Dans le royaume de
Tabriz vivait un prince orphelin plus impatient de trouver l’amour qu’un jeune
poulain. Il s’appelait Bamdad. Chaque matin, Bamdad bourrait de coups de poing
son lit, puis il piétinait ses draps en criant qu’il voulait prendre une
épouse.
Riche, puissant et beau
jeune homme, beaucoup de femmes eussent rêvé de partager sa destinée princière,
mais, lorsqu’il parcourait les rues de sa ville et les champs de son royaume,
il ne remarquait pas une seule femme qu’il trouvât tout à fait à son goût… Il
avait envoyé par le vaste monde des émissaires chargés de dénicher une belle
princesse, mais les portraits qu’on lui rapportait n’étaient pas à la hauteur
de ses visions. L’impatience du prince escaladait la tour d’un rêve ; il
imaginait une femme idéale, un tout harmonieux composé des plus parfaites
parties ; ne la trouvant pas, il s’irritait et devenait un mauvais homme.
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Hossein Behzad - XIXe s. - Jeune femme au rosier |
Cependant, Mazdak, le
vizir du roi d’Hérat était amoureux de la princesse et désirait prendre le
pouvoir sur la région. Mazdak fut très jaloux quand il apprit le souhait de son
roi d’organiser une rencontre avec le
prince de Tabriz dans le but de favoriser une union entre la princesse Negin et
cet homme, mais il n’en laissa rien paraître. Au contraire, il se dit très enthousiaste
du projet et proposa de faire lui-même escorte au prince. Il partit derechef
pour Tabriz sur les ailes d’un ifrit, car les forces maléfiques favorisent les
usurpateurs et les impatients, et il se présenta le lendemain matin au fougueux
Bamdad.
Le prince de Tabriz fut
surpris et enchanté de la promptitude de la venue de Mazdak et il applaudit
sincèrement cet émissaire de l’amour.
Mazdak n’était pas
moins impatient que Bamdad ; quant à leurs projets, ils divergeaient beaucoup.
Les deux hommes, sur le champ, se mirent en route pour Hérat sur les deux
meilleurs chevaux du royaume.
Chemin faisant, Bamdad
posait beaucoup de questions au vizir sur la princesse Negin. Mazdak dit
qu’elle était belle et mystérieuse comme une lune en son premier croissant,
mais qu’elle refusait systématiquement tous les prétendants. Bamdad, tout à son
impétueux orgueil, ne doutait pas que sa prestance et sa jolie figure
franchirait sans difficulté l’obstacle du jugement de Negin. Le vizir lui-même,
considérant les atours de Bamdad, songeait que la princesse ne résisterait pas
à pareille friandise.
Au troisième jour de
route, le vizir félon dit : « je connais un raccourci par une gorge étroite que
personne n’emprunte car on la dit maléfique, mais cela peut nous faire gagner
une journée de notre voyage. » Bamdad fit tinter ses bijoux d’enthousiasme
et dit : « pour gagner une seule journée, je me sens prêt à affronter les plus
terribles démons ! » Ainsi, les deux cavaliers s’engagèrent dans l’étroit
canyon en galopant. La gorge était peu sinueuse et traversait de hautes
montagnes dont les murailles s’élevaient, vertigineuses, au-dessus des deux
hommes. La roche défilait au ras des cavaliers, à une vitesse qui donnait le
tournis. Le souffle des chevaux résonnait, s’amplifiait contre les parois. On
déboucha enfin sur une esplanade logée en pleine montagne, dans un puits de
falaises. Là, d’une grotte, s’écoulait un fin ruisseau d’eau claire qui faisait
une petite flaque et s’asséchait un peu plus loin. Le vizir Mazdak montra en la
nommant la source d’az-Zharâ’. Il précisa qu’elle favorisait les amants. Mazdak
but de l’eau à sa gourde et Bamdad s’en fut boire directement à la source.
Mais à peine le prince
eut-il trempé ses lèvres dans la source qu’un grand changement se fit en lui :
ses sourcils s’étrécirent, son nez embellit, sa bouche devint plus tendre, ses
cils s’allongèrent, son visage s’adoucit, une grande partie de ses poils tomba,
sa poitrine s’arrondit et son membre viril rentra au-dedans de lui comme un
coquillage. Le beau Bamdad s’était transformé en une splendide jeune femme !
Alors, Mazdak ricana et
dit : « Il est vrai que tu demeures irrésistible ! Mais que dira la princesse,
maintenant ? Oseras-tu te présenter à elle ainsi ? Désormais, tu ne pourras
assouvir tes désirs qu’avec toi-même, maudit prince ! » Le vizir félon s’empara
de la bride du cheval de Bamdad et s’enfuit en galopant par les gorges damnées.
Le prince était trop
étonné et horrifié de sa situation pour répondre, mais il se saisit de son arc
et il encocha une flèche. La corde se détendit brusquement et le projectile fila
aussitôt à la poursuite du vizir mais ne fit que l’entailler au poignet. Mazdak
était déjà trop loin.
Se retrouvant seul,
Bamdad considéra son état, palpant nerveusement avec ses mains et s’assurant
des disparitions et apparitions de ses organes, puis il s’avança jusqu’à la source
az-Zharâ’ et se mira dans l’eau : sans nul doute, il était la plus belle
femme qu’il eût jamais vu…
Il se demanda si, en
buvant de nouveau l’eau de la source, il retrouverait son état précédent. Il
prit au creux de la main l’eau miraculeuse et perfide et en but une nouvelle
gorgée. Il sentit bientôt ses seins s’alourdir un peu plus et ses hanches s’amollir
un brin. Par Dieu ! Le maléfice était redoutable !
Alors, réalisant que le
changement de son sexe était définitif et sûr, Bamdad se mit à pleurer sur son
sort.
Il pleura jusqu’au soir
et s’endormit près de la source.
Au cœur de la nuit, un
vieillard vint lui rendre visite. Des heures de rang, le vieil homme contempla,
à la lueur de sa torche, le corps féminin de Bamdad, sa chevelure noire déployée,
luisante de reflets de lune et sa perfection de visage. Puis, au point du jour,
l’ancien tira sur la manche de Bamdad et lui dit : « Oh, jeune beauté
vêtue en homme, réveille-toi maintenant. Si tu assouvis mes désirs, je
t’offrirai un vœu. » Bamdad se redressa, épouvanté et, par réflexe, gifla
le vieux débauché.
Le vieillard se mit à
rire et dit : « tu n’aurais pas dû ! Dis-moi, beauté, quel est
ton nom ? »
Bamdad dit :
« Je suis Bamdad, de Tabriz. »
Le vieillard
répondit : « Non ! Quelle idée de porter un pareil prénom ?
Non, tu t’appelles Banou, de Tabriz. Ton prénom est la simplicité même et ta
beauté attise la convoitise de tous. »
Le vieil homme disparut
dans un tourbillon de poussière. La poussière n’était pas plus tôt retombée que
Bamdad entendit une cavalcade.
Quatre fringants
cavaliers surgirent de la poussière. Bamdad-Banou vint à eux et se saisit avec
autorité de la bride du premier homme. Celui-ci dévisagea avec stupeur cette
femme surnaturelle, puis dit timidement :
« Nous sommes des
serviteurs du prince Bamdad ! Nous avons appris que le vizir Mazdak
complotait contre lui, avez-vous vu notre prince ? »
Bamdad se crut
sauvé : « Je suis Bamdad ! Le vizir m’a trompé…
— Oh là ! Qu’est-ce
que vous chantez, mademoiselle ?, s’esclaffa l’un des cavaliers.
— Cyrus ?, le
reconnut Bamdad. Aide ton prince ! Partons d’ici !
— Tout ce que vous
voudrez, mademoiselle !, fit Cyrus, étonné et ravi qu’on le reconnaisse.
Montez en selle !
— Fort bien, Cyrus, mais
puisque je suis votre prince, vous me laisserez les rênes.
— Qu’il en soit ainsi, votre
majesté… », rougit Cyrus.
Mais Bamdad-Banou
ressentit une certaine ironie de son vassal qui le mit mal à l’aise. Il ignora
l’aspect cauteleux de Cyrus et grimpa sur l’étalon. Puis la troupe se mit à
suivre la piste du vizir, vers l’est. Mais, après quelques foulées, Bamdad
sentit que Cyrus s’accrochait à lui avec insistance et accouplait son ventre à
son dos. Bamdad provoqua alors un écart du cheval pour mettre Cyrus à terre.
« Oh là !
Laisse-toi faire, gentille garce ! », rugit Cyrus.
Ne parvenant pas à se
défaire du guerrier lascif, Bamdad donna un coup de coude dans l’estomac de son
agresseur et piqua des deux. L’accélération furieuse de l’étalon eut raison de
l’opiniâtreté de Cyrus qui culbuta en arrière et se brisa les vertèbres contre
une pierre. Ses compagnons donnèrent la chasse à Bamdad, mais celui-ci était si
bon cavalier et, en outre, rendu plus léger par sa transformation, qu’il leur
échappa comme la truite file entre les mains du pêcheur maladroit et il mit en
quelques heures une distance suffisante entre lui et eux.
Soudain, il déboucha du
canyon et parvint à une forêt enchantée, sombre et propice pour se cacher.
Dans les profondeurs
dissimulatrices de la forêt, Bamdad se sentait glacé jusqu’au cœur par le désir
de Cyrus. « Voilà donc ce que ressentent les femmes face au désir des
hommes ? » Le prince de Tabriz n’avait jamais ressenti la peur, mais
de ce jour, il se mit à craindre les hommes. « Peut-être pourrais-je
rester ici, dans le secret de ces bois, jusqu’à ma mort. Je vivrai comme un
ermite et j’implorerai le pardon d’Allah. »
Mais, considérant cette
solitude forcée, Bamdad se souvint de son amour pour Negin. Son esprit, malgré
les profonds changements de son corps, demeurait ferme dans le désir de
découvrir la beauté de Negin.
Il avait pu considérer dans
la flaque d’eau claire son propre reflet, changé en femme —
« Banou », l’avait appelée le vieillard —, et il avait découvert une
beauté inouïe. Negin était-elle plus belle que Banou ?
Surmontant son
désespoir et son inquiétude, dans le secret de la forêt, près d’un ruisseau
chuchotant, Bamdad trouva du réconfort dans le corps de Banou, tendre, délicat,
sensible, merveilleux mélange languissant et vif. Le vertige dans lequel cette
langueur pressée le plongea eût pu durer des semaines ou des mois, mais il ne
cessait de songer à Negin, la curiosité était plus forte. Il lui fallait
découvrir la mystérieuse princesse et savoir si sa beauté l’emportait sur celle
de Banou. Il décida de partir. Néanmoins, il était, à l’évidence, une femme ;
les dangers se multipliaient… Mais il était une femme déterminée, courageuse.
Et, juchée sur un
étalon, cheveux attachés, Banou quitta la confidence de la forêt et prit sous
un soleil rutilant la direction de Hérat.
Elle évita
soigneusement les villes et les caravansérails car elle savait combien sa
beauté pouvait exciter les hommes. Sur la route, Banou acheta à une vieille
bohémienne de grands voiles inélégants dont elle se recouvrit. Après quelques
jours d’un voyage inconfortable et angoissant, elle parvint à Hérat.
En se renseignant, Banou
apprit qu’il se racontait que le prince Bamdad était tombé dans une crevasse et
que le vizir Mazdak s’était coupé au poignet en tentant de le sauver.
Banou enrageait contre
le vizir et voulait lui faire rendre l’âme. Sans y réfléchir clairement, elle
se trouva aux portes du palais du roi.
« Que veux-tu,
bohémienne ?, dit l’un des gardes.
—
M’entretenir
avec le roi.
—
Passe
ton chemin, vagabonde…
—
J’ai
des informations sur ce qui est arrivé au prince de Tabriz.
— Soit, le roi a donné
des instructions à ce sujet. Entre donc, le vizir va te recevoir… »
Au nom du vizir Mazdak,
Banou frémit de colère et d’inquiétude. On la conduisit à travers de riches jardins
jusqu’au pavillon du vizir, où on la laissa sous un porche en lui disant
d’attendre son tour.
Heureusement, Banou
avait, cheminant, repéré le pavillon royal. Elle fila discrètement entre les
allées fleuries et se présenta directement dans la salle du trône.
À gauche du roi se
tenait Negin, éclairée par le soleil filtrant au travers d’une mosaïque de
verres multicolores. Sa beauté se révélait, comme une urgente douceur,
inexorable, contaminant le fond des yeux, la bouche, les reins. Son visage
délicat, l’attache de son cou et la ligne majestueuse de ses épaules
surmontaient un corps aux lignes fluides de danseuse. Banou en fut confondue
d’amour et sa langue s’enroula sur elle-même, incapable de répondre aux cris
furieux du roi :
« Qui
êtes-vous ?! Qui vous a laissée entrer ? Et que venez-vous faire
ici ? Gardes ! »
Les gardes s’emparèrent
de Banou et l’approchèrent du roi, mais Banou ne quittait pas des yeux Negin.
« Dévoilez cette
bohémienne ! », s’écria le roi.
Mais sitôt que les
voiles de Banou churent au sol, toute l’assemblée retint son souffle. On
s’était habitué à la beauté de la princesse Negin, mais la beauté surnaturelle
de Banou était très différente. Si l’on comparait Negin à une lune dans le
mystère gracile de son premier croissant, Banou subjuguait comme une lune
pleine. Les gardes relâchèrent leur étreinte, stupéfaits. Alors Banou se jeta
aux pieds du roi, le cœur emporté par un amour inouï pour la princesse ;
il allait demander sa main sans ambages quand il avisa ce qu’il était devenu et
implora seulement :
« Mon roi, je ne
désire sur cette Terre qu’une seule chose : me mettre au service de la
princesse Negin et devenir sa servante.
—
Tu
seras ma servante préférée, dit la princesse, fort émue. Mon père, je vous prie
d’accepter la requête de cette demoiselle…
—
Bien,
très bien…, approuva le roi dont les yeux couvaient le prince de Tabriz
transformé en splendide jeune femme.
—
Je
m’en remets à votre protection, mon roi, dit Banou. J’ai une condition à vous
soumettre…
—
Soumets,
et je verrai si cette condition me convient, fit le roi.
—
Le
vizir Mazdak ne pourra jamais me voir, je veux qu’il ne connaisse pas même
jusqu’à mon existence… »
Le visage du roi
s’éclaira d’amusement et il dit :
« Je vois que tu
connais bien la faiblesse de mon vizir pour les belles femmes… Il en sera selon
la volonté de Banou : le vizir et aucun homme n’auront le droit
d’approcher Banou, ni de connaître son existence. Quant à moi, je ne peux pas
garantir que je ne t’approcherai pas, belle servante ; après tout, je suis
ton roi. »
Le roi s’approcha des
gardes et les tua l’un après l’autre afin de faire respecter le secret de
l’existence de Banou.
Il fit venir d’autres
gardes et dit qu’il avait tué ceux-ci car ils avaient laissé pénétrer une
bohémienne dans la salle du trône. La dite bohémienne avait été jetée dans le
puits du harem et s’y était rompue les os, ajouta-t-il.
Lorsque la princesse
Negin put enfin se trouver seule avec Banou, elle la serra contre son cœur et
l’appela de toutes sortes de doux surnoms qui disaient son admiration et son
amour. Banou s’abandonna à une telle vague de caresses et sombra dans les
délices vertigineuses d’un amour si différent de celui qu’il avait imaginé.
![]() |
Maurice de Becque - illustration pour les nouvelles asiatiques de J.A. de Gobineau (1924) |
Quand elles se furent
cajolées et endormies dans un même souffle puissant et plein de bonheur, le roi
se glissa dans la chambre de sa fille où il découvrit la princesse enlacée avec
sa servante. Il se saisit de Banou et voulut l’emporter dans ses quartiers pour
lui-même. Banou fut réveillée par cette poigne brutale et s’alarma. Negin
s’éveilla à son tour et chercha à intercéder pour la vertu de Banou, mais
l’expression du roi était possédée de désir et la folie animait chacune de ses
actions.
« Pitié, mon
roi !, s’écria Banou, je suis Bamdad, le prince de Tabriz, transformé en
femme ! »
L’emportement du roi
vacilla un instant puis, étreignant le corps voluptueux de Banou, la rage de
son désir reprit le dessus.
Devant la violence de
ce spectacle, Negin, éperdue d’angoisse et très indignée contre son père, porta
contre lui un coup de poignard si leste qu’il en fut percé jusqu’aux organes
vitaux. La vie s’échappa instantanément de ce guerrier vigoureux.
La princesse pleura un
peu la mort de son père, puis elle regarda Banou avec des yeux admiratifs et
lui dit :
« Quel admirable
mensonge tu as dit à mon père ! Te faire passer pour un homme transformé
en femme ! Tu connais bien les hommes et leurs faiblesses… As-tu déjà subi
leurs assauts ?
— Ô, princesse Negin, je
veux te dire toute l’absolue vérité… Je suis bel et bien Bamdad, le prince de
Tabriz, transformé en femme par la méchante ruse du vizir Mazdak.
— C’est faux, Banou…, dit
Negin. Car si tu étais un homme, je n’aurais pas pu tomber amoureuse de toi. Je
hais les hommes et leur besoin de conquête. N’as-tu pas dit que tu voulais être
ma servante ?
— J’ai dit cela… »
Mais Banou ne dit pas pour obtenir ce que
je voulais.
« J’ai dit cela
parce que je vous admire et que je veux vous soutenir dans cette vie et dans la
prochaine, fit-elle. Et je me dois de vous déciller les yeux, je suis Bamdad et
j’aimerais reprendre ma forme virile pour pouvoir vous satisfaire et vous
servir sous ma forme idéale.
— Mais, Banou, cette forme-ci est la forme idéale sous
laquelle je veux te voir et t’aimer… », fit Negin.
Et
son regard avait une force si impérieuse que Banou baissa les yeux sur son
propre corps et reconnut que Negin avait raison.
« Débarrassons-nous
du cadavre de mon père et réglons nos problèmes… », dit la princesse.
Les
deux femmes jetèrent le roi au fond du puits du harem et passèrent le restant
de la nuit à deviser d’amour et à réfléchir sur la manière de régler
favorablement leur situation.
Le
lendemain, la princesse convoqua le vizir Mazdak et quelques autres vizirs
subalternes et leur présenta la disparition de son père en ces termes :
« Il
y a peu, nous fîmes envoyer notre estimé vizir Mazdak à la recherche du prince
de Tabriz, pour arranger entre lui et moi un mariage princier. Mazdak a présenté
un rapport sur les circonstances de la disparition du prince qui nous avait
paru sinon étrange, du moins trop précis et héroïque pour être vrai. Or, voici
que nous avons connu des développements tout à fait surprenants à cette
affaire… »
La
princesse suspendit son discours et tout le monde scruta le visage du vizir.
« Mazdak,
reconnaissez-vous cette personne ? », fit la princesse en tirant un
rideau derrière lequel parut la ravissante Banou.
La
stupeur de Mazdak fut trop éloquente pour l’assemblée des vizirs. Il
connaissait la splendide jeune femme qui se tenait au côté de la princesse.
Mazdak
voulut nier, mais l’assemblée l’accabla de cris scandaleux, aussi finit-il par
avouer :
« Je
la connais…
— Et de qui
s’agit-il ?
— Du prince de Tabriz, Bamdad.
Je lui ai fait boire l’eau enchantée de la source az-Zharâ’, qui transforme les
hommes en femmes.
— Existe-t-il un remède à
ce maléfice ?
— Je l’ignore… Seul le
Vieillard des Gorges Perfides le sait.
— Mazdak, peux-tu faire
venir ce vieillard ici ? Agis, si tu tiens à ta tête ! »,
commanda Banou.
Mazdak parcourut en
quelques heures le trajet jusqu’aux Gorges Perfides et en rapporta le vieillard
ligoté.
Negin et Banou prirent
le vieil homme à part et Negin lui demanda :
« Vieillard des
Gorges Perfides, existe-t-il un remède pour que Banou redevienne un
homme ?
— Oui, ô divine
princesse, lumière des lumières de ces contrées.
— Eh bien, parle, fit
Banou.
— Il existe une source,
plus au nord, qui transforme les femmes en hommes. »
Pesant longuement le
poids de cette révélation, Negin se tourna vers Banou et lui dit :
« Tu peux donc
choisir : tu peux rester Banou et conserver mon amour, mais nous ne
pourrons pas vivre comme mari et femme, ou bien tu peux redevenir Bamdad,
auquel cas je crains de perdre mon attachement à toi, mais tu pourras néanmoins
devenir mon époux légitime. »
Bamdad était si
profondément amoureux de la princesse Negin qu’il se refusa à rompre le lien
qui l’unissait à elle. Il dit : « je convaincrai le monde que nous
pouvons nous marier sous cette forme. »
Puis, s’adressant au
vieillard, il le menaça : « vieux sage, tu révéleras aux autres que
je suis bel et bien un homme sous l’apparence d’une femme, mais tu devras
garder le secret sur le contrepoison : tu devras mentir, tu affirmeras
qu’il n’existe dans le monde qu’un seul remède, que celui-ci est le grand-âge
et que, dans la vieillesse, ma virilité s’accomplira enfin et le peuple m’aura cependant
depuis longtemps reconnu comme souverain d’Hérat et de Tabriz. »
Il en fut ainsi. Le
vieillard fit à l’assemblée de vizirs le discours soufflé par Banou. Le mariage
se fit avec l’assentiment de ces honorables hommes d’état. Pour l’occasion,
Banou parut vêtue d’habits d’homme et fut nommée, à l’issue de la cérémonie,
roi d’Hérat.
En chaque occasion
officielle, dès lors, Banou parut vêtue en roi et fut considérée comme telle,
quoique ses interlocuteurs conçussent un grand trouble devant le roi-femme
Banou et sa reine Negin. Mais l’autorité de ces deux femmes s’exprimait avec
une telle sagacité que nul n’aurait su s’insurger contre leur pouvoir.
Banou et Negin ne
pouvaient engendrer, mais elles adoptèrent de nombreux enfants des orphelinats
d’Hérat et de Tabriz auxquels elles prodiguèrent un amour tendre et une
éducation admirable. Banou, qui avait été jadis l’orphelin Bamdad, fut un
parent très attentionné pour ces enfants défavorisés par le destin.
Mais Banou et Negin
n’eurent hélas pas la possibilité d’atteindre le grand-âge car, après une
dizaine d’années, Mazdak, devenu vizir d’un prince voisin complota de nouveau, car
il jalousait grandement leur bonheur. Il enrôla un assassin qui tua les deux
amantes dans leur sommeil. Il paraît que l’assassin fut si bouleversé par son
acte que, rentré chez lui, il se donna la mort en s’enfonçant un poignard dans
le cœur.
Quant au royaume du
roi-femme Banou et de la reine Negin, il fut divisé et les pays voisins
s’attribuèrent ses territoires. Les scribes effacèrent ce singulier épisode de
la mémoire du monde car ils le considéraient trop incompréhensible et contraire
aux valeurs de la morale, et ils ne voulaient pas que d’autres princesses
rêvent de princes Bamdad transformés en douces Banou.
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