vendredi 20 février 2015

Les Contes de Bibi-Gol - 2 - Le Djinn du cartable - première partie




Par une après-midi grise de février, je rendais visite à mon ami Arach.
Son fils Nathan s’ennuyait visiblement et comptait sur nous pour le distraire. Il tournait autour des grandes personnes, grimpant sur les fauteuils et le canapé, nous racontant des histoires à dormir debout où il était un agent secret capable de détecter des bombes. On l’entendait remuer l’appartement, en quête de ces maudits explosifs. « Ah, je sais !, vint-il nous annoncer fièrement, ils en ont caché dans la chasse d’eau !
   Oui, en effet, c’est le meilleur endroit pour cacher des explosifs », dit son père.
Arach avait un sourire narquois.
Ce sourire disparut quand on entendit des bruits inquiétants provenant des cabinets.
« Oh, c’est lourd », commenta Nathan, alors que résonnait un son de basse frottée : la porcelaine du réservoir.
« Bon, ça suffit un peu, ces bêtises… », alla sermonner Arach, avec douceur.
Ils revinrent tous les deux, le masque morose ; je haussai les épaules.
Au bout d’un moment, mon ami proposa que nous allions déranger l’aïeul Bibi-Gol, dans son grenier. Peut-être aurait-il une histoire qui pourrait intéresser Nathan ?

Dans le grenier, nous fîmes irruption, apportant une offrande de gâteaux au chocolat. Les livres entreposés frémirent, le silence solennel de la pièce fut rompu par notre bruyant trio.
Engoncé dans une pelisse qui lui faisait un corps de bête préhistorique, Bibi-Gol leva un visage courroucé, mais aussitôt que l’ancêtre vit la figure joyeuse du jeune Nathan, ses traits s’arrondirent, s’assouplirent, adoptèrent une merveilleuse bienveillance.
« Qu’est-ce qui amène cette tribu de sauvages dans la tanière du sage ?, dit l’ancestrale créature.
   Nathan s’ennuie, dit simplement Arach.
   Non, j’m’ennuie pas !, corrigea Nathan. J’sais pas quoi faire…
  Allons bon… Et tu n’as pas école ?
  Mais… Bibi-Gol ! Aujourd’hui, c’est dimanche…, s’insurgea l’enfant.
  Ah ? C’est que, tu sais ?... cela fait longtemps que je n’ai plus d’agenda… »
Après quelques palabres du même genre, tandis que Bibi-Gol portait la main à l’assiette de gâteaux, Arach présenta sa requête :
« Bibi-Gol aimée, n’aurais-tu pas dans ta mémoire, s’il-te-plaît, une histoire que tu pourrais nous raconter ?
  Certainement… », fit l’imposant personnage.
Il ferma les yeux quelques instants, puis ses fines lèvres entourées de duvet blanc s’étirèrent en un sourire d’intelligence.
« Cela se passait dans une de ces républiques autoritaires qu’on voit quelquefois prospérer au Moyen-Orient.
Le fils du ministre de l’armée et de la police s’appelait Ayoub Makani. C’était un doux et gentil garçon qui avait peur de son père. D’ailleurs, tout le monde avait peur de monsieur Makani, son père. Les enfants de son âge étaient terrifiés par le père d’Ayoub, parce que leurs propres parents en avaient peur. Ainsi, jamais Ayoub n’avait à élever la voix pour se faire entendre ou à lever les poings pour se défendre ; on l’écoutait toujours et jamais on n’aurait osé le frapper.
À voir Ayoub, pourtant, on se serait facilement dit qu’il était assez chétif et timide pour se faire tracasser par n’importe quelle brute de l’école. Eh oui, parce qu’il allait à l’école, comme tous les autres enfants de son âge. Il y allait en bicyclette.
Le matin, il sortait de derrière les hauts murs blancs de la grande maison de son père. Un garde lui ouvrait le portail, se mettait au garde à vous, et Ayoub grimpé sur son vélo filait sous son nez, tournait à gauche en direction de l’école. Il longeait le trottoir sur une certaine distance, puis la rue débouchait sur une avenue que l’enfant devait traverser.
Là, un policier était chargé de la circulation. Quand le policier voyait le petit Ayoub Makani arriver, il s’empressait de vider et de bloquer tout le carrefour afin que l’enfant le franchît sans risque. Les automobilistes devaient se douter que l’enfant était quelqu’un d’important car lorsqu’ils le voyaient débouler sur sa petite bicyclette vert pomme, ils interrompaient aussitôt leur tintamarre de klaxons.
Parvenu de l’autre côté de l’avenue, Ayoub coupait par les allées d’un grand parc luxuriant. En général, l’enfant ressentait alors un coup de fatigue, à cause de la chaleur et de l’effort fourni par ses jambes fluettes. Et donc, il s’offrait une pause de cinq minutes : il appuyait sa bicyclette contre un buisson, il posait son derrière sur l’herbe moelleuse, dans l’ombre d’un arbre, et il ouvrait son cartable d’où il tirait une brique de lait fermenté pour se redonner des forces.

Mais ce jour-là, il y avait, caché dans les branches de l’arbre sous lequel Ayoub se reposait, quasi invisible, un djinn malfaisant.
Celui-ci s’était réfugié dans cet arbre car il était pourchassé par une magicienne d’un pays lointain qui voulait le faire disparaître. Elle voulait à tout prix l’enfermer dans une boîte en argent pour l’empêcher de nuire. C’est que, voyez-vous, ce djinn provoquait de terribles catastrophes partout où il passait !
Du haut de son arbre, le djinn vit la magicienne entrer dans le parc ; il savait que s’il était invisible au commun des mortels, les pouvoirs de cette femme lui permettraient de le découvrir.
Il avisa, sous son perchoir, le cartable entrouvert d’Ayoub et fondit d’un trait, comme un busard, au milieu des cahiers et des fournitures scolaires.
Le jeune Ayoub sursauta en voyant son cartable tressaillir soudain, sans raison apparente.
Il regarda à l’intérieur du sac et ne vit rien de suspect.
Comme il avait terminé sa brique de lait, il ajusta le cartable sur le porte-bagage de son vélo et se remit en selle. En quelques coups de pédales, il s’éloigna.
Derrière lui, la magicienne inspectait l’arbre où s’était réfugié le djinn. Elle laissa échapper un juron de dépit en découvrant qu’il n’y était plus.

Ayoub parvint enfin à l’école. C’était la récréation. Tous les enfants déposaient leurs cartables dans la cour, à l’ombre du préau. Ainsi, ils pouvaient jouer librement.
Puis, avant le début des cours, venait l’heure du lever de drapeau de la république.
Les enfants s’alignaient en rangs, distribués par classe. Le directeur de l’école levait le drapeau tandis que l’on chantait l’hymne national :

Chaque heure et chaque instant,
Il veille sur ses enfants,
Notre bien aimé président.
Avec ses ministres compétents,
Il protège nos familles et nos amis,
De nos méchants ennemis.[…]

Dans les profondeurs de son cartable, le djinn fut terrifié par la force des chants et les sons stridents des voix aiguës des enfants. Il en eut d’horribles frissons.
Malgré son invisibilité, il eut très peur d’être débusqué par ces créatures qui hurlaient comme des chèvres monstrueuses.
Il profita de l’ombre du préau et de l’empilement des sacs pour dérober tout le matériel qu’il pouvait afin de se protéger. Il fit comme l’oiseau qui rassemble des brindilles pour se confectionner un nid : il plongea dans tous les cartables, ouvrit toutes les trousses et pilla le plus de stylos possible, les règles et les compas et il fourra tout cela en vrac dans sa nouvelle tanière. Le djinn, paniqué, réalisa dans le cartable d’Ayoub une accumulation invraisemblable de fournitures scolaires. Puis, dans cette forêt de crayons et de stylos, dans ce chaos de gommes et de ciseaux, il se sentit mieux abrité. Il fut rassuré et commença donc à roupiller comme un doux esprit.
Le drapeau national flottait haut sur le mât de l’école. Les chants patriotiques étaient finis. Les élèves se dirigèrent vers leurs cartables, puis ils suivirent les maîtres dans les salles de classe.

Au début du cours, on pria les enfants de sortir leurs affaires afin de se mettre au travail. Alors, un brouhaha naissant fit hausser les sourcils noirs des maîtres. Les élèves arrondissaient leurs yeux sur des trousses vides et bredouillaient de surprise.
« Oh non… Quelqu’un m’a volé mes stylos…, pleurnicha un petit garçon de sept ans.
    Moi, moi, moi !… moi aussi !…, osa enfin dire un de ses camarades.
    Et moi… j’ai tout perdu : mes ciseaux et même mes crayons de couleurs !
    Et moi… »
Et ainsi de suite, la cohorte des plaintes enfla. Les élèves étaient angoissés par ce pillage en règle. Dans toutes les classes, les maîtres sévères grimacèrent, crièrent pour obtenir le silence. Dans les couloirs, à tous les étages, on entendit résonner leurs furieuses réprimandes.
Ayoub, qui n’était pas un enfant très dégourdi et, par conséquence, était toujours le dernier à ouvrir son sac, regardait dans le vacarme son cartable posé à côté de lui : il le trouvait bien grossi ; pourtant, sur l’épaule, il avait paru plus léger qu’une plume. Ayoub déboucla les fermoirs, ouvrit grand le sac et révéla soudain aux yeux de tous ses voisins un débordement de fournitures scolaires. Le surplus fut expulsé hors du cartable. Des règles en fer tintèrent vivement sur le sol de la classe, des stylos roulèrent alentour. Ayoub leva des yeux troubles vers ses camarades, puis vers son maître, monsieur Ali Shamar.
Tout le monde se tint coi, soudain, silencieux comme des sardines en boîte.
Le maître, gêné, se racla la gorge. Personne n’osait croiser le regard avec celui d’Ayoub Makani. Pas même monsieur Ali Shamar, qui ne savait que trop bien le poste du père de son élève. La peau de son visage devint grise, un afflux de sueur commençait à couler sous ses cheveux jusque sur ses joues. S’il accusait Ayoub de vol, le terrible monsieur Makani, puissant ministre de l’armée et de la police, trouverait un moyen de le punir brutalement, lui, le brave Ali, humble fonctionnaire qui ne faisait que son modeste travail.
Pourtant, tout accusait Ayoub ! S’il ne le grondait pas pour ce vol extraordinaire, les autres enfants y verraient une injustice flagrante et, malgré toutes les gifles et les coups de règle sur les doigts, ils ne respecteraient plus jamais maître Ali Shamar.
Ayoub rompit le silence. Il prit la parole :
« Je suis désolé, dit-il timidement. Je ne comprends pas pourquoi j’ai tout ça dans mon cartable… »
Ayoub ne sous-entendait rien, il ne voulait accuser personne. Il ne comprenait vraiment pas la raison de cet événement inattendu. Mais, dans le silence pesant de la salle de classe, sa voix de fils de ministre sonna comme une demande d’explication, une accusation de traîtrise.
Ali Shamar fut surpris qu’un (ou plusieurs) élève(s) ait osé imaginer un acte si dangereux : tenter de faire accuser Ayoub de vol. Si cet élève comploteur était découvert, on l’enverrait peut-être en prison ! Le maître voulut dédramatiser la situation :
« Bon, on va arranger cela, dit-il en s’adressant à la classe. Je suis sûr qu’il y a une explication parfaitement innocente à cet événement bizarre… Je vais récupérer les affaires qui ne sont pas celles d’Ayoub et chacun tentera de retrouver ce qui lui appartient. »
Il s’approcha respectueusement du cartable, le souleva du sol pour l’installer sur la table du jeune garçon.
Depuis son nid de règles, de crayons enchevêtrés, le djinn vit soudain, au-dessus de lui, les gros yeux du maître le scruter avec intérêt. Puis il vit une épaisse main velue s’avancer vers ses fortifications de matériel scolaire et crut qu’on l’avait découvert. Ah ça, non ! Il n’allait pas se faire prendre si facilement ! Pour se protéger, il démonta prestement la réserve d’un stylo plume et fit gicler de la cartouche un jet d’encre en pleine figure du maître.
Un « oh ! » de stupéfaction jaillit des bouches des élèves.
Le maître ne contrôla pas ses nerfs, il étouffa un cri et se rua rageusement sur le sac qui venait de l’agresser ainsi. Le djinn eut une grande frousse en voyant son ennemi revenir à la charge avec une telle énergie. Aussitôt, il se mit à projeter vers ce terrible adversaire tous les stylos, les crayons, les compas qui lui tombaient sous la main. Ces munitions bondirent du cartable, comme des fusées d’une batterie de lance-roquettes. Des dizaines de feutres rouge, vert, bleu, orange, violet, noir… dessinèrent en touchant le visage du pauvre Ali Shamar une constellation de traits ; un compas vint se planter dans son avant-bras, un autre dans sa main, encore un dans sa joue ; une multitude de crayons bien taillés lui piquèrent le front, les joues, le menton ; en dernier lieu, comme un bouquet final, un feu nourri de vingt-trois règles en fer et seize paires de ciseaux frappa le maître et l’assomma. Il tomba à la renverse.
Monsieur Ali Shamar gisait allongé dans l’allée, inconscient, la chemise tachée d’encre, le visage couvert de gribouillis et de bleus.
Un élève qui se faisait souvent gifler par le sévère professeur murmura : « Ouais ! bien fait ! … Bravo Ayoub ! »
Mais le doux, l’innocent Ayoub se tenait les mains sur la bouche, épouvanté par ce qui venait de se produire.

Ali Shamar mit quelques minutes à reprendre ses esprits. Il s’épongea le visage avec son mouchoir, ce qui lui fit un effrayant masque de couleurs barbouillées, puis il marmotta des mots confus que les enfants ne comprirent pas. Encore sous le choc, il se releva tant bien que mal, et il sortit de la classe, laissant les élèves seuls, interloqués.
« Dis donc, Ayoub, c’était un sacré feu d’artifice !
  Incroyable !… », le félicitèrent des camarades qui n’aimaient pas Ali Shamar.
Personne n’osait quitter sa place mais la classe se mit à bavarder, à commenter l’événement. Les bons élèves, anxieux, attendaient. Et si le maître ne revenait plus ? Le directeur allait certainement venir voir ce qui se passait... En tout cas, beaucoup d’enfants étaient excités, ravis d’une telle agitation…


Errol Le Cain - illustration tirée du conte Aladdin

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