Par
une après-midi grise de février, je rendais visite à mon ami Arach.
Son
fils Nathan s’ennuyait visiblement et comptait sur nous pour le distraire. Il
tournait autour des grandes personnes, grimpant sur les fauteuils et le canapé,
nous racontant des histoires à dormir debout où il était un agent secret
capable de détecter des bombes. On l’entendait remuer l’appartement, en quête
de ces maudits explosifs. « Ah, je sais !, vint-il nous annoncer
fièrement, ils en ont caché dans la chasse d’eau !
—
Oui,
en effet, c’est le meilleur endroit pour cacher des explosifs », dit son
père.
Arach
avait un sourire narquois.
Ce
sourire disparut quand on entendit des bruits inquiétants provenant des
cabinets.
« Oh,
c’est lourd », commenta Nathan, alors que résonnait un son de basse
frottée : la porcelaine du réservoir.
« Bon,
ça suffit un peu, ces bêtises… », alla sermonner Arach, avec douceur.
Ils
revinrent tous les deux, le masque morose ; je haussai les épaules.
Au
bout d’un moment, mon ami proposa que nous allions déranger l’aïeul Bibi-Gol,
dans son grenier. Peut-être aurait-il une histoire qui pourrait intéresser
Nathan ?
Dans
le grenier, nous fîmes irruption, apportant une offrande de gâteaux au
chocolat. Les livres entreposés frémirent, le silence solennel de la pièce fut
rompu par notre bruyant trio.
Engoncé
dans une pelisse qui lui faisait un corps de bête préhistorique, Bibi-Gol leva
un visage courroucé, mais aussitôt que l’ancêtre vit la figure joyeuse du jeune
Nathan, ses traits s’arrondirent, s’assouplirent, adoptèrent une merveilleuse
bienveillance.
« Qu’est-ce
qui amène cette tribu de sauvages dans la tanière du sage ?, dit
l’ancestrale créature.
— Nathan
s’ennuie, dit simplement Arach.
— Non,
j’m’ennuie pas !, corrigea Nathan. J’sais pas quoi faire…
— Allons
bon… Et tu n’as pas école ?
— Mais…
Bibi-Gol ! Aujourd’hui, c’est dimanche…, s’insurgea l’enfant.
— Ah ?
C’est que, tu sais ?... cela fait longtemps que je n’ai plus d’agenda… »
Après
quelques palabres du même genre, tandis que Bibi-Gol portait la main à
l’assiette de gâteaux, Arach présenta sa requête :
« Bibi-Gol
aimée, n’aurais-tu pas dans ta mémoire, s’il-te-plaît, une histoire que tu
pourrais nous raconter ?
— Certainement… »,
fit l’imposant personnage.
Il ferma les yeux
quelques instants, puis ses fines lèvres entourées de duvet blanc s’étirèrent
en un sourire d’intelligence.
« Cela se passait
dans une de ces républiques autoritaires qu’on voit quelquefois prospérer au
Moyen-Orient.
Le fils du ministre de
l’armée et de la police s’appelait Ayoub Makani. C’était un doux et gentil
garçon qui avait peur de son père. D’ailleurs, tout le monde avait peur de monsieur
Makani, son père. Les enfants de son âge étaient terrifiés par le père d’Ayoub,
parce que leurs propres parents en avaient peur. Ainsi, jamais Ayoub n’avait à
élever la voix pour se faire entendre ou à lever les poings pour se
défendre ; on l’écoutait toujours et jamais on n’aurait osé le frapper.
À voir Ayoub, pourtant,
on se serait facilement dit qu’il était assez chétif et timide pour se faire
tracasser par n’importe quelle brute de l’école. Eh oui, parce qu’il allait à
l’école, comme tous les autres enfants de son âge. Il y allait en bicyclette.
Le matin, il sortait de
derrière les hauts murs blancs de la grande maison de son père. Un garde lui
ouvrait le portail, se mettait au garde à vous, et Ayoub grimpé sur son vélo
filait sous son nez, tournait à gauche en direction de l’école. Il longeait le
trottoir sur une certaine distance, puis la rue débouchait sur une avenue que
l’enfant devait traverser.
Là, un policier était
chargé de la circulation. Quand le policier voyait le petit Ayoub Makani arriver,
il s’empressait de vider et de bloquer tout le carrefour afin que l’enfant le
franchît sans risque. Les automobilistes devaient se douter que l’enfant était
quelqu’un d’important car lorsqu’ils le voyaient débouler sur sa petite
bicyclette vert pomme, ils interrompaient aussitôt leur tintamarre de klaxons.
Parvenu de l’autre côté
de l’avenue, Ayoub coupait par les allées d’un grand parc luxuriant. En
général, l’enfant ressentait alors un coup de fatigue, à cause de la chaleur et
de l’effort fourni par ses jambes fluettes. Et donc, il s’offrait une pause de
cinq minutes : il appuyait sa bicyclette contre un buisson, il posait son
derrière sur l’herbe moelleuse, dans l’ombre d’un arbre, et il ouvrait son
cartable d’où il tirait une brique de lait fermenté pour se redonner des
forces.
Mais ce jour-là, il y
avait, caché dans les branches de l’arbre sous lequel Ayoub se reposait, quasi
invisible, un djinn malfaisant.
Celui-ci s’était
réfugié dans cet arbre car il était pourchassé par une magicienne d’un pays lointain qui voulait le faire disparaître. Elle voulait à tout prix l’enfermer
dans une boîte en argent pour l’empêcher de nuire. C’est que, voyez-vous, ce
djinn provoquait de terribles catastrophes partout où il passait !
Du haut de son arbre,
le djinn vit la magicienne entrer dans le parc ; il savait que s’il était
invisible au commun des mortels, les pouvoirs de cette femme lui permettraient
de le découvrir.
Il avisa, sous son perchoir,
le cartable entrouvert d’Ayoub et fondit d’un trait, comme un busard, au milieu
des cahiers et des fournitures scolaires.
Le jeune Ayoub sursauta
en voyant son cartable tressaillir soudain, sans raison apparente.
Il
regarda à l’intérieur du sac et ne vit rien de suspect.
Comme
il avait terminé sa brique de lait, il ajusta le cartable sur le porte-bagage
de son vélo et se remit en selle. En quelques coups de pédales, il s’éloigna.
Derrière
lui, la magicienne inspectait l’arbre où s’était réfugié le djinn. Elle laissa
échapper un juron de dépit en découvrant qu’il n’y était plus.
Ayoub
parvint enfin à l’école. C’était la récréation. Tous les enfants déposaient
leurs cartables dans la cour, à l’ombre du préau. Ainsi, ils pouvaient jouer
librement.
Puis,
avant le début des cours, venait l’heure du lever de drapeau de la république.
Les
enfants s’alignaient en rangs, distribués par classe. Le directeur de l’école
levait le drapeau tandis que l’on chantait l’hymne national :
Chaque heure et chaque
instant,
Il veille sur ses
enfants,
Notre bien aimé
président.
Avec ses ministres compétents,
Il protège nos familles
et nos amis,
De nos méchants
ennemis.[…]
Dans
les profondeurs de son cartable, le djinn fut terrifié par la force des chants
et les sons stridents des voix aiguës des enfants. Il en eut d’horribles
frissons.
Malgré
son invisibilité, il eut très peur d’être débusqué par ces créatures qui
hurlaient comme des chèvres monstrueuses.
Il
profita de l’ombre du préau et de l’empilement des sacs pour dérober tout le
matériel qu’il pouvait afin de se protéger. Il fit comme l’oiseau qui rassemble
des brindilles pour se confectionner un nid : il plongea dans tous les
cartables, ouvrit toutes les trousses et pilla le plus de stylos possible, les
règles et les compas et il fourra tout cela en vrac dans sa nouvelle tanière. Le
djinn, paniqué, réalisa dans le cartable d’Ayoub une accumulation
invraisemblable de fournitures scolaires. Puis, dans cette forêt de crayons et
de stylos, dans ce chaos de gommes et de ciseaux, il se sentit mieux abrité. Il
fut rassuré et commença donc à roupiller comme un doux esprit.
Le
drapeau national flottait haut sur le mât de l’école. Les chants patriotiques
étaient finis. Les élèves se dirigèrent vers leurs cartables, puis ils
suivirent les maîtres dans les salles de classe.
Au
début du cours, on pria les enfants de sortir leurs affaires afin de se mettre au
travail. Alors, un brouhaha naissant fit hausser les sourcils noirs des
maîtres. Les élèves arrondissaient leurs yeux sur des trousses vides et
bredouillaient de surprise.
« Oh
non… Quelqu’un m’a volé mes stylos…, pleurnicha un petit garçon de sept ans.
— Moi, moi, moi !…
moi aussi !…, osa enfin dire un de ses camarades.
— Et moi… j’ai tout
perdu : mes ciseaux et même mes crayons de couleurs !
— Et moi… »
Et
ainsi de suite, la cohorte des plaintes enfla. Les élèves étaient angoissés par
ce pillage en règle. Dans toutes les classes, les maîtres sévères grimacèrent,
crièrent pour obtenir le silence. Dans les couloirs, à tous les étages, on
entendit résonner leurs furieuses réprimandes.
Ayoub,
qui n’était pas un enfant très dégourdi et, par conséquence, était toujours le
dernier à ouvrir son sac, regardait dans le vacarme son cartable posé à côté de
lui : il le trouvait bien grossi ; pourtant, sur l’épaule, il avait
paru plus léger qu’une plume. Ayoub déboucla les fermoirs, ouvrit grand le sac
et révéla soudain aux yeux de tous ses voisins un débordement de fournitures
scolaires. Le surplus fut expulsé hors du cartable. Des règles en fer tintèrent
vivement sur le sol de la classe, des stylos roulèrent alentour. Ayoub leva des
yeux troubles vers ses camarades, puis vers son maître, monsieur Ali Shamar.
Tout
le monde se tint coi, soudain, silencieux comme des sardines en boîte.
Le
maître, gêné, se racla la gorge. Personne n’osait croiser le regard avec celui
d’Ayoub Makani. Pas même monsieur Ali Shamar, qui ne savait que trop bien le
poste du père de son élève. La peau de son visage devint grise, un afflux de
sueur commençait à couler sous ses cheveux jusque sur ses joues. S’il accusait
Ayoub de vol, le terrible monsieur Makani, puissant ministre de l’armée et de
la police, trouverait un moyen de le punir brutalement, lui, le brave Ali,
humble fonctionnaire qui ne faisait que son modeste travail.
Pourtant,
tout accusait Ayoub ! S’il ne le grondait pas pour ce vol extraordinaire,
les autres enfants y verraient une injustice flagrante et, malgré toutes les
gifles et les coups de règle sur les doigts, ils ne respecteraient plus jamais maître
Ali Shamar.
Ayoub
rompit le silence. Il prit la parole :
« Je
suis désolé, dit-il timidement. Je ne comprends pas pourquoi j’ai tout ça dans
mon cartable… »
Ayoub
ne sous-entendait rien, il ne voulait accuser personne. Il ne comprenait
vraiment pas la raison de cet événement inattendu. Mais, dans le silence pesant
de la salle de classe, sa voix de fils de ministre sonna comme une demande
d’explication, une accusation de traîtrise.
Ali
Shamar fut surpris qu’un (ou plusieurs) élève(s) ait osé imaginer un acte si
dangereux : tenter de faire accuser Ayoub de vol. Si cet élève comploteur
était découvert, on l’enverrait peut-être en prison ! Le maître voulut
dédramatiser la situation :
« Bon,
on va arranger cela, dit-il en s’adressant à la classe. Je suis sûr qu’il y a
une explication parfaitement innocente à cet événement bizarre… Je vais
récupérer les affaires qui ne sont pas celles d’Ayoub et chacun tentera de
retrouver ce qui lui appartient. »
Il
s’approcha respectueusement du cartable, le souleva du sol pour l’installer sur
la table du jeune garçon.
Depuis
son nid de règles, de crayons enchevêtrés, le djinn vit soudain, au-dessus de
lui, les gros yeux du maître le scruter avec intérêt. Puis il vit une épaisse
main velue s’avancer vers ses fortifications de matériel scolaire et crut qu’on
l’avait découvert. Ah ça, non ! Il n’allait pas se faire prendre si
facilement ! Pour se protéger, il démonta prestement la réserve d’un stylo
plume et fit gicler de la cartouche un jet d’encre en pleine figure du maître.
Un
« oh ! » de stupéfaction jaillit des bouches des élèves.
Le
maître ne contrôla pas ses nerfs, il étouffa un cri et se rua rageusement sur
le sac qui venait de l’agresser ainsi. Le djinn eut une grande frousse en
voyant son ennemi revenir à la charge avec une telle énergie. Aussitôt, il se
mit à projeter vers ce terrible adversaire tous les stylos, les crayons, les
compas qui lui tombaient sous la main. Ces munitions bondirent du cartable, comme
des fusées d’une batterie de lance-roquettes. Des dizaines de feutres rouge,
vert, bleu, orange, violet, noir… dessinèrent en touchant le visage du pauvre
Ali Shamar une constellation de traits ; un compas vint se planter dans
son avant-bras, un autre dans sa main, encore un dans sa joue ; une
multitude de crayons bien taillés lui piquèrent le front, les joues, le
menton ; en dernier lieu, comme un bouquet final, un feu nourri de
vingt-trois règles en fer et seize paires de ciseaux frappa le maître et
l’assomma. Il tomba à la renverse.
Monsieur
Ali Shamar gisait allongé dans l’allée, inconscient, la chemise tachée d’encre,
le visage couvert de gribouillis et de bleus.
Un
élève qui se faisait souvent gifler par le sévère professeur murmura : «
Ouais ! bien fait ! … Bravo Ayoub ! »
Mais
le doux, l’innocent Ayoub se tenait les mains sur la bouche, épouvanté par ce
qui venait de se produire.
Ali
Shamar mit quelques minutes à reprendre ses esprits. Il s’épongea le visage
avec son mouchoir, ce qui lui fit un effrayant masque de couleurs barbouillées,
puis il marmotta des mots confus que les enfants ne comprirent pas. Encore sous
le choc, il se releva tant bien que mal, et il sortit de la classe, laissant
les élèves seuls, interloqués.
« Dis donc, Ayoub, c’était un sacré feu
d’artifice !
— Incroyable !… »,
le félicitèrent des camarades qui n’aimaient pas Ali Shamar.
Personne
n’osait quitter sa place mais la classe se mit à bavarder, à commenter
l’événement. Les bons élèves, anxieux, attendaient. Et si le maître ne revenait
plus ? Le directeur allait certainement venir voir ce qui se passait... En
tout cas, beaucoup d’enfants étaient excités, ravis d’une telle agitation…
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