Bibi-Gol
habite chez mon ami Arach.
Il faut monter au grenier, écarter du pied quelques livres qui encombrent le passage et là, entre trois étagères de bibliothèque, dans un fauteuil confortable, à côté d’une vieille malle à trésors, se trouve le vénérable Bibi-Gol.
Il faut monter au grenier, écarter du pied quelques livres qui encombrent le passage et là, entre trois étagères de bibliothèque, dans un fauteuil confortable, à côté d’une vieille malle à trésors, se trouve le vénérable Bibi-Gol.
Je
dis « le » vénérable, mais en vérité je n’ai pas encore réussi à
savoir si c’est un homme ou une femme.
Cette
personne est si vieille ! Les rides sur son visage sont aussi creusées que
les draps d’un lit défait. Ses cheveux sont longs, blanchis par le temps et
couvrent ses épaules maigres et osseuses. Les sourcils de Bibi-Gol sont épais
comme des touffes de buissons de la steppe et sous ces épineux sourcils, les
yeux de Bibi-Gol veillent, noirs et lumineux à la fois, sages et tout pleins de
malice.
Arach vit à Lyon, avec son épouse et son fils. Leur maison se trouve à quelques
pas du manoir des frères Lumières. C’est là que furent créées les premières
caméras de cinéma.
Quand
je rends visite à mes amis, je n’omets jamais de passer saluer Bibi-Gol.
Arach
prépare un petit plateau sur lequel il dispose les friandises préférées de
l’ancêtre : des morceaux de poulet bouillis dans de la pulpe de tomate avec
quelques épices, un peu de riz parfumé, mais aussi des fruits et des petits
gâteaux sablés à la farine de pois chiche et à la cardamome.
Nous gravissons les escaliers jusqu’au grenier et nous poussons une porte grinçante.
Mon ami m’explique qu’avant que Bibi-Gol vienne s’installer chez lui, il avait
peur d’entrer dans le grenier car il le croyait hanté par des esprits
malfaisants. Arach range là tous ses livres, et c’est bien connu : les
fantômes, les fées et les génies sont attirés par les accumulations de livres
et aussi un peu d’obscurité. À chaque fois qu’Arach voulait reprendre un livre classé
dans le grenier, ses jambes se mettaient à trembler de peur car il était
possible que ce livre soit en train d’être lu par un esprit frappeur et que
celui-ci refuserait l’emprunt et jouerait un mauvais tour à mon pauvre
ami !
Or,
un jour, Bibi-Gol est venu sonner à la porte. Il venait de très loin ! Il
venait d’Iran ! Dieu sait comment il était venu ! Il se tenait là,
sur le trottoir, assis sur sa malle à trésors. Il indiqua d’un doigt décharné
son gosier ouvert pour signifier qu’il avait faim et soif, puis ce doigt
descendit et désigna ses chaussures abîmées pour montrer qu’il était fatigué.
On
le fit entrer, on l’installa au salon, mais Bibi-Gol clignait des yeux et
gémissait ; il se plaignait de la lumière. On le fit donc monter jusqu’au
grenier, où l’ancêtre s’établit avec des sourires satisfaits.
Arach
me dit que l’énergie opiniâtre de Bibi-Gol est si forte, en lutte avec la mort
depuis des temps si lointains, que pas un mauvais génie ne pourrait en venir à
bout, ni même un mauvais microbe.
La
porte du grenier s’ouvre. Au fond de la pièce, le visage serein, placide,
Bibi-Gol attend le moment de notre compagnie. Mais on ressent pourtant, dans le
halo d’une unique ampoule, son impatience frémissante pour le plateau-repas
préparé par Morgane, l’épouse d’Arach. On dépose le plateau devant ses yeux
pétillants, et les longs bras maigres de l’aïeul s’étirent jusqu’aux mets
appétissants. Sans faire de manières, ses doigts osseux aux ongles jaunes se
saisissent des divers aliments. Sa main puise une certaine quantité de riz et
modèle dans le creux de sa paume, en serrant le poing, un petit globe aggloméré
de grains blancs que Bibi-Gol engloutit joyeusement.
Une
fois repue, l’humaine créature nous regarde et s’amuse de notre respect et de
notre silence. Il rit. Quelques grains de riz s’échappent de sa bouche et vont
se perdre dans les interstices poussiéreux du parquet.
Nous
le félicitons pour sa santé et sa bonne humeur, il nous complimente pour notre
gentillesse.
Des
fois, cela suffit. Bibi-Gol commence à somnoler. Nous nous retirons sur la
pointe des pieds. Derrière nous, l’ancêtre retire un livre de la bibliothèque,
soufflète un esprit qui le lui dispute, et pose le volume ouvert sur son ventre
afin de lire, pendant son sommeil, avec l’œil de l’estomac.
Il
arrive également que Bibi-Gol se sente agité après le repas. Il grignote de
microscopiques morceaux de gâteaux tandis qu’il nous abreuve d’histoires
abracadabrantes. Comme cette histoire, justement, de lire avec l’œil de l’estomac.
Lire avec l’œil de l’estomac
« Parfois…,
dit Bibi-Gol, nos forces et notre raison s’échappent de nous pendant que nous
lisons un livre… Dans le confort d’un canapé ou d’un lit, vous cheminez d’une
ligne à l’autre, et alors ces rayures noires font l’effet d’un mirage de
chaleur d’où émergent quelques mots. Vous tentez d’écarter le livre, de le
tendre au-dessus de votre tête et, surpris par le sommeil, vous le lâchez sur
votre grand nez.
« Héhé…
« Ainsi le livre,
l’encre noire des mots du livre, se met peut-être à aspirer l’air de nos yeux
et l’oxygène de notre cerveau. Les lignes
s’embrouillent, les mots se mélangent et se mettent à nous parler une langue
étrangère. Nos yeux, secs, fatigués, commencent à se fermer et notre cerveau
tente vainement de mémoriser l’action, de comprendre le sens de l’histoire que
nous étions en train de lire. Nous sommes alors une proie facile pour
l’influence secrète des livres.
« Par
exemple, cette jeune fille… C’était un après-midi bien chaud. Elle s’était
retirée dans sa chambre, loin des conversations ennuyeuses des adultes, et
s’était confortablement installée dans son lit, avec un recueil de contes
merveilleux. Elle n’avait pas immédiatement commencé à lire. Tout en refaisant
une de ses tresses, elle avait d’abord contemplé la couverture en cuir sombre
avec sa belle écriture dorée et ses motifs de fleurs charmants. Elle avait
bâillé, puis elle s’était décidée, mollement, à ouvrir le livre. Elle commença à
lire un conte.
Dans
un palais, au bord du désert, un roi et une reine ne pouvaient pas avoir
d’enfant.
Le
roi avait beau regarder jour après jour le ventre de miel de son épouse, il ne
le voyait pas s’arrondir autrement que sous l’effet des nombreuses pâtisseries que
s’empressait de confectionner pour eux leur bon chambellan. Les jours
passaient. Le roi et la reine forcissaient, grossissaient, engraissaient mais
ils ne voyaient pas venir de bébé. Le brave chambellan adorait son monarque à
l’égal de Dieu, il entourait le couple royal de toute sa prévenance et
dépensait sans compter l’argent du palais pour satisfaire ses maîtres.
La
lectrice, dès le début de l’histoire, avait ressenti une douce fatigue,
prometteuse d’une sieste digestive bien agréable. Ses yeux commençaient à clignoter
au moment où le roi à la grosse bedaine, errant tristement dans les souterrains
de son palais, une pâtisserie gluante de miel et de sucre entre les mains,
avait trébuché dans les escaliers, les avait dévalés cul par-dessus tête et
s’était retrouvé nez à nez avec un rat.
Le
roi se plaignit de ses infortunes au rat : il ne voyait pas venir d’héritier ;
son épouse devenait de plus en plus grosse ; lui-même était si gras qu’il
ne se sentait même plus capable de monter sur un cheval pour défendre son pays
et, de plus, sa fortune semblait disparaître dans les sables du désert.
Le
rat répondit qu’il pouvait arranger cela, à condition que le roi veuille bien
« lui laisser le trésor de semoule, de beurre, d’huile, de miel, de sucre
et de dattes qui gisait dans la terre du cellier ». Le roi vit son gâteau
tombé au sol, à moitié écrasé, et consentit de bonne grâce à le laisser au rat.
Le rat lui dit : « Ô mon roi, avant la prochaine année, ton épouse et
toi serez minces comme deux ascètes et vous aurez l’héritier que tu réclames
tant ! »
Et
ainsi, le lendemain, le pauvre chambellan fit irruption, affolé, dans la salle
du trône : il ne restait plus rien des réserves de semoule, de beurre,
d’huile, de dattes, de sucre et même de miel dans le cellier ! Tout avait
été volé, il ne restait plus une miette de ces précieuses denrées !
La
jeune lectrice était vaguement intéressée par cette histoire et il lui semblait
qu’elle comprenait bien la fourberie du rat. Les mots, pourtant, commencèrent à
se mélanger.
Le
roi, donc, avait perdu sa semoule et sa femme de miel se mit à attendre que le
cellier se remplisse de nouveau. Ils maigrirent bien vite de ce régime sans
bébé. Puisqu’il n’y avait plus grand-chose à manger, le château se vidait de
ses habitants. Le chambellan se désolait et voulait tuer tous les rats. Mais il
y en avait partout maintenant, des rats embêtants ! On en trouvait
derrière les rideaux ; ils trottaient dans les couloirs, envahissaient les
placards des cuisines, et même les écuries désertées par les chevaux qui
avaient préféré tenter leur chance ailleurs. Il n’y avait plus rien. Les rambêtants
avaient tout dévoré. On ne se nourrissait plus que d’eau bouillie avec quelques
feuilles de thé. Il arrivait même qu’on trouve des petites crottes de rambellans
jusque dans ces maigres infusions. Le chat se désolait, impuissant contre la
multiplication des petits rambellans !
Ici,
la lectrice s’étira et se frotta les yeux, car elle ne comprenait plus
grand-chose à l’histoire. Elle crut un instant voir, debout sur son oreiller,
un petit rat vêtu d’une veste de soie verte damassée de chambellan. Un
rambellan ! Elle tenta de reprendre ses esprits, mais c’était plus fort
qu’elle : elle continua à lire tout de travers.
Le roi découvrit bientôt que son ventre devenait
rond, non pas de ce qu’il avait mangé, mais d’un héritier qui grandissait dans son
cellier. Le roi se demandait s’il y avait, là-dedans, une future princesse ou
un futur prince. Il serait ravi d’enfanter une princesse, intrépide et robuste,
pour pouvoir faire la guerre à ses voisins et pour chasser le lion avec lui ;
mais un joli petit prince délicat lui ferait très plaisir aussi, pour
l’entendre chanter gracieusement, tisser des châles et déclamer de la poésie.
Les
nuages poussaient le vent. Une pluie généreuse tomba du sol et ensemença le
ciel aride. Mais les récoltes, abondantes, furent entièrement dévorées, dans
tout le pays, par les innombrables rambellans.
Dans
son château, le roi se mourait de faim. Il était squelettique, à l’exception de
son ventre admirablement rempli d’un futur enfant. Il entreprit bientôt de se
plaindre à son peuple : pourquoi n’y avait-il plus de réserves ? Il
se rendit en ville et manifesta à grands cris sa colère. Mais le peuple ne
répondit pas. À l’abri de ses maisons, il faisait la sourde oreille. Le roi furieux
renversa alors le peuple, il mit le feu à la ville, il proclama la révolution
et s’enfuit sur le dos d’un âne, laissant son château aux maléfiques rambellans.
Le
roi révolutionnaire perdit son âne dans un paysage de collines et de forêts. Il
dut chercher refuge dans une grotte où il attendit en gémissant que son bébé
vienne au monde.
Au
fond de la grotte, des gouttelettes s’écoulaient le long de grands stalactites.
Cette eau excellente s’abreuvait à même la bouche du roi. En vérité, la grotte trouva
sa subsistance grâce au pauvre homme. Elle se nourrissait des infimes squames
de sa peau, des légères pellicules tombées de ses cheveux, de ses petites
larmes, de ses fines rognures d’ongles. La grotte se refaisait une santé sur le
corps famélique du monarque : ses pierres s’arrondissaient, polissaient
admirablement, brillaient d’un nouvel éclat.
Enfin,
quand la grotte se sentit pimpante et bien accommodée, le roi accoucha d’une princesse.
La princesse avait très faim. Elle hurlait ! Elle hurlait tant et
tant ! Toute à ses besoins féroces, elle mordit à pleines gencives le nez de
son papa dans une tentative désespérée pour manger quelque chose. Le pauvre roi
était épuisé d’avoir enfanté et n’avait rien à lui donner. Le bébé, las, finit
par s’endormir contre son père.
Le
lendemain matin, la princesse était déjà un jeune guerrier. Aucune nourriture
cependant n’avait franchi ses lèvres pâles. Elle avait terriblement faim. Son
père exsangue dormait encore. La princesse se saisit de l’arc qui reposait sur
le sol et, de la bouche de la grotte, décocha une flèche qui transperça un buffle
vagabond.
Le
buffle mugit de surprise. La flèche était fichée dans son dos.
Alors
que la princesse affamée s’apprêtait à achever l’animal affaibli, celui-ci prit
la parole et dit :
« Hélas !
Regarde ma pauvre peau transpercée ! Vois mon cuir noir tout
ensanglanté ! C’est la couverture de mon livre. Si tu me tues et me dépèces,
tout sera dit, les pages vont se répandre et s’envoler. Il ne restera plus
rien ! Soigne-moi, s’il-te-plaît, pour que l’histoire puisse
continuer. »
La
princesse fut troublée par ce discours. Elle élabora un cataplasme dont elle
enduit la blessure du buffle. Puis elle le regarda, émue, s’éloigner en
trottinant et mugissant avec fierté.
Le
lendemain, la princesse s’éveilla ; elle était devenue une grande
personne. Mais son ventre toujours vide lui causait un mal atroce.
Elle
se saisit de l’arc, se posta à la bouche de la grotte et, de là, décocha une
flèche qui traversa l’espace et atteignit un faisan en plein vol effarouché.
L’oiseau
lança un gloussement douloureux. La flèche avait traversé son aile.
Alors
que la princesse affamée s’apprêtait à achever le volatile à l’agonie, celui-ci
prit la parole et dit :
« Hélas !
Regarde ma pauvre aile abîmée ! Vois mes plumes blondes et mouchetées qui
se chevauchent ! Ce sont les nombreuses
pages de mon histoire. Si tu me tues et me plumes, tout sera dit, l’écriture
s’échappera de moi ! Le livre sera une couverture vide. Je t’en supplie, soigne-moi
pour que l’histoire puisse continuer. »
La
princesse fut confondue par ce discours. Elle fabriqua un pansement pour l’aile
du faisan. Puis elle le regarda, apaisée, s’éloigner en trottinant ; il
exerçait ses courtes ailes avec orgueil.
Le
surlendemain, quand la princesse s’éveilla, le roi son père n’était plus là.
Elle contempla ses mains prématurément ridées. Elle était devenue une vieille
dame et elle était toujours hantée par la sensation vague et confuse de la
faim.
Elle
se saisit de l’arc, s’assit devant la bouche de la grotte et guetta une
éventuelle proie. Mais rien, semblait-il, seul un lièvre qui déguerpit soudain
hors d'un fourré. Elle ajusta son tir. La flèche partit en cloche et vint se
planter dans une des pattes du pauvre animal.
Alors
que la vieille princesse affamée s’apprêtait à achever la douce créature plaintive,
celle-ci prit la parole et dit :
« Hélas !
Regarde ma chère patte estropiée ! Où irai-je maintenant répandre mes
petites crottes noires ? Ce sont les lettres qui composent les mots de mon
histoire. Si tu me tues et me dévores, les lettres disparaîtront ! Le livre
demeurera désespérément blanc. Pitié, Ô princesse, soigne-moi pour que
l’histoire puisse continuer. »
La
princesse fut apitoyée par ce discours. Elle confectionna une attelle pour la
patte du lièvre, puis elle le regarda, le cœur soulagé, s’éloigner en trottinant,
et signalant son chemin par un chapelet de petites crottes noires dans le sable
blanc.
Du
fond de la grotte, derrière la princesse, une voix mystérieuse dit alors :
« Ah…,
malheureuse, en trois jours tu as sauvé plusieurs vies, mais tu n’as pas su
sauver la tienne ! Tu vas mourir, maintenant... sauf… si tu parviens à lire avec l’œil de l’estomac. »
La
princesse se dirigea vers le fond de la grotte. Elle découvrit, posé sur une
roche parsemée d’éclats rouges comme des ongles de femme, un grand livre épais.
Elle rassembla ses dernières forces et traîna péniblement l’ouvrage vers l’entrée
de sa grotte pour pouvoir lire à la lumière du jour. Elle mit plusieurs minutes
à déchiffrer le titre : La Princesse
des rats. Mais rien que ces quatre mots redonnèrent à sa peau les couleurs
qui lui manquaient.
La
lecture du premier paragraphe atténua doucement la faim qui la faisait tant
souffrir et les cernes creusés sous ses yeux s’estompèrent.
À
mesure qu’elle lisait la suite de l’histoire, son corps retrouvait son éclat et
sa souplesse. Si bien qu’au soir tombant, quand elle dut reposer le livre, elle
se sentait en pleine forme. Et, de fait, elle était redevenue une belle jeune
fille.
Le
jour suivant, quand elle voulut reprendre sa lecture, elle se rendit compte que
les pages qu’elle n’avait pas encore lues étaient vierges. Il n’y avait plus
rien à se mettre sous l’œil. Mais ce n’était pas important, elle se sentait
suffisamment forte pour quitter la grotte. Comme elle voulait emmener un
souvenir du lieu de sa naissance, elle fourra dans la vieille sacoche de son
père, une des grosses pierres couvertes
de ces bizarres ongles rouges.
Sur
la route, elle se fit attaquer par une horde de rats. Ils avaient prospéré
grâce au serment du père de la princesse et ils étaient devenus énormes et
menaçants. Ces rats maléfiques brandissaient des poignards. Ils blessèrent la
princesse, un filet de sang s’échappait de sa gorge. Alors que l’un d’entre eux
s’apprêtait à achever cette douce jeune fille, celle-ci dit :
« Hélas !
Voyez le sang qui s’écoule de moi ! Ce flot de sang relie en phrases les mots
de mon histoire ! Si vous me tuez et me videz de mon sang, les mots s’échapperont.
Le livre n’aura aucun sens. Grâce ! Sauvez-moi et l’histoire s’accomplira. »
Les
rats furent impressionnés par ce discours si savant. Ils la soignèrent et lui prêtèrent
allégeance.
Elle
leur raconta alors son histoire et leur dit comment elle avait réussi à lire avec l’œil de l’estomac. Les rats saluèrent
cet épisode d’un cri de joie : ils étaient enchantés d’entendre que les
livres pouvaient se manger ! On en trouvait en effet partout et en grande
quantité.
Ils
accompagnèrent leur princesse dans son ancien royaume et la rétablirent sur le
trône. Le récit de la princesse s’échangea de rats en rats ; excités par
ce conte, ils délaissèrent semoule, sucre, miel, dattes… et cherchèrent plutôt
à grignoter les livres.
C’est
alors qu’ils redevinrent de plus en plus chétifs. Ils perdirent leurs forces et
leur férocité, mais les rats ne gagnèrent malheureusement pas en sagesse. Les
chats s’enhardirent et les massacrèrent sans pitié.
La
princesse devenue reine put donc régner sur un pays qui redécouvrait la joie de
manger à sa faim, la liberté de sortir de chez soi sans se faire harceler par
les rats. Le pauvre chambellan qui se désolait dans le palais accueillit la nouvelle
reine avec effusion. Il fut ravi de pouvoir prendre soin d’elle et déclara qu’il
pourrait bientôt, grâce à Dieu (et au départ des rats), lui faire de délicieux
gâteaux au miel. Il eut bien du dépit devant la moue dédaigneuse de la reine. Son
appétit était si léger ! Elle affichait pourtant une santé éclatante et sa
silhouette pleine et voluptueuse fit venir des admirateurs du monde entier qui,
eux, se régalèrent des pâtisseries du chambellan.
Le
chambellan avait une autre raison d’être heureux : le trésor du palais ne
serait plus jamais vide grâce aux pierres rouges de la grotte où la reine était
née ; il s’agissait de parfaits rubis.
Et,
tandis que la reine se retirait dans ses appartements pour lire, à la lueur de
la bougie, de nouveaux livres avec l’œil de
l’estomac, tandis que le fantôme du roi se consolait de l’ordre retrouvé du
monde, les bêtes et les hommes faisaient un grand tapage pour accueillir la
nuit, les rats grignotaient tristement les livres sans rien y comprendre et puis,
dans son lit, la lectrice s’éveilla et s’étira. Le gros livre entrouvert glissa
sur son ventre et, dans son ample chemise de coton, là où le livre reposait, la
jeune fille découvrit plusieurs rubis échappés de l’histoire. »
« Et,
hum, attendez…, précisa à notre intention Bibi-Gol en ricanant, les rubis n’y étaient
pas vraiment, hein ? C'est juste une façon de dire avec des images. »
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