Cette nouvelle a été écrite pour une classe de lycéens de l'Essonne, à partir de consignes d'écriture données par leur professeur à plusieurs écrivains.
Mon frère vient de rentrer de son cours de
tennis et je le sens. Je le sens dès l’ouverture de la porte, avec le froid, le
blizzard, qui file aussitôt dans le salon où je m’occupe à perdre mon temps
devant les magazines de maman. Puis je le sens. Nathan. Mon frère adolescent. Avec le
nez.
Il se penche sur moi pour une bise et je lui
envoie un revers décroisé de Féminin
Psycho dans la figure. Tu pues ! Ah essuie pas ta sueur sur moi
s’il-te-plaît tu seras gentil.
La
sueur c’est la vie sister, il fait.
La
sueur c’est comme de la pisse il paraît. Et y a des bactéries.
Maman
est pas rentrée ?
Non.
Papa
va passer ?
Non.
Bon
j’vais dans ma chambre alors.
Tu
te doucheras avant manger quand même.
Tu
me fais chier à jouer la maman.
Rien à répondre à cela, j’ouvre la page des
mots croisés et je ne le regarde plus pour avoir, par le silence, le dernier
mot.
Et bien sûr, il laisse son sac de tennis juste
à côté de moi. Le zip n’est pas fermé jusqu’au bout. Ça sent l’humidité, la
cave. Ou pire.
Dedans, je le sais, plaqués en vrac contre le
tamis de sa raquette, il y a ses chaussettes sales, en boule juteuse, et son
T-shirt trempé, défraîchi, du conseil général de l’Essonne, et ses
poignets-éponge Nike et son slip de rechange qu’il ne met jamais. Les effluves
se glissent par l’entrebâillement du zip, par les interstices du sac. Je le
sais : quand il sort sa raquette du sac, elle sent la vieille chaussette,
celle qui devient raide à force de jus de pied séché. Les cordes de sa raquette
sont imprégnées de l’odeur de ses pieds. Et je sens monter vers moi les
puanteurs intimes de mon frère. Et je suis censée supporter ça. Ce manque de
respect. J’ai envie de sortir la raquette du sac et d’aller dans sa chambre lui
mettre le cordage sous le nez. Lui montrer comme il est dégueulasse.
C’est
facile. Il attend que maman fasse la lessive, qu’elle s’occupe de nettoyer ses
chaussettes, son T-shirt. Papa serait encore là, il ne laisserait pas faire.
Nathan s’est mis à jouer de la guitare, il fait
des gammes et je passe le temps avec les mots croisés. Habite dans le roc, dix lettres, ah, trop simple : troglodyte.
L’odeur envahit tout. Elle est vivante. Des
milliers, des millions de particules de jus de chaussette, de jus de T-shirt,
vaporisées, voletant tout près. Au microscope, on verrait des petits Nathan
avec des ailes, dégoulinants de sueur. Ils font leur vie au fond du sac et se
multiplient. Le climat est parfait pour eux, humide. Il y a les Nathan des
chaussettes, les Nathan du T-shirt, les Nathan du poignet. Ils ont des tronches
de Nathan. Mais leurs corps sont différents. Les Nathan des chaussettes sont
couleur fromage moisi, les Nathan du T-shirt sont mous comme des raviolis en
boîte et ceux du poignet sont noircis de crasse… Bref, ils se multiplient entre
eux, ils se mélangent, ils colonisent le slip propre qui ne l’est plus depuis
deux mois que maman l’a mis là et que peut-être un jour Nathan mettra en
croyant qu’il est encore frais, et ils fabriquent leur petite ville troglodyte
entre les mailles de la raquette. Chacun se fabrique son petit nid pour la
marmaille de bactéries à venir. Un chantier bourdonnant d’activité. Comme ils
sont dans le noir, dans le sac, ils installent des guirlandes lumineuses et
comme ils ont les mêmes goûts que Nathan, ils collent des posters de groupes de
rock partout. C’est vraiment la pagaille, mais une pagaille de bonne humeur.
Dis donc toi, ça va pas de me marcher sur les pieds ! T’es pas un peu
citron (pressé) ? Ils se font des blagues vaseuses comme ça, que personne peut
comprendre, c’est normal, c’est des petits Nathan… Il y a un maire. Bonjour
monsieur le maire. La population est prospère ces derniers temps. Le climat est
bon. Nous regrettons tout de même l’obscurité.
C’est
l’hiver mes chers Nathan. Et nous voilà reclus jusqu’à mardi prochain.
Le
prochain entraînement de tennis c’est cela ? Nous attendons ce moment avec
impatience. Nous serons encore plus nombreux !
Mes
chers administrés notre belle ville est un formidable égout troglodyte.
Réjouissons-nous !
Hourra !
Longue vie au maire Nathan !
Et ils
jouent, avec de toutes petites guitares électriques, l’hymne de la cité de la
sueur, ville troglodyte située au fond du sac de tennis. Ils sont très fiers et
ils ont un sacré caractère malgré leurs blagues stupides.
Les
gammes de guitare se sont interrompues dans la chambre de mon frère. Puis je
l’entends qui passe à la salle de bain et bientôt les cataractes de la douche.
Un grand massacre des petits Nathan de la peau : les troglodytes des
aisselles, de derrière les oreilles et ceux d’entre les orteils. Au fond de la
baignoire, dans l’eau grise, la dernière natation des Nathan noyés.
Heureusement, il reste tout un monde de survivants, dans le sac, bien à l’abri.
Mon frère revient dans le salon, dans sa
serviette, les cheveux mouillés et il balance d’un coup de tête plein de
gouttes sur mes mots-croisés. Eh bin, il me dit, en trois quarts d’heure t’as
rien trouvé ?
J’ai
trouvé troglodyte.
Le
mot qui sert jamais dans la vie, il ricane.
Ça
dépend du métier qu’on fait.
Genre
il y a un seul métier où on dit troglodyte c’est archéologue.
Et
aussi architecte.
C’est
sûr on dit souvent troglodyte quand on est architecte. Et toi dans ton futur
métier t’en auras trop besoin c’est sûr…
Les mots sont des organismes
vivants, je dis et je le regarde.
Il
hausse les épaules, il prend son sac de tennis sur le pli du bras et il plonge
dans le couloir.
Laisse tomber Nathan tu
comprendrais pas.
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