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Le quartier de Sainte-Marie Majeure, où se trouvait, entre 1810 et 1837, l'auberge de Jean Cromar, La Calamarette |
Dans la salle à manger du café-hôtel
marseillais La Calamarette, le patron, Jean Cromar, s’adressait à un
client attablé depuis bien longtemps et qui avait l’air ennuyé des gens
qui ne savent plus quoi faire de leur personne ; l’homme en question était
maigre mais ses muscles étaient rudement câblés, et il avait des cheveux gris. Jean prit sa voix la plus peinée pour dire :
« Je ferme la salle, monsieur. C’est pas pour vous mettre dehors…
C’est que, si l’établissement reste tout illuminé, la garde va venir fourrer
son nez dans mes affaires. Et puis, vous comprenez, ma Pierrette doit rentrer
chez elle, son petit mari va me maudire, sinon. »
Le client s’anima de panique. Il supplia, donna son prénom, dit qu’on
lui avait conseillé ce lieu et recommandé le patron et lâcha enfin la raison de
son étape : « Je voudrais confier ma peine à quelqu’un, avant de
mettre fin à tout ça.
—
Je regrette…, fit Jean Cromar, interdit.
— Et si je prends une
chambre, vous voudrez bien m’écouter ? »
Le patron grommela quelque chose dans sa barbe drue, desservit la
table sans dire un autre mot. Il revint passer un coup de chiffon parmi les
miettes de pain tandis que Pierrette, la cuisinière, passait une mantille sur
ses cheveux avant que de s’engouffrer dans la nuit fraîche et humide, dans le
bruit lourd et doux de la mer au pied de l’église délabrée de la Major, et le
regard de Cromar alla de Pierrette à son client, et se posait sur lui avec une
douceur nouvelle.
C’est que Jean Cromar aime plus que tout les histoires de ses hôtes.
Il paraît qu’il n’a jamais quitté son auberge, peut-être même qu’il y est né.
Il voyage par l’oreille. Depuis le temps qu’il écoute, il n’a jamais trahi un
secret. Il a pourtant entendu les pires confessions des pires débauchés.
Bientôt, dans le noir de la chambre dilué
à la lueur de faibles bougies, les deux visages étaient proches. Jean Cromar, attentif, et Alessandro, qui raconta son histoire :
« Je vivais de l’autre côté, en Lombardie. J’avais pas été élevé
aux grandes théories. Des parents bons à rien. On vivait de glanage, au jour le
jour. Et puis, à l’adolescence, mes cousins et moi, on savait encore à peine
comment survivre. Alors on a fini par laisser les adultes, on voulait découvrir
le monde.
— Aucune éducation, rien ?, intervint Jean Cromar.
— Rien, voyez-vous ? Juste quelques paroles de mise en garde, de
temps en temps, contre la société, contre les propriétaires terriens. Et puis
un peu de religion. Nos parents avaient sympathisé avec un prêtre vagabond qui
s’est chargé de nous dire quelques récits édifiants. Il nous a aussi montré une
collection d’illustrations de saintes femmes en prière dont l’une tenait
quelques branches de son futur bûcher contre sa poitrine nue ; celle-ci
était notre préférée. Le prêtre a fini par quitter notre compagnie parce qu’on
lui avait volé ses images pour un usage impie. Et voilà, c’est à peu près tout
ce qu’on pourrait dire de notre instruction.
— Tu dis tes cousins et toi… Vous avez été nombreux à quitter les
adultes, à tenter l’aventure ?
— Quatre au début. Puis trois. Et juste entre cousins. Parfois, on
volait dans les grandes fermes,
les riches fermes, avec tous les champs et les vergers, celles avec les pauvres
manants qui triment comme autant de perdus enchaînés à un morceau de terre…
Nous avions le ventre aussi vide que ces damnés, mais pour nous : la
liberté, notre grand manteau
pelucheux pour nous envelopper dans l’air du soir et parfois une grange
abandonnée pour nous protéger des intempéries. Pour manger, c’était une autre
histoire. Une vie terrible, mais on était les seuls maîtres.
« Pour cela, il fallait
voler. Et ça demande un peu de talent, non ? Mais voilà, dans ce pays et
en ce temps, les propriétaires des grandes fermes avaient de l’orgueil et ne se
méfiaient pas. Un ou deux chiens pour dissuader. Parfois un gardien, veillant
auprès d’un feu dans la cour principale.
« On volait en priorité dans les réserves, mais il arrivait que
nous recherchions un plus précieux butin ; on tentait alors notre chance
dans la villa du proprio.
« C’était toujours moi qui entrais dans les maisons pour voler.
Sans me vanter, j’étais le plus habile à forcer les serrures, le plus discret
aussi. Mes cousins, eux, ils surveillaient ; prêts à venir m’aider en cas
de bagarre.
— Vous ne vous vantez pas, mais y avait de la fierté à cambrioler,
non ?
— C’est plus
subtil que ça… J’aimais vraiment m’introduire dans les maisons. Blocs noirs
dans la nuit, c’était à moi de percer un coin de jour dans ces ombres. Pour
dire vrai, le plus souvent, je m’introduisais par les fenêtres de l’étage. Dans
les nuits chaudes, les maîtres ouvraient les fenêtres surélevées pour ne pas
étouffer, une aubaine pour les grimpeurs de mon espèce.
« Cet été-là, on cherchait une victime qui ait du jus et j’avais
entendu dire des horreurs sur le fermier Derna : les langues du coin
bavaient sur sa cruauté avec ses ouvriers. Certains disaient plus :
paraissait qu’il battait sa femme. Jeunes gens indignés, on a voulu se payer
sur sa méchanceté en le dépouillant de certaines choses précieuses qu’on ne
manquerait pas de trouver chez lui, dans sa cascina.
On était remontés, une vraie soif de violence. On se disait que ça ne nous
dérangerait pas de lui coller nos bagues dans la face s’il ne se laissait pas
voler.
« Pendant deux jours, on est allés se poster dans un bosquet
près de sa ferme fortifiée pour mettre au point notre opération. On se
sustentait de vieux fromages volés qui empuantissaient nos besaces.
« On a eu tout le temps d’observer la cascina Derna : de hauts bâtiments où vivaient quelques
pauvres familles d’ouvriers se tenaient auprès d’une glorieuse villa. Le vol
s’annonçait facile. Les ouvriers se couchaient tôt. Le gardien était trop vieux
pour se montrer une vraie menace et le seul chien de la ferme était craintif
comme une souris !
« Cependant, le vieux s’était posté juste devant l’entrée ;
et je me faisais une joie de m’infiltrer par une fenêtre de l’étage.
« Le deuxième soir, j’ai dit "j’en sais suffisamment.
J’y vais". Mes cousins se sont inquiétés, "fais pas de bêtises,
Alessandro ! Il y a peut-être toute une famille, là-dedans ! "
Moi, je ne voulais pas le savoir. Le propriétaire était un jeune tyran, il ne
devait pas avoir d’enfants en âge de me faire des problèmes. S’il y avait eu un
frère, je l’aurais vu s’activer dans la ferme. Mon cousin, Andrea, mon petit
cousin, m’a retenu par la manche, "j’ai un mauvais pressentiment…",
il m’a dit. Je l’ai repoussé férocement : " on n’a rien à
perdre. Et de toute façon, je m’ennuie ! " Andrea a lâché prise.
« Mais ç’avait toujours été comme ça, voyez-vous : mes
compagnons, plus jeunes, supportaient moins l’angoisse que moi. Pas que j’étais
incapable de ressentir la peur ; au contraire, en fait : j’aimais la
peur, la solitude inquiète dans les maisons cambriolées. Quand je sentais mon
pouls accélérer, quand la sueur coulait dans mes cheveux, quand mes mains
tremblaient doucement, quand mes jambes semblaient près de casser entre les
tendons douloureux, pleins de tension nerveuse, quand mes tempes en nage
battaient à presque m’empêcher d’entendre les craquements de la maison
endormie, c’est ça, quand mon corps se rappelait si brutalement à moi, je
sentais un torrent de vie, douloureux et bon tout à la fois.
« Ce soir-là, alors que je prends mon élan pour m’appuyer contre
le mur et que je saisis une saillie de l’étage, ma poigne agrippe la pierre
râpeuse, je me sens plein de vigueur. J’appuie de mes pieds nus sur le parapet,
l’inquiétude devient volupté. J’avais repéré la chambre du maître des lieux. Un
morceau de moi me disait que je tuerais, cette nuit ; je tuerais un
individu odieux dans le silence d’une chambre au luxe indécent. La fenêtre
était grande ouverte. J’ai jeté un regard en arrière à mon cousin. Il était
accroupi dans l’herbe, il tenait mes sandales à la main ; je l’ai comparé
à un animal guettant une mauvaise surprise.
« Enfin, j’ai poussé le battant de la fenêtre, sauté sans un
bruit sur le sol. Au-dessus du lit du maître, la moustiquaire s’était mise à
s’agiter. Je me suis approché, avec sous mes pieds la fraîcheur de la
pierre. Tout m’apparaissait distinctement dans la pénombre : le grand lit,
l’homme assoupi, nu, la table de nuit, le secrétaire de bois noir encombré de
papiers. Tout près de lui maintenant, j’ai pu voir le mouvement de sa
respiration, m’assurant qu’il dormait bien.
« Le plus lentement possible, j’ai avancé mes mains sous la
moustiquaire vers la gorge du maître. J’avais tué toutes sortes d’animaux,
avant : des insectes, des animaux velus, cornus, griffus, des animaux
pacifiques… Pas d’être humain. Mais celui-ci, je le voyais comme un insecte.
D’ailleurs, j’approchais mes mains comme je l’aurais fait si j’avais voulu
écraser un insecte volant posé sur un mur, le plus discrètement possible.
J’étais si proche de lui, et j’allais… Mais c’est bizarre, vous ne
m’interrompez pas ? »
Cromar rectifia sa position dans le petit fauteuil, arrondit ses yeux
en une expression d’incrédulité et dit :
« Non, je vous écoute. Vous confiez vos délits à Jean Cromar,
j’imagine que vous savez ce que vous faites et à qui vous vous adressez… Je ne
veux pas vous interrompre, c’est contre mes principes. »
Alessandro affirma son dos contre le mur et détendit ses jambes sur
le matelas.
« J’allais… mettre fin à ses injustices. Mes mains se crispaient
à l’avance, tout près de son cou. Je n’emporterais pas la gloire, mais de quoi
faire bombance pendant un an. Je regardais sa main, parcourue de mouvements,
comme la patte d’un chat endormi. Combien de coups avait-il donnés avec cette
main fine, aux ongles intacts ? Autour de nous, la lumière nocturne
dévoilait sur les murs le contour de fresques champêtres ; je devinais des
personnages chassant, pêchant, cueillant…
« Avec force, j’ai attrapé son cou. Son corps s’est tendu comme
une catapulte. Il s’est cogné la tête contre le mur. J’avais accompagné le
mouvement – je m’attendais à ce genre de réaction. Du sang coulait de son
crâne le long de mes mains. Je n’avais pas pensé qu’il pourrait crier, et
d’ailleurs il ne l’a pas fait ; il essayait de lutter. Je sentais
au-dessus de moi son regard, il fouillait l’obscurité pour me voir. Ça me parut
long, trop long… La douleur dans mes mains serrées, crispées, épuisées. Je
regardais ses mains à lui s’agiter en désordre, qui me frappaient de biais,
sans force. Il a émis une petite plainte, un appel d’enfant ensommeillé. Et ce
fut un soulagement. Je me suis rendu compte que j’étais essoufflé. J’avais
cessé de respirer pendant tout le moment de l’assassinat.
« Après, j’ai fait quelques pas vers la fenêtre pour voir mon
cousin. Il était dans la même position accroupie, mordillant le cuir
superficiel de mes sandales. Ce n’était pas un rêve. J’avais tué un homme.
Avait-il fait du bruit en se cognant ? Je ne parvenais pas à m’en
souvenir. J’ai fouillé. Le tour de la chambre, en quête d’or, sous les yeux des
êtres de peinture emprisonnés dans la finesse des murs. Dans un tiroir du
secrétaire, si je me souviens bien, j’avais trouvé une épingle à cheveux toute
en or, à motifs floraux, et sertie de saphirs colorés. Je ne sais plus ce
qu’elle est devenue… On a certainement fait fondre ça, pour l’or. En quête de
monnaie, j’ai décidé de pousser mes recherches plus loin dans la maison.
« Je suis parvenu dans un couloir, au fond duquel, au travers de
carreaux troubles, se percevait une lueur de bougie. Les carreaux avaient une
forme d’œil effilé de chaque côté, comme des yeux de chat et je devinais que
devait se tenir, derrière, une bibliothèque. Perspicacité des lecteurs, sagesse
des penseurs... Mon esprit tétanisé n’avait pas la moindre de ces qualités et
je me laissais entraîner vers ce coin de la villa, j’étais incapable de
raisonner tandis que mes pas s’enchaînaient l’un après l’autre. Je me figurais
qu’en ouvrant les portes de la bibliothèque, je me trouverais au-devant d’une
sarabande de fantômes lettrés : des cardinaux, des écrivains lutinant des
nymphes. Ou bien… Etait-il vraiment mort, avait-il bien franchi la frontière du
trépas, l’homme que je venais d’étrangler ? N’allais-je pas le trouver,
debout devant un lutrin, un énorme livre ouvert sous son regard scrutateur, une
bougie sertie dans sa bouche grande ouverte d’étranglé ? Ce serait
ridicule et effrayant à la fois.
« Voilà donc : j’entrouvris la porte, risquai un
regard : je ne vis rien d’autre qu’une salle de lecture où une bougie
finissait de brûler. Je suis entré, recroquevillé, à croupetons.
« Dans la pièce, quelque chose frémit. Ce fut comme si l’air
s’était réveillé. Très doux et oppressant à la fois. Cela fit :
"oh... " Et je vis son visage. Elle ressemblait à une sainte troublée
dans sa prière. Sur son front blanc, ses sourcils dessinaient un arc d’effroi,
ses mèches bouclées roulaient de son visage jusqu’à ses tempes, comme en un ruisseau
des remous autour d’un galet. Ses yeux s’arrondissaient et j’y voyais l’éclat
de l’or et la lueur vibrante de l’inquiétude. Elle mit sa main sur sa
bouche : "oh…", soufflait-elle, en reculant. Sa chemise de nuit
s’agitait, ses épaules s’affaissaient ; ses mains m’adressaient des
supplications. "Oh…", elle répétait, le dos calé contre une immense
pendule. "Non… Oh…"
« J’ai franchi l’espace qui nous séparait. Je voulais me faire
pardonner de lui avoir fait peur ; et je voulais lui dire qu’elle était
libre, maintenant, de son mari violent. "N’ayez pas peur. " C’est ce
que j’ai dit. "Non", a-t-elle encore dit. J’ai vu qu’elle s’était
griffé le bras avec ses ongles, à cause de la peur. Dans ce moment, ma poitrine
me semblait une panse de porc farcie d’effroi et d’amour.
« Elle a fouillé un meuble et m’a tendu des pièces d’or :
des Sequins. Je les ai pris. Je crois que j’ai balbutié "merci".
Elle sanglotait. Je suis retourné sauter par la fenêtre. Mon cousin, fou
d’inquiétude, m’a pris par la main sans poser de questions et m’a entraîné loin
de la ferme. »
Il avait atteint ce moment du récit où l’on est tout entier au
souvenir, où l’on est quasi seul avec ses fantômes. L’aubergiste était un
meuble de la chambre, muet comme le bois.
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Giuseppe Maria Mitelli - Son testa, son paese, case e gente |
« Après, jamais des Sequins ne m’ont tant brûlé les poches. Je
suis devenu invivable. Je me colletais avec tout le monde, je buvais plus
encore que le philosophe, ruinant ce qui me restait de nerfs dans des excès de
tremblements blasphématoires. Un soir, à Milan, je me suis malaqué avec mes cousins. Je ne pouvais plus supporter leur vue,
leurs conseils, leurs inquiétudes… Une vraie malaquée pour moi… visage enflé et bleui de leurs reproches. Et
après, je me suis hâté vers ce lieu qui m’obsédait : la cascina Derna.
« J’ai guetté un temps. La femme du fermier, je ne l’ai pas vue.
Peut-être une ombre derrière une fenêtre, ou ce n’était que le vent agitant un
rideau.
« Un homme avait pris la suite de Derna, vraisemblablement un
oncle, si j’en croyais l’âge avancé du nouveau maître. On l’entendait crier,
parfois, sur les ouvriers.
« J’étais hors de moi. Je voulais la revoir. Son image était
trop insaisissable et je la confondais avec celle de la sainte au fagot de
bois. Celle des images du curé. Cela m’a obsédé un temps, puis l’instinct de
survie m’a fait repartir pour ne pas risquer de me compromettre.
« De nouveau en ville, je vivais dans une souffrance
continue : il me semblait que rien n’avait d’importance. Je ne prenais
plaisir à rien. Certaines gens me semblaient des imbéciles satisfaits, les
autres, des plaies exaspérantes. Je ne pouvais entendre ni vantardise ni
plainte sans en éprouver la plus grande rage. En vérité, dès que je laissais
mes désirs guider ma réflexion, si j’envisageais comment revoir la femme du
fermier, je comprenais que je n’avais aucune place dans ce monde. »
Le silence se fit, qui parut engloutir les mots d’Alessandro. L’homme
regardait ses mains, incrédule. Jean Cromar se racla la gorge :
« Et pas une personne pour parler de ces choses ? Tu n’as
plus revu tes cousins ?, dit-il, consterné.
—
Je n’aurais jamais vécu si vieux, monsieur
Cromar, si je n’avais pas rencontré quelqu’un pour me tirer de là. Croyez-moi,
tout ce que je vous dis n’a rien d’une posture, d’une façon de me rendre
intéressant. J’étais dans un état lamentable.
« Mais alors j’ai revu le prêtre errant de mon enfance. Un jour,
je l’ai vu, à Milan, qui demandait l’aumône près d’une fontaine. Je ne suis pas
allé à sa rencontre, je ne cherchais pas à savoir s’il me reconnaîtrait.
« À le regarder, et dans les dispositions d’esprit qui étaient
les miennes, je pensais que lui aussi, tout comme moi, n’avait pas sa place
dans la société. Les gens ne l’approchaient pas, passaient au large. Il devait
sentir mauvais. Et je savais, pour l’avoir écouté dans ma jeunesse, qu’il ne disait
pas grand-chose qui aurait pu avoir un intérêt particulier ; ses paroles
naïves ne sauraient jamais arrêter la foule dans son commerce quotidien. Il
paraissait vraiment le plus déplacé et le plus innocent de tous les êtres.
L’homme le moins attirant et le moins dangereux qui fut jamais. Un pauvre
débile. Il brandissait ses images de saintes sous le nez des passants et
embrassait le carton avec ferveur ; c’était un spectacle odieux.
« Il faudrait une sainte, je me suis dit, en vérité, pour
supporter ce bonhomme. Et ç’a été comme une révélation. La femme du fermier
avait le visage d’une sainte. Et je l’imaginais femme très douce, une personne
qu’on pouvait apitoyer. Je me suis imaginé que je pourrais me présenter à elle
sous la forme du prêtre errant, et l’histoire s’enchaîna d’elle-même, très
naturellement. Il ne m’était pas difficile de m’imaginer dans la peau d’un être
tout aussi dégradé que moi. Cela se ferait donc. »
L’aubergiste émit de nouveau un petit son de gorge. Alessandro
chercha son regard, mais il ne vit pas le moindre soupçon de jugement critique
dans sa personne, juste la même écoute attentive. Il reprit son récit, posant
ses yeux dans le vide :
« Je me suis présenté à la cascina
avec les habits du prêtre errant. Là, le vieil oncle m’a reçu avec brusquerie.
Sur mon visage, je tentais de fixer la bonne grimace : j’ouvrais des yeux de
bébé ébahi. Alors, j’ai dit très fort, pour qu’on m’entende bien :
« n’y a-t-il pas ici la moindre personne qui ait du cœur ! » Je
sentis qu’il était sur le point de me rosser, mais j’insistais en déblatérant
le plus fort possible sur ma santé et en bénissant les noms des saintes qui
protégeaient les faibles.
« Une fenêtre s’est ouverte au-dessus de moi en claquant et j’ai
eu le sentiment que j’allais me prendre quelque chose sur la tête. J’ai levé
les yeux. Elle se tenait là-haut, avec un baquet dans les mains. Elle m’a
regardé, et je vous jure qu’elle semblait étonnée. Cela passa. Enfin, elle dit
à l’homme de me faire entrer.
« Le séjour fut de courte durée. On me servit un plat roboratif
que je goûtais sans entrain, entre l’oncle et celle que je dévorais des yeux.
Je la regardais trop. Je ne savais que dire, et j’ai fini par détourner mon
regard. Honteux. Avec ça, mon silence et ma gaucherie, elle finit par déclarer
devant moi à son oncle qu’ils avaient invité à table un idiot et que
décidément, les dévots ne sont bons à rien et forment une compagnie de peu d’agrément. C’étaient ses mots.
Elle tournait si bien ses paroles. Je fus bientôt reconduit à la porte et l’on
me dit de dormir ailleurs.
« Dans la grange où je me suis réfugié, j’ai eu tout le temps de
considérer que je m’étais trompé sur elle. Je ne sais pas si mon désir en
décrut. J’étais trop contrarié pour ne plus chercher à la revoir. »
Alessandro s’interrompit. Il réfléchit quelques instants. Puis il
dit :
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Fresque étrusque |
« Veuillez me pardonner, monsieur l’aubergiste, je sens que cela
peut devenir ennuyeux. Le reste de l’histoire est très long et je ne sais pas
si vous écouterez jusqu’au bout. Je vais donc essayer de résumer : vous
aurez compris que je ne me suis pas découragé. J’y suis retourné quelques jours
après. On me reçut avec des sarcasmes, mais le séjour fut moins bref, car j’eus
malgré moi quelques répliques qui n’étaient pas celles d’un homme de religion.
« Et je suis revenu ainsi plusieurs fois. Le masque du prêtre
errant tombait. La dame s’en amusait, jouait la comédie avec plaisir. Cela la
désennuyait.
« On me demanda de me présenter moins sale. Enfin, nous sommes
devenus, elle et moi, des amis. Elle me le proposa. Alors, de ce moment, j’ai
fait tous les efforts qu’elle me demandait. J’écoutais ses longues séances de
lectures qu’elle me donnait au prétexte de me déprendre de mon goût exclusif
pour les histoires des saintes. Au début, il n’y avait que le plaisir d’être en
sa compagnie propice, dans la bibliothèque, mais je fus vite un auditeur
intrigué. Elle choisissait ses histoires à l’opposé de mon supposé goût pour la
morale.
« Avec le temps et les séances, je me rendais compte que ses
provocations étaient, en vérité, assez innocentes. Il y a eu, quelques fois,
des relations charnelles. Cela se faisait en secret, avec une excitation
enfantine. Je ne savais toujours pas si elle avait reconnu dans le prêtre que
je jouais le meurtrier de son mari, mais il me semblait alors que oui.
« Toutes ces visites ont eu pour effet d’enrichir mon
vocabulaire, mes phrases. Si je m’écoute parler, quelques mois plus loin dans
nos échanges, je ne suis plus le même homme. J’y prends du plaisir, maintenant.
Et quand je parle ainsi, mes souvenirs sentent comme les livres de sa
bibliothèque. Pourtant, mes pensées ne variaient guère : au fond, j’étais
toujours un rustre, un être vieilli mais dont la place n’était pas en si bonne
compagnie. Mes pensées restaient le même poison : je la trouvais très
belle, mais pas autant que la première fois ; je la dépréciais elle-même,
si désœuvrée — elle n’aurait l’air de rien dans l’agitation de la ville.
« Ayant pris goût pour les mots, je m’exprimais moi aussi en
sarcasmes. Je trouvais piquant de voir passer sur son visage, quand je trouvais
une formule cruelle, l’air de sainte que je lui avais vu la première fois. Il y
avait quelque chose comme une révélation inaboutie, un mot au bout de la
langue, qui ne s’accomplit pas.
« C’est presque devenu une obsession, au cours des
conversations, j’espérais toujours ce moment : découvrir ce visage
surpris, un peu effrayé. J’avais le sentiment de lui dérober quelque chose,
c’était d’ailleurs le même plaisir inquiet que d’entrer dans une maison par
effraction : voir dans son regard une question douloureuse, et me demander
si elle me trouvait déplaisant. Le moment qui s’écoulait avant la résolution de
ces questions me faisait battre le cœur.
« Ce fut la cause du malheur : je m’étais mis à guetter
douloureusement ces moments où son visage se transformait. Et c’était souvent un
effet de la stupeur que cause une soudaine étrangeté — de la surprise et presque
aussi de la peur. Un soir qu’elle et son oncle m’avaient permis de loger, je
voulus la surprendre dans son salon de lecture. Je pris le pas accroupi du
voleur et poussai la porte aux yeux de chat en silence. "C’est vous,
Alessandro ? ", a-t-elle fait. Mais elle a poussé un petit cri
d’effroi en découvrant ma silhouette recroquevillée comme celle du cambrioleur
de jadis. J’ai levé la tête et découvert, éblouissant, ce visage adoré que
j’avais tant voulu revoir. "Mon Dieu, oui, c’était vous", et sa
figure était bouleversée.
« À ce moment-là, j’ai pensé que j’étais allé trop loin, j’avais
perdu son amour… J’ai fait le geste de partir. Elle m’a interrompu. Elle
voulait parler. Elle voulait me raconter cette
nuit-là, me décrire son émotion, elle voulait me dire qu’elle n’avait pas
regretté la mort de son mari, toutes choses que je ne parvenais pas à
accueillir avec joie. Pourtant, c’était romanesque : elle décrivait un
mari brutal, vénal, alcoolique, et elle recomposait mon portrait en voleur à
partir de ce qu’elle croyait savoir sur mon compte. Le trouble qui s’estompait,
les sentiments qui s’échafaudaient sur son visage, pour moi, c’était la même
déception : où était passée l’émotion qui me rendait heureux ? Qui
était cette femme que j’aimais ? Je n’aimais qu’un masque. Je ne voulais
pas qu’elle cherche à me connaître. Je voulais continuer à scruter ce regard
d’effroi qu’elle pouvait avoir. Quand j’ai pris conscience de ça, ç’a été un
grand coup au moral : du dégoût, de l’abattement. Je me voyais en tueur,
en coquin. J’étais une sale engeance et mon amoureuse n’était plus une sainte à
mes yeux. Nous étions laids.
« Et je lui ai dit ces choses sur nous, notre laideur, parce
qu’en fin de compte il fallait cesser les jeux exaspérants. Grâce aux lectures
qu’elle m’avait faites, je pouvais le lui dire avec des mots choisis. Elle
cherchait à m’apaiser, à détourner mon idiote colère morale. Elle a fini par me
dire une banalité, "tu m’as sauvée", et moi je ne savais pas
quoi répondre, j’ai dit "peut-être que je ne suis pas amoureux".
« Tout ce qu’on a pu ajouter manquait de vérité, d’élégance. Un
dialogue confus et détestable. Détestables l’un pour l’autre, c’est
l’impression qui me vient si je pense à cet échange, une conversation vaine,
avec des regards pénibles et les mains qui se cherchent et se repoussent.
« Pourtant, quand je lui ai fait mes adieux le lendemain matin,
elle a insisté pour me remettre un peu d’argent et elle m’a souhaité une vie
plus heureuse.
« Plus de vingt ans après, voyez-vous, le bonheur n’est jamais
arrivé. Et elle, je lui dois mon éducation. Ce que j’ai pu réussir dans ma vie,
je le lui dois. Plusieurs fois, j’ai été tenté de faire peur aux femmes pour
retrouver le masque. Mais je me rends compte qu’il n’y avait qu’elle…
« Récemment, j’ai revu mon prêtre errant. Il m’a appelé à lui
pour l’aumône mais il ne m’a pas reconnu. Il était très vieux et sa santé n’était
pas si mauvaise. Je me suis demandé comment il avait pu vivre si longtemps
malgré le dégoût qu’il produisait sur les autres. »
Alessandro leva les yeux vers l’aubergiste. Jean Cromar le regardait.
Il était visible qu’il ne savait pas s’il devait prendre la parole ou quitter
la pièce avec un mot de compassion.
« Je ne suis pas sûr d’être un bon juge des personnes, finit-il
par déclarer. Il est dommage de constater l’enchaînement de cette histoire,
comment les choses échouent. J’ai l’impression que vous n’avez jamais vraiment
lutté avec cette idée dépréciée de vous-même, de tout le monde, finalement. Et
vous voulez vraiment en finir ? »
Devant le silence d’Alessandro,
il soupira en se levant et dit :
« Je ne sais pas comment on peut se débarrasser de cette façon
de penser. La mort pourrait résoudre vos problèmes, vous me disiez… Il me
semble pourtant que ce serait de votre part un sarcasme de trop. Et, si je puis
me permettre, je n’aimerais pas que vous fassiez ça dans mon hôtel, ce serait
contre certains principes d’hospitalité… »
Alessandro rit sans joie et lui tendit la main, en signe d’amitié.
« Monsieur Cromar, vous êtes bien comme le disent les ombres. Et
je suis heureux de découvrir votre caractère. À demain, donc, fit-il.
— Bonne nuit, monsieur. Vous souhaiterez un café avec votre petit
déjeuner ?, dit Cromar.
Ce sera parfait. »![]() | |
Federica Galli - Cascina lombarda |
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