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Leslie Lounsbury - Feu de canne à sucre |
Au feu ! De la fumée, montait,
là-bas, vers le vieux port. Et si l’on tournait bien ses deux oreilles vers la
ville, on entendait les tintements de cloche alarmés.
Dans la salle à manger de La
Calamarette, deux hommes s’étaient isolés pour discuter à voix basse. Il se
dégageait de leurs personnes une impression de violence, de tristesse et
d’inquiétude dangereuse. Leurs vêtements étaient sales de cendres, ils
sentaient le brûlé. Le patron, Jean Cromar, aurait aimé discuter avec eux pour
savoir à quoi s’en tenir, s’ils savaient ce qui avait mis les pompiers en
alerte sur le port, ils devaient bien savoir... Mais ils l’ont éconduit. L’un a
dit : « je viens de perdre ma femme ». C’était le plus grand des
deux, et son visage dans un poudrin de suie mouillée par les larmes était d’une
beauté frappante. L’autre a dit : « je viens de perdre mon
frère ». Celui-là était un petit être d’apparence presque comique et dont
on sentait qu’il fallait se méfier.
« Bon, mettez les consommations sur l’ardoise. On monte se
coucher. »
Et Jean Cromar a dû se contenter de ces paroles lacunaires qui ne
font pas un récit.
Dans la chambre, le grand Stéphane s’était
assis sur le lit, il a passé sa main dans les cheveux gras de son compagnon. Le
luron l’a regardé et sa bouche et ses yeux sont devenus humides.
« T’as menti,
Stéphane…
—
J’ai menti ?…
—
Pourquoi tu dis ta femme ? C’était ta sœur.
—
Je te tuerai aussi. »
La main a coulissé des cheveux à la nuque du petit rondouillard et
les doigts ont fait un calice de douleur à cette vilaine tête bouffonne.
Le petit gaillard a grincé des dents, ses yeux sont sortis de sa
figure et l’autre a relâché son étreinte. Il a mis son visage tout près.
« Tu sais, Fortuni, quand je l’ai vue allongée avec ce foutu
nègre, je n’y ai pas cru. Il l’avait forcée, je pensais. Dans la chambre
d’hôtel, ce soir là… Toinette… la mienne… si douce… se piquer le sang de ce
bestiau de foire… Tu as tout vu, Fortuni, tu
m’as vu rage, tu m’as vu dans la folie, au-delà de la fureur. Et tu m’as
tendu la lampe à pétrole et tu m’as dit de troubler le présent, de donner au
futur le goût de jadis. Fortuni. La figure noire de Gondi ruisselante de feu.
Le lit ! Toinette dans les flammes, mangée… dévorée… noircie… Toinette qui
hurlait. Les gens dans l’hôtel, le vacarme. Et la torche Gondi par la fenêtre
et roulant dans l’eau du port. Et les flammes, brûlantes, nous enveloppaient,
et je me sentais bien ! Et dans le couloir les coups les escaliers les
coups ! C’était une belle cérémonie d’adieu, Fortuni. Je suis fou comme
toi, vieux rat, et c’est épuisant, et c’est bon… Je veux tuer le plus d’hommes
possible, et mourir par le feu…
—
Tu aimais ta sœur, Stéphane, qui était ta beauté
inversée. Cette beauté inexplicable. Et sur ton front cette flamme folle creuse
mes yeux et mon ventre, et c’est tendre. Un espoir, comme un battement de cœur
dans mes yeux et mon ventre et aussi mes mains. Oui, cela est bon. Nous
improvisons les horribles nuits. Tu l’aurais épargné, Gondi, mon frère noir,
mais je veillais. Je veillais bien. Je revois tout. Comme je t’ai aidé. Depuis
que tu m’as dit ton amour pour ta sœur et les colères et les coups de ton père,
j’ai voulu t’aider. Dans la cabine du navire, nous les exilés, toi, moi et mon
frère noir de malheur. Dans les hamacs bercés, loin du pays, tu avais confié ta
peine, tu avais mis tes joies futures entre nos mains.
Je me souviens. Je me
souviens de la capture de Toinette, du couteau dans les reins de ton père, et
le sang qui ruisselait comme du pétrole, luisant, et l’odeur douce de son
haleine, ton père, sous la moustache, les vêtements mouillés, le quai désert,
le sourire de Gondi, Toinette en ficelle, l’odeur de poisson des filets, le
visage de ton père livide, le souffle de ton père qui s’éteint et les yeux de
Toinette, et tes baisers sur elle, puis ton père dans l’eau, tiré comme un
poisson dans le filet, la curée des charognards dans le sillage de la chaloupe,
le corps de ton père, on imaginait, assailli par les poissons, c’était un jeu,
les poissons jouaient, les astres jouaient… Je me souviens de la peur, de la
colère de Toinette et de ses fausses gentillesses…
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Richard Parkes Bonington - la chaloupe |
—
Brûlée ! Un
corps de cendres, une fille de suie. Ma sœur, j’ai encore son goût amer dans la
bouche. Mais le nègre Gondi ! C’est ta faute, aussi ! Je n’avais pas
besoin de lui ! »
Et la main de Stéphane avait tourné autour
du cou de Fortuni, les yeux plongeaient dans les yeux. Le corps osseux plaqué
contre les seins adipeux de l’autre homme, à demi-étranglé. Le petit Fortuni a
inspiré ce qu’il a pu et dans un souffle ténu :
« Stéphane. Tu mourras du feu et je mourrai par la mer. C’est
là, je veux dormir, avec les poissons, avec les étoiles. Avec Gondi, mon frère,
brûlé puis éteint à jamais, empli de l’eau sale du port. Il fut mon ami… mon
demi-frère. On n’a pas eu le même père, pas la même peau, mais je l’aimais,
Gondi… Lui aussi, laid, forcément. Mais lui, il pouvait sourire. »
La main avait relâché la pression. Stéphane avait plaqué le visage de
Fortuni contre sa poitrine desséchée. Il étouffa un sanglot. Le petit
homme dit :
« Gondi souriait et sa laideur quittait son visage. Je n’avais
pas cet espoir, moi. Enfants des rues. On a ramassé le mépris dans la figure et
dans les côtes. Le jour on encaissait, et la nuit on se vengeait. Cogner,
enfoncer des têtes, glisser le poignard dans un cou, plusieurs fois ! Il
me soutenait, je le défendais. Je tuais pour lui. Gondi. J’ai sur moi notre
serment, lis, Stéphane, lis-le. »
Le maigre a fouillé le gras et a tiré d’une poche un papier.
Nous sommes laids, c’est assuré ; nous sommes méchants, c’est
avéré ; nous n’aimons personne, c’est vrai ; nous ne ferons jamais
l’amour, c’est sûr ; nous sommes un tout à deux peaux et à deux têtes,
c’est la vérité.
« Moi-aussi, on m’a trahi, tu vois ? Gondi m’a trahi. Et ça
me rend malade. Mais sa faute est pardonnée. Tu es là, Stéphane, et je sais que
mon frère m’attend dans l’eau du port. Avec toi, je veux lui offrir de nombreux
sacrifices ; le sang qui coulera dans la mer sera pour lui, pour lui
emplir ses yeux brûlés. Le sang, l’activité de l’homme trouble la clarté de
l’eau. Sans nous, tout serait de cristal ; nous apportons le trouble sur
terre. Nous sommes un amour neuf pour la Terre, nous étions morts sans le
savoir et nous revenons à la vie. Nous sommes la fumée, la pluie noire et
rouge, nous plongerons nos mains dans le sang brûlant.
— Cette nuit nous embarquons. On partira pour les îles, Fortuni. On
tuera plein de noirs comme ton faux frère.
— Je veux bien, Stéphane, écrivons un serment. Ce sera notre serment.
— Et celui qui le rompra sera châtié.
— Le feu ou l’eau. Oui. »
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