants. Le chambellan se désolait et voulait tuer tous les rats. Mais il y en avait partout maintenant, des rats embêtants ! On en trouvait derrière les rideaux ; ils trottaient dans les couloirs, envahissaient les placards des cuisines, et même les écuries désertées par les chevaux qui avaient préféré tenter leur chance ailleurs. Il n’y avait plus rien. Les rambêtants avaient tout dévoré. On ne se nourrissait plus que d’eau bouillie avec quelques feuilles de thé. Il arrivait même qu’on trouve des petites crottes de rambellans jusque dans ces maigres infusions. Le chat se désolait, impuissant contre la multiplication des petits rambellans !

Ici, la lectrice s’étira et se frotta les yeux, car elle ne comprenait plus grand-chose à l’histoire. Elle crut un instant voir, debout sur son oreiller, un petit rat vêtu d’une veste de soie verte damassée de chambellan. Un rambellan ! Elle tenta de reprendre ses esprits, mais c’était plus fort qu’elle : elle continua à lire tout de travers.

 Le roi découvrit bientôt que son ventre devenait rond, non pas de ce qu’il avait mangé, mais d’un héritier qui grandissait dans son cellier. Le roi se demandait s’il y avait, là-dedans, une future princesse ou un futur prince. Il serait ravi d’enfanter une princesse, intrépide et robuste, pour pouvoir faire la guerre à ses voisins et pour chasser le lion avec lui ; mais un joli petit prince délicat lui ferait très plaisir aussi, pour l’entendre chanter gracieusement, tisser des châles et déclamer de la poésie.
Les nuages poussaient le vent. Une pluie généreuse tomba du sol et ensemença le ciel aride. Mais les récoltes, abondantes, furent entièrement dévorées, dans tout le pays, par les innombrables rambellans.
Dans son château, le roi se mourait de faim. Il était squelettique, à l’exception de son ventre admirablement rempli d’un futur enfant. Il entreprit bientôt de se plaindre à son peuple : pourquoi n’y avait-il plus de réserves ? Il se rendit en ville et manifesta à grands cris sa colère. Mais le peuple ne répondit pas. À l’abri de ses maisons, il faisait la sourde oreille. Le roi furieux renversa alors le peuple, il mit le feu à la ville, il proclama la révolution et s’enfuit sur le dos d’un âne, laissant son château aux maléfiques rambellans.

Le roi révolutionnaire perdit son âne dans un paysage de collines et de forêts. Il dut chercher refuge dans une grotte où il attendit en gémissant que son bébé vienne au monde.
Au fond de la grotte, des gouttelettes s’écoulaient le long de grands stalactites. Cette eau excellente s’abreuvait à même la bouche du roi. En vérité, la grotte trouva sa subsistance grâce au pauvre homme. Elle se nourrissait des infimes squames de sa peau, des légères pellicules tombées de ses cheveux, de ses petites larmes, de ses fines rognures d’ongles. La grotte se refaisait une santé sur le corps famélique du monarque : ses pierres s’arrondissaient, polissaient admirablement, brillaient d’un nouvel éclat.
Enfin, quand la grotte se sentit pimpante et bien accommodée, le roi accoucha d’une princesse. La princesse avait très faim. Elle hurlait ! Elle hurlait tant et tant ! Toute à ses besoins féroces, elle mordit à pleines gencives le nez de son papa dans une tentative désespérée pour manger quelque chose. Le pauvre roi était épuisé d’avoir enfanté et n’avait rien à lui donner. Le bébé, las, finit par s’endormir contre son père.
Le lendemain matin, la princesse était déjà un jeune guerrier. Aucune nourriture cependant n’avait franchi ses lèvres pâles. Elle avait terriblement faim. Son père exsangue dormait encore. La princesse se saisit de l’arc qui reposait sur le sol et, de la bouche de la grotte, décocha une flèche qui transperça un buffle vagabond.
Le buffle mugit de surprise. La flèche était fichée dans son dos.
Alors que la princesse affamée s’apprêtait à achever l’animal affaibli, celui-ci prit la parole et dit :
« Hélas ! Regarde ma pauvre peau transpercée ! Vois mon cuir noir tout ensanglanté ! C’est la couverture de mon livre. Si tu me tues et me dépèces, tout sera dit, les pages vont se répandre et s’envoler. Il ne restera plus rien ! Soigne-moi, s’il-te-plaît, pour que l’histoire puisse continuer. »
La princesse fut troublée par ce discours. Elle élabora un cataplasme dont elle enduit la blessure du buffle. Puis elle le regarda, émue, s’éloigner en trottinant et mugissant avec fierté.

Le lendemain, la princesse s’éveilla ; elle était devenue une grande personne. Mais son ventre toujours vide lui causait un mal atroce.
Elle se saisit de l’arc, se posta à la bouche de la grotte et, de là, décocha une flèche qui traversa l’espace et atteignit un faisan en plein vol effarouché.
L’oiseau lança un gloussement douloureux. La flèche avait traversé son aile.
Alors que la princesse affamée s’apprêtait à achever le volatile à l’agonie, celui-ci prit la parole et dit :
« Hélas ! Regarde ma pauvre aile abîmée ! Vois mes plumes blondes et mouchetées qui se chevauchent !  Ce sont les nombreuses pages de mon histoire. Si tu me tues et me plumes, tout sera dit, l’écriture s’échappera de moi ! Le livre sera une couverture vide. Je t’en supplie, soigne-moi pour que l’histoire puisse continuer. »
La princesse fut confondue par ce discours. Elle fabriqua un pansement pour l’aile du faisan. Puis elle le regarda, apaisée, s’éloigner en trottinant ; il exerçait ses courtes ailes avec orgueil.

Le surlendemain, quand la princesse s’éveilla, le roi son père n’était plus là. Elle contempla ses mains prématurément ridées. Elle était devenue une vieille dame et elle était toujours hantée par la sensation vague et confuse de la faim.
Elle se saisit de l’arc, s’assit devant la bouche de la grotte et guetta une éventuelle proie. Mais rien, semblait-il, seul un lièvre qui déguerpit soudain hors d'un fourré. Elle ajusta son tir. La flèche partit en cloche et vint se planter dans une des pattes du pauvre animal.
Alors que la vieille princesse affamée s’apprêtait à achever la douce créature plaintive, celle-ci prit la parole et dit :
« Hélas ! Regarde ma chère patte estropiée ! Où irai-je maintenant répandre mes petites crottes noires ? Ce sont les lettres qui composent les mots de mon histoire. Si tu me tues et me dévores, les lettres disparaîtront ! Le livre demeurera désespérément blanc. Pitié, Ô princesse, soigne-moi pour que l’histoire puisse continuer. »
La princesse fut apitoyée par ce discours. Elle confectionna une attelle pour la patte du lièvre, puis elle le regarda, le cœur soulagé, s’éloigner en trottinant, et signalant son chemin par un chapelet de petites crottes noires dans le sable blanc.

Du fond de la grotte, derrière la princesse, une voix mystérieuse dit alors :
« Ah…, malheureuse, en trois jours tu as sauvé plusieurs vies, mais tu n’as pas su sauver la tienne ! Tu vas mourir, maintenant... sauf… si tu parviens à lire avec l’œil de l’estomac. »
La princesse se dirigea vers le fond de la grotte. Elle découvrit, posé sur une roche parsemée d’éclats rouges comme des ongles de femme, un grand livre épais. Elle rassembla ses dernières forces et traîna péniblement l’ouvrage vers l’entrée de sa grotte pour pouvoir lire à la lumière du jour. Elle mit plusieurs minutes à déchiffrer le titre : La Princesse des rats. Mais rien que ces quatre mots redonnèrent à sa peau les couleurs qui lui manquaient.
La lecture du premier paragraphe atténua doucement la faim qui la faisait tant souffrir et les cernes creusés sous ses yeux s’estompèrent.
À mesure qu’elle lisait la suite de l’histoire, son corps retrouvait son éclat et sa souplesse. Si bien qu’au soir tombant, quand elle dut reposer le livre, elle se sentait en pleine forme. Et, de fait, elle était redevenue une belle jeune fille.

Le jour suivant, quand elle voulut reprendre sa lecture, elle se rendit compte que les pages qu’elle n’avait pas encore lues étaient vierges. Il n’y avait plus rien à se mettre sous l’œil. Mais ce n’était pas important, elle se sentait suffisamment forte pour quitter la grotte. Comme elle voulait emmener un souvenir du lieu de sa naissance, elle fourra dans la vieille sacoche de son père, une  des grosses pierres couvertes de ces bizarres ongles rouges.

Sur la route, elle se fit attaquer par une horde de rats. Ils avaient prospéré grâce au serment du père de la princesse et ils étaient devenus énormes et menaçants. Ces rats maléfiques brandissaient des poignards. Ils blessèrent la princesse, un filet de sang s’échappait de sa gorge. Alors que l’un d’entre eux s’apprêtait à achever cette douce jeune fille, celle-ci dit :
« Hélas ! Voyez le sang qui s’écoule de moi ! Ce flot de sang relie en phrases les mots de mon histoire ! Si vous me tuez et me videz de mon sang, les mots s’échapperont. Le livre n’aura aucun sens. Grâce ! Sauvez-moi et l’histoire s’accomplira. »

Les rats furent impressionnés par ce discours si savant. Ils la soignèrent et lui prêtèrent allégeance.
Elle leur raconta alors son histoire et leur dit comment elle avait réussi à lire avec l’œil de l’estomac. Les rats saluèrent cet épisode d’un cri de joie : ils étaient enchantés d’entendre que les livres pouvaient se manger ! On en trouvait en effet partout et en grande quantité.
Ils accompagnèrent leur princesse dans son ancien royaume et la rétablirent sur le trône. Le récit de la princesse s’échangea de rats en rats ; excités par ce conte, ils délaissèrent semoule, sucre, miel, dattes… et cherchèrent plutôt à grignoter les livres.
C’est alors qu’ils redevinrent de plus en plus chétifs. Ils perdirent leurs forces et leur férocité, mais les rats ne gagnèrent malheureusement pas en sagesse. Les chats s’enhardirent et les massacrèrent sans pitié.
La princesse devenue reine put donc régner sur un pays qui redécouvrait la joie de manger à sa faim, la liberté de sortir de chez soi sans se faire harceler par les rats. Le pauvre chambellan qui se désolait dans le palais accueillit la nouvelle reine avec effusion. Il fut ravi de pouvoir prendre soin d’elle et déclara qu’il pourrait bientôt, grâce à Dieu (et au départ des rats), lui faire de délicieux gâteaux au miel. Il eut bien du dépit devant la moue dédaigneuse de la reine. Son appétit était si léger ! Elle affichait pourtant une santé éclatante et sa silhouette pleine et voluptueuse fit venir des admirateurs du monde entier qui, eux, se régalèrent des pâtisseries du chambellan.
Le chambellan avait une autre raison d’être heureux : le trésor du palais ne serait plus jamais vide grâce aux pierres rouges de la grotte où la reine était née ; il s’agissait de parfaits rubis.

Et, tandis que la reine se retirait dans ses appartements pour lire, à la lueur de la bougie, de nouveaux livres avec l’œil de l’estomac, tandis que le fantôme du roi se consolait de l’ordre retrouvé du monde, les bêtes et les hommes faisaient un grand tapage pour accueillir la nuit, les rats grignotaient tristement les livres sans rien y comprendre et puis, dans son lit, la lectrice s’éveilla et s’étira. Le gros livre entrouvert glissa sur son ventre et, dans son ample chemise de coton, là où le livre reposait, la jeune fille découvrit plusieurs rubis échappés de l’histoire. »

« Et, hum, attendez…, précisa à notre intention Bibi-Gol en ricanant, les rubis n’y étaient pas vraiment, hein ? C'est juste une façon de dire avec des images. » 
L’aïeul nous fixait, narquois, cherchant sur nos figures d'adultes sérieux une petite déception enfantine.
Hokusai - kakurezato

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