On nomme appareil tout dispositif mécanique voué
à s’arc-bouter durant un laps de temps déterminé (de plusieurs mois à quelques
années) contre des dents en voie de jaillissement ou d’effondrement. Ces engins
de correction et de soutènement maxillaire sont installés par des ingénieurs
nommés orthodontistes.
Les collégiens
en sont les principaux bénéficiaires. En effet, un élève, sous son aspect
premier, est rarement une franche réussite : son corps et sa gueule
présentent des ridicules humains tout à fait uniques. Ainsi, les dents des
enfants poussent-elles dans toutes les directions : dents de vampires ou
de trolls, défenses de morses, de pachydermes ou encore de narvals. La
philanthropie des ingénieurs orthodontistes les pousse à corriger cet aspect
repoussant des mandibules enfantines. Aussi font-ils preuve d’un zèle
particulier à l’égard de cette frange d’âge précise.
Ces chantiers de rafistolage sont compliqués, longs
et coûteux. L’enfant se verra donc attribuer un programme de ravalement de
façade en plusieurs étapes d’ingénierie bucco-dentaire : moulage puis
installation d’un faux-palais en résine qui empêchera un temps l’élève
d’articuler ses inutiles bavardages ; arrachage des dents superflues ;
pose de bagues en acier inoxydable ligotées d’élastiques fragiles qui cèderont
en giflant un peu les joues de l’intérieur ; pose d’élastiques plus
rigides, arrachage de dents supplémentaires (car un excès de dents rend les
enfants agressifs et mordeurs) ; pose de nouvelles bagues, en céramique
cette fois, parce que c’est plus joli et que ça coûte plus cher ; attribution
d’un appareil de nuit ultra-tenseur à fixer sur l’appareil déjà en place (cette
structure complexe qui s’assemble autour du visage et accomplit le petit
exploit technique de relier et sangler les dents de son usager à l’arrière de
son crâne constitue le nec plus ultra du génie orthodontiste)… Le chantier dentaire
prendra fin avec l’enlèvement des bagues, puis la pose de bagues de maintien,
pendant quelques semaines, histoire de faire durer encore un peu le plaisir,
avant l’enlèvement définitif des derniers reliquats d’engin de torture dentaire.
Ce programme,
nous l’avons insinué, peut durer plusieurs années en fonction du bon plaisir
des orthodontistes et de la docilité de leurs patients. L’élève met une dent
dans l’engrenage et voici que tourne la roue du temps ! À chaque visite de
l’enfant à son ingénieur orthodontiste, la pauvre créature espère qu’est enfin
venu le temps de terminer le traitement ; on lui enlève des bagues, son
cœur pousse des trilles de joie ; mais aussitôt on lui pose une nouvelle
structure plus complexe et torsadée, plus hideuse et plus douloureuse. Le sourire
de l’enfant se fige car, il est terrible de le constater, un élève ayant un
appareil se trouve irrémédiablement marqué aux yeux de ses camarades et de
lui-même du sceau du ridicule.
Pour le
comprendre, demandez à un élève sans appareil de vous sourire : il vous
enverra un sourire étincelant, heureux et plein, il offrira ses dents (souvent
tordues et sales) à votre regard, sans la moindre gêne. Demandez maintenant la
même chose à un élève appareillé : il esquissera un sourire, ses lèvres ne
se retrousseront pas sur ses dents ; vous aurez immédiatement l’impression
d’un enfant coincé, phobique, mal dans sa peau – il serait presque légitime de
se demander s’il n’a pas été brusquement contaminé par un gène du suicide.
Cette honte
liée à la bouche est profondément handicapante : la bouche, c’est la
parole.
Un
faux-palais, des bagues encombrées d’élastiques font bafouiller l’élève ;
il articule mal, sa bouche reflue une odeur nauséabonde comme celle d’un
professeur fumeur et amateur de café ; il devient socialement handicapé.
Qui voudrait parler à cet énergumène défiguré ? Qui voudrait embrasser sur
la bouche celui-là ou encore celle-là ? Et si, accablés de frustration,
deux élèves appareillés décident de s’embrasser entre membres de cette caste
déchue, ne risquent-ils pas d’enchevêtrer leurs élastiques et leurs mécanismes
d’acier, de se coincer, de casser l’appareillage de l’autre, de se
blesser ?
Et le temps
poursuit sa route ; la jolie fille ou le beau garçon que vous aviez repéré(e)
vous a méprisé à cause de votre appareil (du moins le croyiez-vous). Vous
n’aviez d’yeux que pour elle ou lui, quand les mots des autres vous enfonçaient
dans une gêne honteuse : « robocop », « bioman », « Franky,
le cyborg », « microprocesseur », « playstation », vous
interpelaient-ils joyeusement. Le collège est passé, vous ne vous êtes pas
déclaré et la jolie fille ou le joli garçon a eu tellement d’autres histoires
que vous vous sentez insignifiant… Ô, comme vous avez maudit l’appareil
dentaire ! Incontestable fautif de tous vos maux d’amour !
Vous le
compreniez alors si bien : des frustrations de l’adolescence, l’appareil est
un des avatars les plus visibles.
Et pourtant…
pourtant… Malgré toutes les horreurs que nous venons d’asséner, redécouvrons cette
séquence sous un autre point de vue : tandis que vous vous morfondiez dans
votre coin, avec votre appareil, le joli garçon ou la jolie fille, peut-être,
vous observait en secret. Et se disait, peut-être, qu’après tout l’appareil,
pourquoi pas, a quelque chose de stylé :
c’est en effet la technologie dans la bouche, c’est la possibilité unique d’être
à moitié mécanique — radicalement cyberpunk, bien plus fort que le piercing !
Comme Method Man, le rappeur du Wu-Tang Clan, et d’autres, qui, par souci
esthétique, se sont fait poser des dentiers d’acier. Quand d’imbéciles
camarades vous appelaient « le cyborg », éteignant au fond de vous la
flamme de l’orgueil et de la joie d’être au monde, cette jolie personne sentait
au contraire sa flamme s’aviver, car vous étiez de la sorte distingué de ces
sots vivants et votre silence était la preuve d’une intelligence manifeste !
Dans votre bouche mi-close étincelait cette chose qui vous faisait chimère, infusait
dans vos manières une désirable pudeur, vous donnait cet air mystérieux. Et
vous ! Vous n’avez pas su voir ! Vous n’avez pas répondu à ses
regards d’amour implorant ! Vous ne lui avez donné que votre muet mépris, vous
ne lui avez renvoyé que des demi-sourires gênés, comme si sa passion vous était
déplaisante…
Alors… Alors,
cette personne a quêté l’amour ailleurs — des amours à demi-vécues,
incomplètes, car vous seul(e) étiez l’horizon délicieux et métallique de son désir.
Et quand vous
avez été enfin délesté de cette camisole physique et morale, vous êtes devenu
un ruffian, une fanfaronne, fier (fière) de vous et imbuvable. Et, pour la
personne que vous convoitiez, tout cela a eu un goût pénible d’imposture.
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