dimanche 15 mars 2015

Les Contes de Bibi-Gol - 2 - Le Djinn du cartable - troisième partie

Peu après, le directeur reconduisit les enfants vers la salle de classe. On y avait activement maquillé la scène du crime, mais le sol et le plafond présentaient encore quelques vestiges des incidents de la matinée.

Le directeur commença son cours. Il avait choisi de retracer l’histoire récente du pays. Il connaissait dans le détail la moindre date du moindre événement favorable au parti du président. L’évocation de ces faits était la plus flatteuse possible. Le directeur imprimait à sa voix une émotion admirable. Il captiva les enfants grâce au récit émouvant du procès des anciens amis du bien aimé président : ils l’avaient trahi en complotant contre lui et on les avait exécutés devant le président lui-même, et il avait pleuré, ce brave homme, il avait pleuré ses anciens camarades, il leur avait tout pardonné, mais il s’agissait d’un cas de trahison nationale et justice devait être faite... Le directeur se passa un mouchoir poussiéreux dans l’œil pour y faire venir quelques larmes de circonstance.
Pendant ce temps, dans la bonne chaleur du cartable, le djinn entrait dans le vif de la digestion. Son sommeil s’approfondit d’un degré et il commença à ronfler doucement : une respiration légère suivie d’un petit vibrato râpeux de fond de narine qui sonna, dans l’attention silencieuse de la classe, comme l’expression d’un passable ennui.
Le directeur, vexé, prit une grande inspiration et fronça des sourcils mécontents. Tous les enfants étaient penchés sur leurs cahiers, griffonnant ce qu’il avait noté au tableau. Il était difficile de repérer parmi ces têtes baissées l’insolent ronfleur.

Le petit homme rondelet se racla la gorge et reprit son exposé, passant en revue les merveilleux accomplissements du président et de son équipe, en trente ans d’exercice du pouvoir. Il se tourna vers le tableau pour y noter quelques exemples spectaculaires :
-          les belles avenues de la capitale ;
-          le grand zoo de la capitale ;
-          le musée historique de la capitale ;
-          le magnifique palais présidentiel ;
-          la nouvelle mosquée de la capitale ;
-          le grand barrage (qui, lorsqu’il fonctionnerait, résoudrait tous les problèmes d’énergie) …
Le sommeil du djinn s’alourdit encore d’un cran et son ronflement s’emballa comme un moteur d’avion, devint si extraordinaire qu’il fit trembler les vitres. Le puissant ronflement sortait du cartable, dans les jambes d’Ayoub. Cela lui fit si peur qu’il poussa un cri. Le djinn sursauta et s’éveilla avec le sentiment d’avoir encore fait une bêtise.
Le malheureux directeur, tourné vers le tableau, en avait lâché sa craie. Elle gisait sur l’estrade, brisée en petits éclats. Les nerfs du directeur étaient dans un état comparable. Quand son regard se porta sur la classe, il vit Ayoub, la main sur la bouche, les yeux écarquillés. Etait-ce lui, le ronfleur ? Comment un tel ronflement pouvait sortir d’un corps si frêle ? Tout semblait pourtant l’accuser. Mais lui, le directeur, n’avait pas le pouvoir de porter l’accusation sur la tête du fils du ministre.
Les élèves avaient les yeux comme des soucoupes ; certains mordaient leurs lèvres pour ne pas sourire ; on entendait malgré les efforts des enfants pour se contenir quelques rires mal étouffés. Dans le cartable, le djinn somnolent avait la bouche pâteuse et se sentait le ventre lourd de la mauvaise digestion des pois chiches.
Le directeur, confus, marmotta :
« Bien. Hem. Mettons… Peut-être que certains parmi vous connaissaient déjà par cœur tous ces fantastiques programmes de développement menés par l’équipe présidentielle... Il semblait néanmoins pertinent de… »
Mais la plus formidable flatulence jamais faite, un pet d’un volume inhumain, d’une trépidation abominable, tel un récital aux enfers d’énormes tubas rassemblés pour célébrer le triomphe de Satan interrompit net le timide discours du directeur.
Un instant, les enfants furent trop abasourdis pour en rire.
Par ailleurs, une odeur suffocante s’échappa du cartable et prit possession de l’espace. C’était un souffre nauséabond, si puissant que la moitié des élèves s’évanouirent sur le champ. Ayoub, le premier, était tombé inconscient. Les autres tentèrent de lutter, de retenir leur respiration, mais l’odeur s’insinuait en eux comme un souffle de mort, retournait l’estomac et glaçait le sang. Le directeur affolé eut tout juste le temps de se précipiter vers une fenêtre. Il l’ouvrit, se crut capable d’inspirer une bouffée d’air, et sombra à son tour dans les ténèbres.
Heureusement, son geste instinctif avait sauvé les enfants.

Depuis son abri, le djinn comprit qu’il avait commis une nouvelle calamité. Autour de lui, la salle était plongée dans un parfait silence. Il se dit zut ! encore ? C’est tout ce qu’il se dit parce que les djinns ne peuvent que constater l’étendue des dégâts qu’ils causent, ils ne peuvent pas ressentir de culpabilité. Alors il fit comme le jeune homme qui a organisé une soirée dansante en l’absence de ses parents : il fit un peu de nettoyage pour effacer les preuves.
Il s’infiltra, par les oreilles de chacun, dans chaque cerveau, jusqu’à leurs tout derniers souvenirs et il tailla dedans avec des petits ciseaux spéciaux afin d’expulser ce mauvais épisode de la mémoire de ses victimes. Il travailla dans l’urgence et parfois grossièrement. Certains, à leur réveil, auraient oublié des leçons importantes, d’autres, même, qu’ils avaient un petit frère ou une petite sœur. Le djinn opéra le directeur en dernier. C’est alors que des élèves commencèrent à émerger de leur évanouissement. Le djinn para au plus pressé, sectionna approximativement dans la mémoire de l’infortuné monsieur et s’échappa aussitôt au ras du sol pour retrouver le refuge du cartable d’Ayoub.

« Que s’est-il passé ?, se demandaient les enfants les uns aux autres.
    Je ne sais pas. J’ai un trou », se répondaient-ils.
Ayoub s’éveilla à son tour, tout aussi étourdi.
Une odeur écœurante d’œuf pourri flottait encore dans la salle.

Le directeur, enfin, se releva, hagard. Il regarda autour de lui, l’air surpris.
« Euh… Dites, les mecs…, fit-il. Et je m’assieds où ? »

Personne n’osa lui répondre, la question était trop inattendue.
« Allez, quoi ! Je pige pas… Elle est où ma place ? Et il est où, le maître ? Magnez-vous ! Dites-moi ! Si je suis pas assis quand il va arriver, je vais me faire gronder ! »
Il scruta la classe, muette de stupeur.
Sans hésiter, il se dirigea vers Ayoub, qui avait le visage le plus innocent, il se saisit de lui et le fit tomber de sa chaise. Il donna un coup de pied dans le cartable qui glissa jusqu’au fond de la salle. Puis il s’assit à la place du petit garçon.
Des larmes montèrent aux yeux d’Ayoub, de peur et de surprise. Mais il les essuya aussitôt. Le directeur était devenu fou, se dit-il. Il se releva et se dirigea vers son cartable pour le reprendre. Puis il marcha en direction de la porte.
Le directeur, depuis sa table, lui lança sur un ton de dur à cuire :
« Eh, p’tit gars… t’as pas intérêt à rapporter, sinon j’te collerai des baffes. »
Il est devenu complètement fou, se dit Ayoub. Il sortit de la classe et se retrouva dans le couloir. Il était le seul à pouvoir se déplacer librement dans l’école sans se faire gronder par les adultes. Lui seul pouvait alerter les maîtres de ce qui se passait avec le directeur.
Il se dirigea vers la salle de monsieur Al Dahoud, qu’il avait eu l’année précédente, pour l’informer de la situation inexplicable dans laquelle on se trouvait.

Et voilà, bien des développements au cours de cette après-midi mériteraient encore d’être racontés :
- Il y eut le face-à-face absurde, devant les élèves, entre le jeune maître Ahmad Al Dahoud et son directeur retombé en enfance. Ce fut un beau moment de théâtre plein de quiproquos et vibrant de toute l’énergie désespérée des deux acteurs. 
- Il y eut la joie des enfants quand ils furent libérés avant la fin de la journée de cours, puisqu’il n’y avait plus de maître assez courageux pour s’occuper de cette classe capable de rendre fous deux professeurs dans la même journée.
- Il y eut le journaliste qui passait par là et crut tenir un reportage intéressant. Il entendit les cris des groupes d’enfants qui s’égayaient autour de l’école, bien avant l’heure officielle. Le journaliste se renseigna, voulut rencontrer l’équipe des professeurs. Mais il renonça à fureter davantage quand on lui dit que le fils Makani était au centre de l’histoire et, blême de crainte, il retourna vers les tranquilles ventilateurs de son bureau pour rédiger au frais un article sur la restauration du minaret de l’ancienne mosquée.
- Il y eut la jeune femme qui se présenta le soir-même à l’école pour remplacer le maître. Elle présenta d’impressionnants diplômes de plusieurs pays. Et, puisqu’elle était la seule personne volontaire, on accepta de la prendre à l’essai jusqu’à la fin de la semaine.

Albert Robida - Djinn (illustration réalisée pour le conte d'Aladin)

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