vendredi 8 mai 2015

Les Contes de Bibi-Gol - 3 - Les Deux filles du Vizir - Seconde partie

Nous errâmes toute la matinée en quête de quelque chose de tendre pour la pointe de mon poignard. En vain.
Au temps de midi, nous dévorâmes un plat de lentilles chez Behrouz, un riche marchand, un ami de ma famille. La question de mon poignard trouva son chemin dans la conversation.
« Veux-tu, mon cher Ali Abed, que je t’offre un agneau ?, dit le marchand. Tu pourrais le sacrifier dans la cour, chez tes parents, mon esclave pourrait t’assister. Je serais honoré de faire ce don à ta famille.
      Qu’en dis-tu ?, soutint Khorshid, mon professeur, les mains jointes contre ses lèvres en signe de concentration (signe que je devais bien réfléchir à ma réponse).
      Cette proposition m’oblige, monsieur, dis-je à mon hôte. Vous êtes bien aussi généreux et fiable que mes parents le disent. Mais mon désir d’utiliser mon poignard n’est pas animé par la pensée d’un sacrifice.
      Pourtant, objecta le marchand, offrir un sacrifice à Allah est un acte tout à fait noble et digne pour ce poignard.
      Cela est vrai, Behrouz. Mais… Je veux avant tout trouver à ce poignard un usage qui m’instruise sur ce que je suis ou sur ce que je veux être.
      Que voilà un petit garçon bien enseigné !, s’enthousiasma-t-il. Tu dois avoir un professeur remarquable. », dit Behrouz avec un clin d’œil appuyé à mon précepteur.

 Nous reprîmes ensuite notre errance dans la ville et ses alentours, ponctuée par les prières à la mosquée.
L’après-midi était très chaude et nous fûmes accueillis par de nombreux amis de ma famille et de mon professeur. Tous avaient leur mot à dire sur le poignard et sur l’utilisation qu’ils en auraient fait.
En fin de compte, nous rencontrâmes un de mes cousins, Abed Salem, un garçon un peu plus âgé que moi pour lequel j’ai toujours eu un profond respect. Il me montra son propre poignard et me dit qu’il avait longuement réfléchi au problème, lui-aussi, et qu’il ne lui avait jamais trouvé de meilleur usage que l’acte de tailler ou graver le bois, qu’il s’agissait de trouver le bois tendre et l’offrir au fer tranchant et qu’ainsi s’accomplissait l’un des désirs de Dieu : que l’homme soumette et transforme la nature.
« Que dis-tu de cela ?, fit mon précepteur. Veux-tu que nous allions chez le marchand chercher une bonne tablette de bois, pour ton couteau ? »
Je fus un peu dépité de cette proposition, mais je pris le temps d’y bien réfléchir. J’étais épuisé par mon imagination héroïque et guerrière ; je n’avais cessé d’envisager une bête ou un homme forcené attaquant un petit enfant ou une faible grand-mère, et qui eût alors mérité un coup vengeur de ma part. Je désirais porter un simple coup d’estoc dans la chair d’un agresseur, pour interrompre une injustice. Peut-être rêvais-je de la gloire éclatante des héros du Shah Nameh, Le Livre des Rois, comme Rostam, le plus fort de tous, qui parvint à tuer l’immortel Isfandiar en lui blessant les deux yeux d’une seule flèche à double pointe, ou comme Fereydoun qui terrassa le roi-serpent Zahhak et l’enchaîna au mont Damāvand ?
Mais, si je prolongeais ma pensée, que se passerait-il une fois porté dans la chair le coup de poignard ? La plaie saignerait ; mon odieux ennemi agoniserait, il aurait des râles douloureux, il m’attraperait par la chemise et me supplierait de l’aider ; il me couvrirait de son sang fluide, chaud et collant… Décidément, Allah n’avait que trop bien écouté ma prière : il m’envoyait de nouveau d’horribles visions…
Finalement, éreinté par ces images morbide, je dis : « Oui… Je serais enchanté de trouver une tablette de bon bois et d’essayer mon poignard sur elle. »
Le professeur fit pour mon compte les louanges d’Allah ; ma réponse l’avait mis de bonne humeur.
Nous nous procurâmes donc une petite planche de tilleul que je choisis avec soin.
« Que veux-tu y graver ?, demanda mon professeur.
      Mon nom, dis-je.
      Le nom d’Allah pouvait être une meilleure réponse, mais ce n’était pas le but de notre journée… », dit mon professeur en souriant pour lui-même.
Et il me montra comment m’y prendre avec le poignard pour réaliser des lettres dans le bois. Ce n’était pas facile de maîtriser le sillon, de creuser sans fendre, de suivre l’arrondi des lettres, de conserver de bonnes proportions dans la calligraphie. Je m’appliquai, dans la relative fraîcheur de l’ombre du patio de mes parents. Khorshid commentait longuement mon prénom :
« Ali, le très haut, et Abed, le serviteur… C’est une invitation à l’humilité et, en même temps, à la conscience d’une très haute dignité, vois-tu, Ali Abed ? Tu es d’une famille de Khans, qui sont en de nombreux lieux les maîtres du territoire, et on t’a donné le prénom le plus fiable qui soit, le prénom de celui qui saura servir avec le plus de tact, le plus d’esprit, celui en qui on aura confiance, le meilleur conseiller. Tu es le garant d’un ordre des choses, au sommet du royaume. C’est un prénom qui pourrait convenir à un grand vizir. Mais serviteur peut aussi signifier serviteur d’Allah, ainsi Ali Abed peut également être un nom d’imam ou de roi. Applique-toi bien sur la calligraphie de ton prénom, car la beauté, la noblesse des lettres que tu graves est le reflet de ta détermination à être le véritable Ali Abed… »
Je terminai à la lueur de quelques bougies que je me fis porter. Je soufflai sur les copeaux, je ponçai le bois en refaisant tout le tracé des lettres, puis admirai mon ouvrage.
« Du premier coup, tu as réalisé un travail splendide. », fit mon maître.

Le lendemain, nous présentâmes à mon père et à ma mère la tablette sur laquelle j’avais gravé mon nom. Mon précepteur fit le récit de notre journée. Mon père s’enthousiasma, il se répandit en remerciements à Dieu et me félicita très chaleureusement. Puis il dit que le temps était peut-être déjà venu de me présenter à la cour, à Ispahan.
Les adultes firent ensuite des discours où ils tressaient à l’avance mes futurs succès, ces paroles enflaient mon orgueil et mettaient au supplice ma timidité. Mon professeur renchérissait sur la fierté qu’il tirerait de mon éducation devant ses collègues savants d’Ispahan… »

« Qu’est-ce que vous en pensez ?, s’interrompit soudain Bibi-Gol. Ce n’est que la première partie de ce que je voulais vous raconter.
      Mmh… J’aime bien ce petit Ali Abed, dit Arach. Il est sensible…
      Ça me plaît, dis-je de mon côté.
      J’ai ajouté quelques petites choses au texte original, dit Bibi-Gol. Par exemple, la description de Yazd depuis le désert n’est pas faite dans le texte que j’ai recopié. L’auteur dit « Yazd » et pense que son lecteur sait à quoi ressemble la ville. Initialement, ce récit a attiré mon attention, parce qu’il ressemble presque à un conte.
      Oui, convint Arach. L’histoire du poignard, objet symbolique qui initie une mise à l’épreuve du héros. Sous forme de conte, on verrait bien une journée où Ali Abed rencontrerait successivement le rat pollueur, le chien brutal, puis un assassin sans scrupules. Trois rencontres. Il débarrasserait la ville du rat et des maladies, pour le soulagement du peuple. Puis il ferait la peau du chien au grand bonheur des marchands.  Enfin, il rencontrerait l’assassin qu’il tiendrait en respect grâce à son poignard, au moment où celui-ci s’apprête à tuer la princesse locale. Après cela, il obtiendrait la main de la princesse...
      Ali Abed a neuf ans…, rappelai-je mon ami à la réalité.
      Oui, mais d’ailleurs je préfère cette histoire vraie. Et tu as la suite, Bibi-Gol aimée ?, interrogea Arach.
      Oh oui, et ça va te plaire, mon cher Arach. Je vais sauter encore quelques pages, pour en venir au moment où Ali Abed, quelques mois plus tard, se rend à Ispahan chez le cousin de son père, accompagné par Khorshid, son professeur.
Mani peignant un chien mort, fin XVIe, Lahore


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