« L'Iran
est un pays où il ne pleut jamais. Vraiment jamais.
— Mais c'est pas possible ! Sinon on
meurt !
— Comment ça, ce n'est pas possible ? Si
ton père te dit que c'est vrai ! Il y a vécu !
— Mais papa ! S'il n'y a pas d'eau du tout,
on meurt !
— Est-ce que je t'ai dit qu'il n'y avait pas du
tout d'eau ? L'eau, là-bas, c'est comme le pétrole, on la prend dans des
puits. C'est une eau très ancienne vu qu'il ne pleut plus depuis
longtemps ! L'eau des dinosaures ! Et on est obligé de creuser de
plus en plus profond pour en trouver...
— Heureusement, les Iraniens ont des besoins en
eau très faibles. Ils ne se salissent pas, et d'ailleurs ils ne suent
pas ! Un seul pichet d'eau leur permet de vivre une semaine : ils en
boivent un verre, et le reste sert à la toilette.
— Arrêtez de mentir ! »
Mon
ami Arach s'amusait à tourmenter la crédulité de son fils Nathan avec ma
scandaleuse complicité. Nous étions deux adultes narquois face à un enfant
partagé entre le désir de croire à toutes les bêtises extraordinaires que nous
inventions et la méfiance que ne manquaient pas de soulever ces histoires
invraisemblables.
« Est-ce ainsi que l'on t'a élevé ?
Comment te permets-tu de traiter ton père de menteur ? », intervint
malicieusement Morgane, l'épouse d'Arach qui venait de rentrer du travail.
Un troisième adulte venait en renfort
peser dans la lutte inégale contre l'enfant.
« Alors, allons voir Bibi-Gol..., »
fit Nathan. Il ne se laissait pas décourager : « Bibi-Gol me dira si
ce que vous dites est vrai.
— Bibi-Gol te dira la même chose que
moi...
— Allons voir... », s'entêta
Nathan.
Bibi-Gol est un ancêtre d'Arach.
Bibi-Gol est si vieux qu'on ne parvient pas à savoir, en le regardant, si c'est
un homme ou une femme. Arach, lui, le sait, mais il ne me l'a pas encore dit...
et je n'ai pas encore osé le lui demander.
Cet ancêtre vit dans le grenier de la
maison de mon ami. Il est gourmand de tout, de bonne nourriture et de bons
livres, de boissons sucrées et de sourires amicaux. Tout le monde aime lui
rendre visite car il raconte des histoires formidables.
Et nous voilà face à lui, avec le jeune
Nathan qui se plaint de nous. Bibi-Gol ponctue le récit de Nathan de son rire
étrange : du fond de sa gorge sort le son d'une scie mordant et remordant
le bois. Ce rire ne vexe pas Nathan car il le conforte dans la conviction que
nous nous étions joué de lui. Enfin, après avoir écouté jusqu'au bout et sans
interrompre les doléances de Nathan contre les adultes, Bibi-Gol dit :
« N'en veux pas trop à ton père. Il
fait cela par tendresse. Le mensonge est un jeu. Un jeu où les règles ne
cessent de changer et où tu dois inventer toi-même le rôle que tu vas
jouer : si l'histoire te plaît, tu poseras des questions pour l'orienter
vers les mensonges qui te plaisent ; si l'histoire te déplaît, tu devras
trouver toi-même un meilleur mensonge pour recouvrir ceux de ton père, et tu
devras soutenir bravement que ce que tu dis est pure vérité. »
Tous, Nathan, Arach et moi-même
acquiesçâmes gravement. Arach passa tendrement sa main sur l'épaule de son fils
qui se laissa faire.
Je tentai de dire quelque chose
d’intelligent :
« Et n'est-ce pas souvent en
croyant s'éloigner de la vérité que l'on finit par l'atteindre ? »
Mais ce n'était, dit comme cela, qu'une
formule creuse.
Je me rattrapai en étalant ma
science :
« Je crois bien que pas une seule
religion n'a réfléchi aux vertus du mensonge...
— Normal..., intervint Arach, les religions
disent révéler la vérité, elles ne peuvent pas professer les vertus du
mensonge, tout leur système de croyances s'effondrerait... »
Assis par terre sur un coussin, Nathan
fit entendre son agacement.
L'aïeul toussa, reprit son souffle, puis
il coupa court à notre discussion en commençant un de ses contes bizarres. Un
sourire s'épanouit sur le visage de Nathan. Bibi-Gol dit :
« Il était une fois... Hem... Il
était une fois il n'y a pas si longtemps... vivait, dans une grande capitale,
un magicien. C'était le plus puissant magicien de tous les temps !
Il n'avait pas l'air, pourtant, de
grand-chose. Une quarantaine d'années. Portant un vilain blouson gris-beige un
peu trop court aux manches et à la taille. Ses cheveux noirs luisaient au
soleil et se prolongeaient en deux pattes touffues le long de grandes oreilles
rouges. Sa bouche était large et ses lèvres boudeuses, couleur de vieux papier.
Ce magicien portait d'épaisses lunettes de soleil d'aviateur sur un nez
puissant ; les verres teintés et le nez reflétaient le soleil de midi.
Il commençait à faire chaud et le
magicien grognait entre ses dents un refrain de dépit :
« Rhr ! La salope... la putain
d'salope... la salope... la putain d'salope... »
Le langage du plus puissant magicien de
tous les temps n'était pas à la hauteur de son don.
Or, il se tenait là sur une grande
avenue, en plein soleil, devant une agence de voyages, une canette de soda à la
main, deux canettes vides écrasées à ses pieds, et il serinait :
« Rhr ! La salope... la putain
d'salope... la salope... la putain d'salope... »
Ses dents grinçaient, un peu de sueur
coulait dans son cou, filait sous le blouson et s'allait tremper la chemise.
Le magicien buvait à même la canette. Il
la portait de sa main gauche à la bouche. Le liquide sucré et pétillant
s'écoulait en frémissant. Le magicien faisait grincer ses dents du bas contre
le métal.
Il aspirait entre trois et sept gorgées,
éloignait l'embouchure de son visage, émettait un son pour signifier son
rafraîchissement, puis observait tout autour de lui. Après avoir observé un
peu, il consultait sa montre, composait une moue grimaçante, puis lançait
quelques nouveaux :
« Rhr ! La salope... la putain
d'salope... la salope... la putain d'salope... »
Ce coup-là, il avait porté encore une
fois la canette à sa bouche. Il voulut se dégager de son blouson. Haussant la
canette contre son visage de la main gauche, il entreprit d'extraire son bras
droit de la manche en faisant rouler son épaule et en ramenant le coude vers
lui, mais le blouson, très ajusté, l'empêchait de se dégager convenablement. Il
voulut s'aider de la main gauche qui tenait le soda ; il avait besoin de
ses deux mains. Il cala alors la canette contre le bas de sa mâchoire et arrima
ses dents du haut à la languette métallique afin de maintenir un petit flot de
boisson dans sa gorge pendant toute la manœuvre. Mais, pendant qu'il exécutait
cet exercice de voltige désaltérante, un homme qui discutait avec un ami et qui
ne regardait pas devant lui vint percuter de plein fouet cet équilibriste avec
sa canette accrochée à la bouche. Le passant leva une main timide, réprima un
fou rire et dit : « désolé... »
Face à lui, le magicien, furieux.
Ses yeux étaient poussés par la rage
hors de leurs orbites et venaient cogner derrière les verres des lunettes de
soleil.
Du soda dégoulinait sur sa poitrine
auquel vint bientôt se mêler un abondant flot de sang : la canette métallique
lui avait fendu la langue.
Le magicien aurait pu, n'en doutez pas
un seul instant, désintégrer d'une pichenette ce passant maladroit. Mais sa
colère était si grande, qui s'augmentait depuis bien longtemps par suite de
vilaines nouvelles, de déceptions professionnelles et de déconvenues
amoureuses, que son courroux se tourna tout prêt contre tout le monde à la fois
et contre les canettes de soda en particulier et il rugit des mots très très
grossiers, il vomit des insultes abominables, il éructa des jurons scandaleux
tout en postillonnant à travers l'espace des gouttelettes vermeilles de sang
magique et conclut :
« … Par le Saint Coran, par tous
les djinns et tous les ifrits, par toute la puissance qui m’a été conférée par
don exceptionnel d’Allah, désormais les sodas feront dire la vérité à ceux qui
les boivent, jusqu’à ce qu’une aube nouvelle efface la lumière de leur
bouche ! »
Le temps s'arrêta. Sur le carrefour, les
voitures s'immobilisèrent. Les oiseaux, les mouches, furent saisis en plein
vol ; les passants stoppés nets dans leur marche. Le vent chaud avait
cessé d'un coup.
Les postillons rouges du magicien
mitraillèrent la canette de soda, tombèrent en pluie sur la poussière du sol.
La malédiction était prononcée. Le monde
reprit sa course folle, soudain lesté d’un sortilège supplémentaire aux lois de
la nature.
Et voilà, nul ne savait, pas même le
plus grand magicien de tous les temps, tous les malheurs qui allaient advenir.
Plus haut sur la grande
avenue, à la terrasse d’un sandwich-bar, Edris, le neveu du magicien, pérorait
devant un jeune étudiant. Edris était un beau petit homme à jolie moustache et
aux yeux de chat alangui ; sa voix râpait doucement les mots et les
servaient en salade fine et fraîche. C’était un spécialiste en boniments et les
hommes qui obtenaient le privilège de sa conversation étaient plus intimidés et
séduits qu’à leur habitude. Celui qui l’accompagnait ce jour-là se sentait
anobli devant les autres clients, il cherchait à se mettre à la hauteur
d’Edris. La conversation portait sur les films américains. L’étudiant n’avait
vu que quelques films d’action et il pensait qu’Edris se moquerait de son
enthousiasme pour ces films de distraction. Pourtant la conversation filait bon
train et les deux hommes riaient, usaient de bons mots pour commenter des
scènes archétypales : un super-héros traversant New-York en rase-motte, un
chien sauvant le héros et lui léchant abondamment la figure, un G.I. tirant au
lance-roquette sur un cavalier arabe enragé… Edris ne tenait pas rigueur de la
maigre culture de l’étudiant et l’amitié semblait une chose facile.
Le patron ventripotent
du sandwich-bar apporta sur deux assiettes quelques pains farcis de viande et
d’herbes et dit avec nonchalance :
« Voilà messieurs…
— Oh ! Merci !,
firent Edris et l’étudiant, avec des manières de grands seigneurs.
— Bof, c’est pas de
première fraîcheur, mais avec la sauce, ça passe... », dit le gros homme.
Ses deux clients eurent
un moment de perplexité, interrogèrent du regard cette bizarre franchise, mais
aucun sentiment de rancœur ou de provocation ne s’affichait sur le visage du
patron.
« Ah, mince, c’est
pénible, j’ai oublié les boissons, ajouta-t-il. La journée commence bien… et avec
cette chaleur qui remonte… »
Puis il revint et
servit les sodas avant de s’en retourner dans la pénombre de son bar, où il
engloutit la fin de sa canette en s’essuyant le front.
« Eh bien,
celui-là, il ne fait pas semblant d’être sympathique, au moins… », rit
Edris.
L’étudiant répondit à
son rire et ils échangèrent des regards qui les plaçaient hors du cercle des
grincheux, dans la complicité des amis de bonne compagnie.
Ils se ruèrent bientôt
sur leur sandwich. C’était un moment qui promettait d’être agréable, une amitié
prête à éclore.
Mais à côté d’eux, un
type bien habillé se leva brusquement de table et dit à la cantonade :
« depuis deux heures que je parle avec ces cons qui ne comprennent rien à
la politique… Comme si la religion pouvait résoudre tous les problèmes ! Qu’est-ce
que je fous là ?! »
Un client
balança : « barre-toi de ce pays si t’es pas content ! T’as qu’à
aller chez les Américains !
— Et toi, tu es
content de nos lois obtuses ? Et tu es content de toi et de ta tête
pourrie ? »
On
en vint aux mains. Celui qui s’était insurgé contre la politique fut rapidement
submergé par quatre hommes brutaux. La police accourut et prit le parti du
nombre contre le seul agitateur qui fut copieusement bastonné sous les yeux
horrifiés d’Edris et son ami.
Quand
la police eut embarqué le fauteur de trouble estourbi et sanglant, Edris et
l’étudiant s’interrogèrent : « Qu’est-ce qui lui a pris, d’un
coup ? On ne dit pas ces choses-là en public… »
Alors,
l’étudiant but une gorgée de soda. Son visage s’illumina et il dit :
« Il
avait raison, nos lois sont mauvaises…
— Oh là ! Chut,
moins fort…
— Nos lois nous rendent
malheureux !
— Tais-toi, qu’est-ce qui
te prend.
— Ce qui me prend ?
J’ai envie de dire la vérité à tout le monde…
— Mais pourquoi ?
— Je ne sais pas. Ça me
prend d’un coup. C’est plus fort que moi.
— C’est trop dangereux,
ne le fais pas… Tu as vu ce qui vient de se passer ?
— J’ai peur, mais je ne
peux pas me taire… Je vais… »
Mais juste à ce moment,
un autre homme se leva et dit à tout le monde en terrasse :
« Vous êtes une
belle bande de lâches. Vous avez laissé ce pauvre homme se faire frapper et
vous n’avez pas bougé. Je crache sur vos… »
Nouvelle scène de
violence, nouvelle intervention musclée des policiers, Edris et l’étudiant
s’enfuirent, bouleversés, descendant l’avenue en direction du meydân, la grand
’place.
« J’ai
l’impression que tu n’es pas le seul ici à vouloir dire ce qui te passe par la
tête… les gens deviennent-ils fous ou quoi ? », fit Edris à son
compagnon.
L’autre,
alors, malgré le pas de course, regarda Edris en plein visage et lui dit :
« Voilà
une autre vérité pour toi : tu n’es pas le genre d’homme qui me plaît,
mais tu es captivant, et j’attends, si tu veux bien, que tu me révèles des
choses que j’ignore sur l’amour. »
Edris
saisi d’effroi, stoppa net son allure. Il balbutia :
« Javad…
Malheureux… N’évoque surtout pas ce sujet en public… Comment… Comment sais-tu
cela de moi ?
— Je suis bien content de
l’avoir deviné…, sourit Javad. Ainsi, tu es…
— Malheureux, tais-toi !
— Je ne peux pas me
taire, ma langue s’emporte par magie ! Tu es… »
Edris plaqua sa main
sur la bouche de Javad et le força à regarder la rue autour d’eux :
« Vois la
foule ! Tu connais certains d’entre eux, la plupart tu ne les connais pas…
Mais tu sais ce qu’ils disent tous là-dessus ; le silence est la règle qui
me tient en vie ! Si tu parles, nous sommes condamnés, nous serons battus,
nous irons en prison… Regarde, par exemple, Hossein, ce commerçant ! Il
sera le premier à te dénoncer à la police ! »
Et comme ils s’étaient approchés
du commerçant en question, lequel tenait une canette de soda à la main,
celui-ci leur dit :
« Messieurs, venez
m’acheter des chaussures ! Même si vous n’en avez pas besoin ! Ah !
Edris, toi qui es si élégant ! Haha, tiens ! Ne m’as-tu pas acheté le
mois dernier des mocassins à prix d’or ?! Quand je pense combien je
t’ai floué, c’est trop drôle !
— Pardon ?
— Eh oui ! Tu te
souviens ? Je t’ai dit qu’ils venaient tout droit d’Italie ! Mais ils
ont été fabriqués dans le trou le plus misérable du pays… Je te les ai vendus
dix fois leur vrai prix ! Hahaha ! Tu es une vraie pomme !
— Arrête, Hossein, ce
n’est pas drôle.
— Mais, par Allah !
c’est la vérité ! De toute façon, tu fais trop l’élégant… Tu as l’air si vaniteux que tu mérites bien qu’on
t’entourloupe ! »
Le commerçant attrapa
la manche d’Edris qui se dégagea brusquement pour s’éloigner.
« Ne te fâche pas…
Reviens, Edris, faisons affaire ! J’ai ici des souliers que je vends
seulement cinq fois le prix correct… »
Edris entraîna Javad
plus loin.
« Que se
passe-t-il, tout le monde s’enrage à dire la vérité ou quoi ?
—
C’est
comme un sortilège dans ma bouche…, souffla Javad. Si on me pose une question
sur toi, je ne pourrai pas m’empêcher de dire ce que je
sais. Pardonne-moi, je suis si gêné… »
Des larmes de désarroi
montèrent aux yeux de l’étudiant.
Edris rumina alors de
très sombres pensées. Il connaissait quelques films excellents où, dans cette
situation, le héros avait recours à l’expédient le plus misérable : il
tuait le dépositaire du secret. Mais ces films ne reniaient pas la morale et,
malgré le séduisant poison de leurs images, la vérité finissait toujours par
triompher et engloutir le héros rendu plus coupable encore par son geste que
par le secret qu’il cherchait à enfouir… Il regarda Javad avec
commisération : que faire d’un si encombrant partenaire ?
Il songea soudain à son
oncle ; c’était un puissant magicien ! Edris n’aimait pas beaucoup l’oncle
bizarre, mais peut-être pourrait-il aider son neveu ? Encore fallait-il pouvoir
retrouver le bonhomme…
Plus bas sur l’avenue,
ils virent un nouveau tapage : une femme en furie s’acharnait sur son mari
à terre. L’homme disait, entre deux cris de douleur : « oui, je t’ai
trompée, je t’ai trompée avec toutes celles que j’ai pu, car je ne peux pas
résister, c’est trop délicieux de convoiter une autre femme ! »
Cette confession
admirable d’honnêteté n’aidait certes pas son épouse à se calmer, laquelle
commençait à lui arracher des touffes de cheveux. Un passant chercha à
intervenir, mais il se fit hurler dessus par la femme en pleine crise de nerfs.
La police n’intervint
pas. En fait, ils étaient sur l’autre trottoir, une centaine de mètres plus
bas, cherchant à régler une situation délicate : juste sous les bureaux
d’un grand quotidien, quelques journalistes s’étaient rassemblés pour expliquer
aux passants les dessous de leur métier. L’un d’entre eux, un chroniqueur dont
l’éditorial était lu partout dans le pays, tenait tête aux policiers :
« Mais enfin
messieurs, je ne dis là rien de nouveau, tout le monde le sait ! Si je dis
que tout ce que j’écris m’est dicté par le gouvernement, je ne vois pas ce
qu’il y a de choquant à dire une telle banalité ! Cependant, je trouve
extraordinaire que mes lecteurs s’intéressent à toutes les bêtises que je relaie,
et qu’ils finissent par y croire, malgré eux, malgré leur connaissance intime
de la censure qui pèse sur toute notre société. »
Arrivés à proximité du
meydân, Edris et Pavad virent se déverser hors de la Grande Mosquée une foule
émue. Un groupe d’hommes furieux disait : « il faut destituer ce fou
de mollah ! pourquoi dit-il des choses aussi scandaleuses ?
— Qu’a-t-il dit ?!,
les interpela Pavad.
— Il a dit qu’il utilisait
le nom d’Allah pour nous dominer ! Qu’il était content qu’on le regarde
comme un grand homme alors qu’il est plus vicieux et lascif que le pire des
bandits !
— Le mollah a même
dit : « Je vous méprise, car vous me croyez. Dieu favorise les
menteurs ! »
— Quel grand sage !,
approuva Pavad.
— Et toi !
Provocateur ! », hurla un des fidèles, bouleversé, à Pavad.
En
quelques pas cette brute fut sur lui et lui décocha dans le ventre un coup de
poing si puissant que le fragile Pavad tomba sur le pavé, plié en deux. L’homme
lui cracha sur la tête en disant :
« Chien
de provocateur ! »
Edris
ramassa son étudiant mal en point et l’entraîna à l’écart dans une venelle.
Or,
la ruelle longeait la Grande Mosquée. Là, ils virent ce très scandaleux mollah
quitter précipitamment l’édifice par une porte dérobée. L’homme les dévisagea,
l’air apeuré. Il s’apprêtait à s’enfuir, mais Edris l’appela :
« Mollah
Ali Reza ! Ne fuyez pas ! Nous ne vous voulons pas de mal !
— Encore heureux, car si
c’était le cas je vous ferais exécuter moi-même, répondit le mollah, dont le
regard pouvait encore foudroyer les contempteurs.
— Que vous arrive-t-il,
mollah Ali Reza ?
— Je ne comprends
pas ! Je perds la raison !, s’effondra-t-il tout aussitôt. Voilà donc
que ma langue est possédée par un démon et que je dis tout ce qui me passe par
la tête ! Mais j’en ai trop dit aujourd’hui, je ne pourrai plus jamais
reparaître en public et je rentre de ce pas chez moi pour me pendre !
— Oh là, cher
mollah ! Vous rendez déjà les armes ? Je vous ai déjà vu plus
combatif !, dit Edris.
— Que me
voulez-vous ?, fit le mollah, aux abois.
— Je veux savoir quand
cela vous a pris…
— Eh bien… Je m’apprêtais
à faire mon prêche et, après que j’ai bu une boisson pour me désaltérer, j’ai
senti une force s’emparer de moi. J’étais heureux et enthousiaste, je me
pensais si intelligent et, quand j’ai pris le micro, les mots se sont mis à
dépasser ma pensée. Ils étaient dans ma bouche avant même que j’aie la
possibilité de les arrêter ! La foule est devenue furieuse et j’ai couru
me barricader dans mes quartiers…
— Vous veniez de boire…
Qu’est-ce que vous aviez bu ? »
Mais soudain, des cris
résonnèrent derrière eux : des fidèles de la Mosquée venaient de découvrir
le mollah blasphémateur. Le gros homme n’eut pas le temps de s’échapper, la
foule emplit la ruelle et le lyncha sous les yeux impuissants d’Edris et Javad,
ballottés, étouffés, étourdis par la violence de la masse hargneuse qui les
entourait.
La foule exultait,
brandissant une poupée désarticulée, couverte de chiffons sales déchirés.
L’odeur du sang du mollah et celle de la sueur de ses bourreaux se mélangeait.
![]() |
Sakher Farzat - Talisman - 1980 http://sakherfarzat.com// |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire