Sur le sol de notre salon s’étend un magnifique
tapis persan rouge, confectionné à Shiraz. Il me plaît ; ses motifs
géométriques s’impriment dans le regard et favorisent une sereine méditation.
Son aire délimite, dans notre salon, un espace de convivialité. C’est autour de
ce tapis, assis sur le canapé ou dans des fauteuils, que nous discutons à
l’heure du thé, de l’apéritif, ou après le dîner.
D’ailleurs, je me félicite, quand j’invite mon
ami Arach, de posséder ce petit bout de sol iranien chez moi où il puisse se
sentir chez lui. Je ne sais pas s’il l’a remarqué ; ce qui compte, c’est
de le voir poser ses pieds dessus et de me dire qu’il est sur un tapis presque
magique.
Mon ami sonne à l’interphone. L’ascenseur fait
son va et vient. Arach en sort, passe la porte d’entrée. Il a ce réflexe
instantané d’enlever ses chaussures dès le vestibule et je me fais la réflexion
que, lorsque c’est moi qui viens chez lui, parfois un peu au dépourvu (je lui
téléphone pour le prévenir que je passais dans le coin, je suis à deux pas et
j’arrive), je ne pense pas à enlever mes chaussures… J’entre sans me
déchausser, je lui claque bien la bise et j’attends qu’il me propose de boire
une bière. C’est un peu rustre, non ?
Et puis, quand je suis dans sa maison, je discute
fort, je fais valoir mon point de vue, je me montre un peu arrogant. Je me
souviens que cette fois-là je me sentais maladroit et impatient. Je voulais
entendre une histoire de l’aïeul Bibi-Gol. Qu’attendait donc Arach pour
m’emmener dans son grenier, auprès du mystérieux ancêtre ? Au bout d’un
moment, notre conversation s’étiolait en contingences sur notre métier
d’enseignant. Arach frappa de ses deux mains sur ses genoux. Ce fut le signe
qu’on allait faire une visite là-haut.
Ma poitrine se resserra un petit coup.
Bibi-Gol, cette si vieille humaine créature, possède
le don d’intimider ceux qui la rencontrent. J’en étais affecté avant même
d’être en sa présence !
Mais j’avais bu et, une fois dans le grenier, le
naturel revint au galop. Avisant la magnifique malle aux trésors que Bibi-Gol
avait transportée à sa suite, je lui demandai sans détours ce qu’elle recelait.
« Des choses inestimables… »
Sa voix profonde et éraillée ne m’avait jamais
parue aussi féminine, presque troublante.
« J’imagine… », fut la réponse que
l’alcool me fit dire.
Bibi-Gol se souleva de son siège et parcourut
sous notre nez les quelques pas qui le séparaient du vieux coffre. Il
entrouvrit, aidé par Arach, le couvercle et plongea une main décidée dans ses
profondeurs. Je m’attendais à voir quelque joli bibelot, un bijou en pierres
précieuses ou de très vieilles photographies. Le bras enfoncé jusqu’au coude
dans le coffre, Bibi-Gol tourna vers moi son visage aux émouvants sillons et
dit : « Je pense que ça devrait vous plaire… »
Il sortit de son précieux coffre un vieux cahier
jauni.
« J’ai recopié il y a longtemps un livre qui
a, depuis, certainement disparu… Je vais vous traduire comme ça vient…
« Au nom d’Allah, l’Unique, le Très-Haut, le
Miséricordieux, et de Mohammed son prophète… moi, Ali Abed Khan, certifie
l’authenticité de ces propos sur ma propre existence et l’exigence de vérité
qui guide ma plume.
Je suis de la famille du très noble Ganj Ali
Khan. Le cousin de mon père, Mohammed Abed Khan fut un vizir du Shah Abbas II.
J’ai passé les premières années de ma vie dans la
grande ville de Yazd, au milieu du désert, où j’ai été élevé principalement par
ma mère et Khorshid Al’Kashan, un jeune maître très patient formé à la madrasa
Soltani d’Ispahan. »
« J’avance un petit peu plus loin…, je vous
emmène au moment où ça m'intéresse, dit Bibi-Gol. Il raconte ses premiers
souvenirs... sa jeunesse... Voilà :
« Quand j’eus atteint l’âge de neuf ans, mon
père m’offrit cérémonieusement un poignard qui signifiait que j’entrais selon
lui dans l’âge des grandes responsabilités. Je pouvais d’ores et déjà ôter une
vie, mais il fallait à présent et avant tout que j’use de mon jugement et de ma
raison.
Le lendemain de cet événement, en sortant de la
mosquée après la Salat al Fajr, la prière de l’aube, Khorshid, mon précepteur
me dit que je devais inaugurer mon poignard, parce que mon désir devait être
très attisé et que je devais ressentir un grand besoin de l’essayer. Il ne se
trompait pas sur l’état de mon esprit. Il me dit que peut-être, au cours de
cette journée, je pourrais tuer un animal ou même un être humain si le destin
mettait sur mon chemin une occasion de rendre une prompte justice, mais que (il
me fit alors un sourire si souverain), je devrais plutôt me contenter de graver
quelques lettres dans du bois. Sa suggestion de tuer m’avait mis au
supplice : c’était inouï, excitant à imaginer et en même temps terrifiant.
Nous fîmes une marche, profitant de la fraîcheur
du matin, dans le désert, en suivant les puits d’un qanat. Après quelque temps
de cette promenade, nous rencontrâmes un rat qui rôdait près d’une bouche de
puits. Mon professeur ramassa un caillou et d’un lancer précis assomma la bête.
« Ces créatures polluent notre eau…, dit-il
en faisant une grimace qui exprimait son dégoût, tiens, ça fera une bonne
victime pour ton poignard. Tu n’as qu’à l’achever. »
Mais je ne voulais pas souiller mon beau poignard
d’un sang si vil et impur. Je pouvais déjà voir comment, avec une grande
facilité, le fil de ma lame décollerait la tête du rat. Un ou deux gobelets de
sang fuiraient du cou, et j’aurais fait de mon poignard l’usage le plus stupide
qui se conçoive. Mes mains délaissèrent la garde et le fourreau et se rangèrent
l’une sur l’autre contre ma poitrine.
Mon professeur sourit et s’en fut écraser avec
une pierre la tête du rat avant qu’il ne reprenne des forces. Il me dit :
« bien, rentrons. »
Depuis notre étape, on pouvait voir toute une
partie de la ville ; par-dessus les murailles, on devinait le dédale des
bazars.
Yazd est haute et plate, entourée de puissantes
murailles. Elle a la couleur du désert qui l’entoure et elle s’accroche à la
terre par les deux immenses minarets bleus de la Mosquée Jâme’. Yazd est toute
d’ocre sablonneux mais elle ne fond pas dans le sol, elle se dresse avec force
dans le désert par les lignes verticales des maisons et des bagdirs, les grands attrape-vent
construits sur les toits. Les arcs des riches maisons, les iwans multicolores
et les dômes bleus des mosquées donnent à Yazd juste ce qu’il faut de beauté et
d’apprêt.
Là-bas, les sentinelles géantes des tours à vent
dominaient la ville. Les derniers souffles du matin sifflaient sur les pierres,
délivraient un chant serpentin, par intervalles variant de hauteur et d’intensité.
La chaleur, épaisse, surprenait entre ces rafales et je me remis à serrer
consciencieusement la poignée de cuir de mon poignard. Mon professeur, alors, a
posé sa main sur mon épaule et nous nous sommes dirigés vers les remparts.
En franchissant la porte fortifiée, nous fûmes
accueillis par un chien errant fort querelleur. Il s’approcha pour nous
renifler tout en montrant ses crocs baveux.
Khorshid me dit : « Ali Abed, veux-tu
donner une leçon à cette créature damnée de Dieu ? Un coup de poignard
dans sa gueule immonde et l’harmonie et la paix de ce lieu seront restaurés. »
Je répondis : « Je connais ce chien. Il
est déplaisant et agressif ; il ne fait pourtant que manger les ordures du
bazar et n’a encore mordu personne, à ce que je sais. Je vais essayer de poser
ma main désarmée sur sa tête pouilleuse. S’il s’enfuit, qu’il en soit ainsi,
mais qu’il tente de me mordre, alors seulement je le tuerai.
— C’est parler en homme
sage et courageux. », convint mon professeur.
Je m’avançai calmement et posai ma main sur la
tête sale du chien. Celui-ci grogna, puis gémit en baissant la tête et la
queue. J’étais content d’avoir sur moi le poignard qui me rassurait et me
donnait le courage d’accomplir cette action. Tandis que ma main se posait sur
son poil répugnant une part de moi imagina que le chien tentait quelque chose
et me donnait un prétexte de l’égorger et de répandre son sang noir sur la
sombre terre battue. Comme pour le rat, ma vision fut très précise et cela devait
convoquer en moi des spectacles de violence auxquels j’avais déjà assisté. Cette
vision provoqua des frissons d’excitation et de révulsion.
Après cela, je retournai à la mosquée pour me
laver longuement les mains et insistai auprès de mon professeur pour faire une
prière de consultation et deux rakats supplémentaires dans la salle de prière.
Au sein de ma prière, au lieu de demander conseil à Dieu, j’improvisai en
murmurant une imploration, celle de purifier mes pensées de ces images
sanglantes.
En sortant pour la seconde fois de la journée de
la mosquée, je regardai mon poignard et l’impulsion de le planter dans de la
chair se fit de nouveau en moi. Je le dis à mon mentor, qui hocha la tête.
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