Le
lendemain, après le lever de drapeau et les chants patriotiques, les enfants
furent enchantés de découvrir cette maîtresse remplaçante car, dans leur école,
on ne trouvait par tradition que des maîtres.
Et,
par tradition, les maîtres criaient à la moindre occasion et aimaient frapper
d’une main lourde sur les petits élèves.
Les
enfants espéraient donc qu’une femme changerait un peu de la tradition ou, au
moins, que sa main serait plus légère.
Madame
Fereshteh Beikzadeh se posta au milieu de l’estrade, la main gauche sur la
hanche, le regard tendre et bienveillant, puis elle se présenta aux enfants.
Elle
venait d’un pays lointain ; elle était venue à pied, en traversant
plusieurs chaînes de montagnes. Elle évoqua en quelques mots chacun des pays qu’elle
avait traversés et les populations qui lui avaient offert l’hospitalité. Une
foule de questions se pressait derrière les lèvres des élèves qu’ils n’osaient
pas poser, de peur d’être battus pour avoir interrompu la maîtresse.
Elle
dit enfin qu’elle voulait aussi les connaître. Pour cela, elle demanda à chaque
enfant ce qu’il était le plus fier, le plus heureux de savoir.
Quelques-uns
étaient très fiers de savoir compter et additionner car cela leur permettrait
d’être de bons marchands ; d’autres disaient qu’ils étaient ravis de
pouvoir reconnaître et nommer de nombreux animaux, y compris des animaux
marins ; il y en avait qui se flattaient de connaître le nom de plein de
pays, de mers, de fleuves et de montagnes ; certains s’enorgueillissaient
d’apprendre par cœur des sourates du Coran ; deux enfants voulurent
immédiatement montrer à la maîtresse leurs superbes calligraphies ; Ayoub,
enfin, qui trouvait la maîtresse plus jolie que toutes les fleurs du jardin de
son père, dit qu’il était capable de composer des poèmes.
Ces
présentations faites, la maîtresse sut tirer profit de la curiosité des enfants
pour leur dépeindre d’autres cultures et traditions.
Puis,
après la récréation du matin, elle commença un cours sur les djinns, ces
entités magiques et maléfiques qui fascinent tant les enfants.
« Ainsi,
dit-elle, avant l’Islam, les djinns pouvaient observer, écouter le ciel de la
nuit et y lire, y entendre toutes les nouvelles du monde et même l’avenir. Ils
avaient beaucoup plus de pouvoir que maintenant ! Mais, quand Allah fit
parvenir grâce au prophète Mohammed son avertissement (il n’y a de Dieu
que lui seul, les autres, oubliez-les s’il vous plaît), les djinns furent
priés, comme les humains, de se soumettre à ce message express et, de surcroît,
de cesser de chercher à en connaître plus que ce qui se dit sur Terre. Si vous
lisez le Coran dans le détail, il est dit dans la trente-septième sourate,
« Les Rangées », que ces démons ne pourront plus espionner les
discours des anges parce que les étoiles ont été élevées dans le ciel comme un
rideau de barbelés et que les astres s’abattront sur eux comme des flammes
s’ils essaient d’écouter ce qui se passe chez Dieu et ses ministres ailés. À
partir de là, il y a des djinns sages qui respectent cette demande de ne pas
écouter aux portes du ciel, mais il y a aussi, hélas, des djinns insoumis. Ceux-là
apportent l’inattendu, ils font dérailler le monde, c’est pour ça que leurs
histoires nous plaisent tant, malgré leur nature maléfique… »
Disant
cela, elle passait dans les rangées de la salle de classe, d’un pas souple,
perché sur des talons hauts, qu’elle fit claquer un peu plus fort en frôlant de
la cheville le cartable d’Ayoub où nichait le djinn malfaiteur. Celui-ci
s’affolait car il savait que Fereshteh était une grande savante et une adversaire
redoutable.
Elle
fit plusieurs allers-retours dans la rangée du jeune Ayoub. L’enfant était
charmé de son manège et la regardait avec beaucoup d’intérêt. Elle avait une
façon de frapper du pied pour ponctuer certaines phrases, précisément quand
elle se trouvait à côté de lui, qui le tirait de sa rêverie et rassemblait son
attention.
Personne
ne savait que sous la pointe des talons hauts de la maîtresse, il y avait une
fine poudre magique et, quand elle donnait plus de force à son pas, cette
poudre s’effritait et se dispersait alentours en petites et légères particules
volatiles. Un peu de ces infimes poussières magiques s’infiltra dans le
cartable, puis un peu plus au passage suivant, et encore davantage, et un petit
peu plus, et encore des molécules supplémentaires. Ces cendres magiques
chatouillaient le nez du djinn, brûlaient son enveloppe spirituelle. N’y tenant
plus, il éternua un bon coup.
Tout
le contenu de la salle de classe, les chaises et les tables, mais aussi les
élèves assis sur les chaises, leurs cartables et madame Beikzadeh furent
projetés par le souffle à travers le plafond et se retrouvèrent dans le ciel
tout bleu, au-dessus de la ville. L’horizon ocre et vert de la ville et des
champs de tous côtés dansait, valsait. On eut le temps de distinguer le grand
palais du président avec ses jardins luxuriants, et aussi le mont-aux-aigles,
au-delà des faubourgs, noyé de soleil… Les tables se renversaient, les enfants
se cramponnaient à leurs chaises, en hurlant de terreur.
D’un
seul geste, Fereshteh déroula sa robe bleu nuit qui fit sous les enfants une
large étoffe protectrice, flottant sur le vent comme un tapis volant. Tout le
monde se retrouva sur ce radeau des cieux, agrippant des deux mains le tissu
magique. La magicienne, seule, se tenait debout sur la grande étoffe,
éblouissante, les deux bras largement écartés.
Autour
d’eux, un tourbillon vif et enragé se forma. Il grondait, pestait, enrageait.
C’était le djinn qui tentait de se débarrasser de la poudre magique.
« Cette
fois, tu ne m’échapperas plus ! », lança Fereshteh au djinn affolé.
De ses deux mains elle désigna le démon qui fut frappé par plusieurs petits
météores tombés de l’espace. Quand ces flammes touchèrent le tourbillon, une
grande fumée blanche jaillit qui noya tout dans un brouillard épais et
suffocant. La magicienne ouvrit alors une petite boîte en argent qui aspira la
fumée et, quand celle-ci se fut dissipée, les enfants étaient revenus dans leur
salle de classe, sur leurs chaises bien assis. Il ne s’était pas écoulé plus de
trente secondes de cette incroyable cabriole céleste. Seul le plafond éventré
témoignait de la réalité de ce qu’ils avaient vécu.
Et
puis, la maîtresse avait disparu.