vendredi 1 août 2014

Wadih - un eunuque cairote - 1ère partie (Comment Wadih gagna son nom)

Depuis quelques jours, Wadih ne portait plus sa livrée de valet du baron d’Adaoult.
Alphonse Moutte - Marseille - le quai de la fraternité
On voyait sa massive silhouette noire errer, sans but, contemplative, sur le vieux port vibrant d’activité. Sa chemise blanche claquait au vent et ses cheveux drus frissonnaient sous les risées mistrales. Nonchalant, endeuillé, se laissant bercer par le vacarme confus des quais, Wadih détaillait sans entrain les navires.
En ce début de matinée pourtant, il observa avec un intérêt accru l’arrivée d’un brick dont il connaissait bien la course : Le Nicomède. Celui-là venait du port de Damiette, en Egypte. La manœuvre fut exécutée sans grâce par un équipage dissipé et maladroit. Quelques longues minutes après, les dockers déchargeaient des balles de coton du Nil.
En regardant avec attention ces sacs de jute dont certains débordaient de l’écume du coton, Wadih se transportait dans le vaste continent arabe et noir. Il voyait les fellahs s’activer dans les champs, certains maugréant après leurs esclaves, d’autres suant et toussant dans la poussière de coton. Il revoyait les maisons de torchis, puis, tel qu’il l’avait découvert avec ses yeux d’enfant : l’amas incroyable de ville, Le Caire. Les assemblées de tentes auprès des marigots saumâtres, les faubourgs chaotiques, percés de ruelles aveugles, et enfin les nœuds grouillants des souks, les riches palais et les fleurs des bougainvilliers ruisselant par-dessus les murs…
Une main épaisse posée sur son épaule vint le tirer de sa rêverie.
« J’ai appris, pour monsieur le Baron…, dit derrière lui Jean Cromar, un fameux aubergiste du quartier du Panier.
     En vérité, monsieur Cromar. Dieu est miséricordieux, qui me confia à lui et lui à moi. Nous nous fîmes du bien dans nos vies navrées. Aujourd’hui, plus personne ne peut me dire ce que je dois faire ou ce que je peux penser… Je ne sais si je suis soulagé ou si c’est de la peur que je ressens : pour la première fois, depuis mon enfance, je suis libre. Libre et seul. »
Jean Cromar l’entraîna jusqu’au pied du phare, au bout du fort Saint Jean, pour discuter plus librement. Au loin, les voiles des pêcheurs dansaient autour des îles du Frioul.
« Qu’est-ce que ça faisait, d’appartenir à quelqu’un ? », demanda Jean.
Mais Wadih ne répondit pas, il demeura pensif.
« Je veux dire… Tu as été esclave ?
     On peut dire cela…
     Et alors… Je ne sais pas… Finit-on par oublier ses envies, ses désirs ? Par ne plus avoir de volonté par soi-même ?
     Certainement…
     Certainement…, reprit Jean, songeur. On dirait que tu parles d’autres personnes que toi.
     Non, je… Oh… qu’il est difficile de répondre à tes questions, fit Wadih en haussant mollement ses grandes épaules. Esclave, je ressentis la douleur des coups, la fatigue, l’envie parfois de disparaître… Mon bonheur d’enfant me fut pris. Je connus les violences du corps et de l’esprit. Mais, pour autant, je désirai, je fus admiré, je connus la passion et je reçus des tendresses ; et puis, on fit mon instruction.
     Tu as été heureux ?, s’étonna Jean.
     Heureux, si vous voulez dire ces moments d’apaisement, où le corps se détend, où l’âme reprend possession de ce territoire intime et se sent enfin chez soi. J’eus de ces moments, oui. Si vous voulez parler de l’exaltation qui traverse tout le corps en fulgurances, qui prend les yeux et la bouche, de cette soif qu’on ne sait comment apaiser, je vous le concède aussi. Avec le vieil Hanine, avec mes chères maîtresses, avec monsieur le Baron, après... Je ne sais pas exactement ce que c’est qu’être heureux. J’eus des frustrations terribles, mortifiantes. De fait, je pourrais vous soutenir que je ne fus jamais véritablement heureux du temps que je vécus esclave et que si je connus la joie, ce ne fut que pour en déchoir ! »
Une ombre passa dans le regard plissé de Wadih. Les deux hommes s’assirent face à la mer.
« Tu veux bien me raconter ton histoire ? », s’enquit Jean Cromar. Un regard bienveillant offrait son amitié, un doux sourire engagea Wadih.
Le grand noir commença par un soupir, puis, de sa voix tendre, extraordinaire, passée dans un tamis de sable, il transforma l’horizon maritime en savane, le couvrit d’acacias aux pieds desquels se blottissaient des groupes de cases au sommet pointu :
« J’étais un petit garçon très joueur et très aimé, je me faisais souvent sermonner par la tribu, des sermons que suivaient des cascades de baisers... Oh, ce n’était pas une grande tribu, la mienne : je pouvais traverser le village d’une course rapide sans avoir le temps de m’essouffler. Ma mère m’encourageait, auprès de sa case. Je me souviens de ses grandes tresses et de la façon qu’elle empoignait notre chèvre. Je me souviens : sa voix mélodieuse, quand nous chantions tous pour célébrer les derniers instants du crépuscule, la nature devenue immobile, et sa voix seule, dans le matin, au seuil de la case. Les maisons surplombaient une rivière courant entre les pierres. Je me blessais souvent en descendant trop vite vers l’eau rafraîchissante. C’était peut-être un bel endroit pour un enfant. Mais un jour, ma grande sœur tomba gravement malade après qu’elle s’était cassé une jambe en jouant sur les grosses pierres qui émergeaient de l’eau. Ensuite, le sorcier tua notre chèvre pour aider ma sœur à guérir. Cela ne lui fut d’aucune aide, ma sœur mourut. Mon père, alors, devint morose et agressif… La vie heureuse, insouciante, s’effaçait. Je devenais un petit garçon obéissant. À son appel, je délaissais aussitôt la guerre acharnée que nous menions contre une armée furieuse de fourmis, malgré l’enthousiasme de mes camarades de jeu, malgré les vapeurs irritantes et excitantes des colonnes mouvantes d’insectes en ordre de bataille ; quand le cri de mon père jaillissait du paysage, j’interrompais en un instant l’ascension d’un gommier rouge, en dégringolais comme un fruit mur au risque de me briser les os ; à son appel, je rompis une fois un duel à mort avec un serpent, sans me soucier un instant de me faire mordre au mollet… Qu’il était devenu dur, mon père, impatient et violent ! La faim continuelle et le devoir d’obéissance serraient mon ventre. Je ne m’appelais pas encore Wadih… Je m’appelais Linwëc. Wadih, c’est un prénom arabe qui me fut donné par les hommes qui m’ont capturé.
     Et comment ça s’est passé ? », demanda Jean Cromar.
L’aubergiste posa son pied droit sur le parapet surplombant l’eau et étira doucement des bras solides et noueux, les yeux dans le vague de l’imagination. Au pied du phare, le regard de Wadih, lui, s’aiguisait sur la meule de la mémoire.
« Nââl… Maudits soient ces guerriers… Sur des dromadaires parés de rouge et de couleurs profondes, ils arrivèrent en pleine chaleur d’après-midi, quand les hommes dormaient dans les cases et les enfants jouaient dans la rivière. J’entendis, là-haut, au-dessus de nos têtes mouillées, le tonnerre des fusils et les cris. Le temps de monter le talus de la rivière jusqu’au village, la plupart de nos pères étaient tués. Des guerriers sortaient les hommes des cases à coups de crosse de leurs fusils mukhalas ou de claques de leurs cimeterres et lançaient de grands cris que je ne comprenais pas. Ils chantaient les louanges d’Allah. Leurs mains à la peau claire se brunissaient du sang des hommes qu’ils passaient au fil du poignard comme des moutons. Un de mes oncles tenta de s’échapper en courant. Il ne profita pas longtemps de l’effet de surprise. L’un des guerriers émit un sifflement et tous les mukhalas s’abaissèrent. Seul demeura tendu le sien, dont le fût se pointait là-bas, sur mon oncle Mäwin qui courait comme un lièvre effarouché. La détonation de poudre noire déchira mes tympans et Mäwin pivota dans sa course et roula à terre… Et voilà, le guerrier assure son regard sur sa victime, puis il lève son fusil en signe de fierté. Ses camarades lui donnent quelques tapes admiratives sur les épaules. Lui, il se gratte la barbe en souriant pudiquement de plaisir. Fayçal, c’est son nom. Son visage de fauve, l’arrangement de son turban, sa modestie dans l’exercice de sa fierté me hantent encore, comme s’il était le seul vrai chef de cette escouade.
Etienne Dinet - Conciliabule dans la nuit
      Tu as cherché à te venger, n’est-ce pas ?, s’indigna Jean Cromar.
     Je le détestais, certainement, mais après ces ravages si prompts, ce chaos si brutal, l’horreur, la peur avaient éteint tout sentiment de colère. J’étais un petit garçon désorienté, docile ; je me souviens que je regardais les poignards de ces hommes et que j’imaginais qu’ils me le plongeaient dans le cou. Cela, sans m’effaroucher ; j’étais triste, et mon cœur pulsait dans mon cerveau un effroi indolent.
« Ils appellent cela des razzias : ils prennent le bétail, les maigres récoltes et surtout les femmes et les enfants. Le soleil n’avait pas achevé sa course que je quittai pour toujours mes chères cases à toit pointu. Mon père, je ne pouvais qu’imaginer ce qu’ils lui avaient fait. Les quelques femmes enceintes, dont ma mère, furent laissées sur place. Elle me regarda partir sans crier car ceux qui nous tenaient captifs avaient amplement prouvé leur cruauté ; et son visage désolé, ses mains qui tiraient sur ses tresses, furent le dernier souvenir que j’emportai d’elle.
« Nous étions plusieurs dizaines d’enfants et d’adolescents, et des femmes.
Tron de sort !, jura Jean Cromar, le visage indigné. Tron de sort... Wadih, ton histoire débute sur les plus tristes événements… Si la suite est du même tonneau, je pourrais peut-être te proposer un petit vin clairet aux herbes…
     Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je préfèrerais rester là, au grand air.
     Je peux toujours faire un petit tour à ma gargote et en rapporter un pichet, plaida monsieur Cromar.
     Faites, faites… Ne vous inquiétez pas pour moi, fit Wadih, comprenant l’impératif de ce désir d’aubergiste.
     Je reviens vite. »
Et, en effet, Cromar revint bientôt de sa petite expédition en trottinant, un pichet de vin parfumé à la main.
On but au goulot et Wadih reprit son récit :
« Quelques jours après, nous étions plus d’une centaine, car les guerriers avaient mené d’autres razzias. Pendant le trajet vers le nord, il arriva que certains adolescents profitent de cette petite foule et parviennent à déchiqueter leur corde pour s’enfuir à la faveur de la nuit ou au moment de la prière. Mais les petits et les moins téméraires demeuraient aux mains de ces terribles bandits.

Felix Ziem - Une caravane
 « Je ne veux pas dire tous les détails de ce qu’ils firent subir aux plus grands et aux filles, je veux seulement vous raconter ce jeu que je les ai vus faire… La troupe armée et notre pitoyable compagnie descendaient depuis quelques jours le long du Nil. Soudain, Fayçal, le guerrier que j’avais vu si bien ajuster mon oncle, se posta en surplomb du fleuve, agita les bras et appela à lui certains guerriers avec de grands cris excités. Les hommes accoururent, virent ce qu’il leur désignait et s’animèrent : ils criaient des insultes vers le fleuve ; personne ne leur répondait. Bientôt, on nous poussa vers la petite falaise, au-dessus de l’eau, et nous vîmes la cause de leur excitation : deux énormes créatures semblaient endormies sur la plage, leur ventre et leur longue queue plongés dans la fraîcheur du Nil. C’était la première fois que je découvrais un crocodile. On m’en avait souvent parlé, dans les histoires du village, et mes jambes se dérobèrent sous moi à la vue de ces monstres. La troupe armée nous les désignait « timsaah ! timsaah ! » en frappant dans leurs mains. Ils faisaient mine de nous pousser du promontoire et riaient terriblement. Leurs yeux brillaient comme ceux d’un enfant armé d’un bâton qui vient de découvrir un serpent endormi. Les guerriers palabraient entre eux, montraient du doigt des adolescents de notre troupe. Ils finirent par arrêter leur choix sur un garçon de mon village, qui avait tenté de disparaître la nuit précédente : Nawëc. On lui passa deux nœuds autour du corps, un à la taille, l’autre à la poitrine. Le pauvre se débattait en criant dans l’herbe tandis qu’on le garrottait de la sorte. On le porta auprès de la haute berge, puis on le fit rouler au bas du talus, en direction des deux monstres. Ce paquet d’effroi était relié par une corde aux mains des hommes échauffés, comme un ver attaché à la ligne d’un pêcheur… Les prisonnières lancèrent un grand cri d’horreur, et beaucoup se reculèrent pour ne pas voir ; mais cette clameur fut comme un signal pour les deux animaux.
     Mon Dieu…, grogna Jean Cromar qui faillit renverser le pichet de vin posé sur une pierre. Tu as assisté à cela ?
     Oh, mon cher Cromar, ce n’est certainement pas ce que j’ai vu de pire… Les bandits s’amusaient bien avec ce garçon dont j’enviais jusqu’à ce jour la maturité. Ils le tiraient à eux brusquement pour qu’il échappe aux mâchoires paresseuses des crocodiles. Nawëc hurlait de terreur, cherchait à se relever et à regrimper le talus ; ses jambes ruisselaient de pisse. Les bêtes gagnèrent en audace et s’avancèrent la gueule ouverte à la poursuite de l’appât humain. Nawëc était maintenant contre le flanc du talus, ses jambes dangereusement près des gueules des monstres. Ses pieds dérapaient dans la terre et il ne disait plus rien. Il fut hissé juste un peu plus haut. Il n’avait plus d’appuis. On le fit coulisser sur le côté de la pente et les deux têtes des crocodiles suivirent le mouvement, la gueule entrouverte, grotesque et gourmande. On le hissa encore, on le traîna rapidement sur une dizaine de mètres dans un nuage de poussière, puis on le relâcha d’un coup. Les crocodiles affirmèrent leurs pattes au sol et s’élancèrent, heureux comme deux enfants se ruant sur un monticule de gâteaux au miel, vers leur offrande gesticulante, et j’en crois leur félicité qu’ils n’eurent pas le temps de voir Fayçal et deux compagnons qui avaient pris pied plus loin sur la plage de sable. Ils firent feu, de face, dans la cible tendre et large de leurs bouches hideuses. »
Le visage de Jean Cromar se détendit. Il se rassura :
« Alors, il n’est pas mort, ton ami…
     Pas cette fois, inch’ Allah. Il mourut quelques jours après, quand on nous confia au soin de certains hommes qui furent chargés de nous castrer. Beaucoup de mes camarades moururent à la suite de cette opération. Cela se fit dans un village isolé, auprès d’un petit monastère, avec la bénédiction des prêtres. On comprenait aux manières que nos gardes faisaient aux chrétiens que c’était un lieu de passage habituel. Il y avait une grande obséquiosité ; de l’or et de l’argent s’échangeaient entre les chefs. Chaque convoi d’enfants subissait l’opération. Mes souvenirs de ce moment sont effroyables et j’en ai tant conçu de cauchemars que je ne sais plus ce qu’il advint en vérité. Je ne me souviens plus si nous étions debout ou allongés, si des hommes nous empoignaient, si les prêtres chantaient, si on nous découpait sur un billot de bois… Je ne sais plus si j’aperçus ou non la partie de moi qu’ils m’ôtèrent. En rêve, dès lors, de nombreuses fois, j’assistai à la terrible séparation ou bien à la joie de retrouver mes petites bourses. Certains enfants, traumatisés, se pissèrent dessus, la nuit, et ce furent surtout eux qui moururent, les plus fragiles. Nawëc, la veille de sa mort, me parlait avec des mots de tout petit, il devisait d’une voix tremblante et enfantine. Je regardais le linge corrompu entre ses jambes, ses yeux fébriles ne semblaient plus rien voir. Son âme avait été brisée.

« Après cela, nous fûmes séparés des jeunes hommes qui avaient survécu, des filles et des jeunes femmes. Nous, les enfants, veux-je dire. On nous conduisit à de grandes barques pour descendre le Nil. Je fus soulagé de quitter la troupe de Fayçal qui me terrifiait. Nous étions protégés du soleil par un genre de velum tendu par-dessus nous et je voyais défiler, sous la toile, les berges du fleuve, un désert inquiétant. 
Felix Ziem - Felouque sur le Nil

« Avec les autres enfants, au fond des barques, dans nos dialectes, nous nous racontions en pleurnichant toutes les horreurs que ces étrangers fous nous feraient. Ils nous souffleraient de leurs petites fumées dans la bouche pour nous faire cuire de l’intérieur. Et ils nous mangeraient par petits bouts. Ils nous avaient déjà enlevé nos testicules pour les manger. Bientôt, ce serait le tour de nos mains, de nos yeux… Nos petits discours ne duraient jamais longtemps, car les menaces jaillissaient des maîtres et les coups pleuvaient sur nos têtes. La terreur nous étreignait, la parole soulageait. Ces conférences gémissantes de fond de cale furent interrompues par l’approche d’une grande cataracte. Le navire nous débarqua. Nous ferions une escale de quelques jours à Assouan. C’était une ville extraordinaire, pleine de gens criards, qui nous regardaient avec défiance. On nous avait enchaînés sous des tentes, au bord du fleuve. Nous étions assaillis de mouches furieuses. Des enfants nous montraient du doigt en se bouchant le nez. Ils riaient, crachaient à terre, pissaient vers nous. Ils nous injuriaient, criaient "kileb soudâni ! kileb soudâni !" Deux parmi nous moururent, d’autres furent achetés. Pour moi, Assouan fut une ville de honte, de pleurs et de souffrance. Mais nous repartîmes, enfin, sur le fleuve. On embarqua dans une cange délabrée. En plusieurs endroits de la navigation, nous côtoyâmes des temples et des villes qui me parurent extravagants. Les constructions massives, les palais gracieux, les grandes sculptures m’impressionnaient.
David Roberts - Statues de Memnon
« Je me figurais toute la supériorité admirable de mes nouveaux maîtres. D’énormes colonnes, des voûtes de pierre, des figures d’animaux monstrueux s'enlisaient par endroits dans les sables du fleuve. De grandes maisons aux jardins luxuriants, des mosquées, des champs où s’activaient de nombreux paysans bordaient notre parcours. Et puis, parvenaient à notre barque des chants parfois mélancoliques, parfois joyeux. La langue étrangère frappait mes oreilles et provoquait des émotions enivrantes. Je voulais comprendre, je voulais parler comme eux, avec la gorge, en salves énergiques et puissantes, avec le nez et les poumons, en complaintes mélodieuses. Je voulais exprimer mon tumulte intérieur, mon chagrin, ma curiosité, par cette langue nouvelle. Au fil des escales, nous fûmes de moins en moins nombreux. Les marchands se détendaient, nous adressaient la parole ; nous étions plus libres de communiquer. Quand nous parvînmes au Caire, il ne restait plus que les plus beaux et les plus vigoureux garçons. Les faibles étaient morts ou avaient été achetés à vil prix. Dans la grande ville, on tirerait des trésors de nos vies.
Eugène Fromentin - Sur le Nil
« En quelques semaines, échangé de mains en mains, scruté et commenté par de nombreux étrangers, j’avais compris ce qu’on attendait de moi, ce qu’il ne fallait surtout pas montrer à ceux qui nous dominaient de leur violence. Je m’isolais de mes camarades, je veillais à ne pas faire partie d’une masse, car je savais bien qu’on peut massacrer sans état d’âme un troupeau de chèvres, mais que tuer la gentille chèvre qui se blottit contre vous et vous appelle et vous cajole est un crève-cœur. En réponse à mon comportement docile et amical, à ma curiosité pour leur langue et leurs manières, les marchands me flattaient la tête et me parlaient plus facilement qu’aux autres ; je hochais la tête comme si je pouvais comprendre ce qu’ils me disaient, je riais quand ils riaient, je les imitais : "as-salâm aleïkum". Quand je chantai "Allââh ouou akba-âr,  hay ya al-ash salâa-a-â-at"… une fois que les muezzins s’étaient tus, que je répétai bien toutes les paroles et les modulations, les hommes, passée leur indignation, exprimèrent leur surprise et leur satisfaction, et cela se renouvela ensuite à chaque fois ; ils me souriaient, m’encourageaient, me donnaient plus volontiers à manger. Sans en comprendre la signification, la portée, je voyais que ces mots et mon chant avaient forcé leur respect. Les autres enfants, par crainte ou par ombrage contre nos nouveaux maîtres, n'osaient pas agir selon mon exemple, mais ils me contemplaient avec envie. Et à la façon que mes camarades prirent de me parler avec déférence, que ce fût par admiration ou par ironie, les marchands furent très heureux et plus doux avec eux aussi. Pour cela, en vérité, je fus le premier des enfants de mon peuple à gagner un nom arabe.
« Ainsi, quand on débarqua au Caire, un très bel homme, vêtu de couleurs éblouissantes, attendait sur le quai, à Boulaq. Les marchands parlementèrent longtemps avec lui. On nous rassembla dans une petite cour ombragée. Les hommes me prirent à part et me présentèrent avec beaucoup de recommandations à celui qui était un riche négociant. Il me flatta la tête que je tins baissée respectueusement. Il me demanda si je parlais un peu arabe. Je lui dis alors, en faisant une révérence, le poème qu’un de mes gardiens m’avait appris :
Que les bonheurs s’ajoutent aux joies et revigorent tes jours,
Qu’ils effacent la jalousie et les ruses qui t’entourent ;
Qu’en chaque instant et toujours la vie te présente ses splendeurs,
Quand tes ennemis ne connaîtront que ténèbres et horreur.
« Le poème était bien choisi et je remercie souvent en mon cœur l’homme qui m’apprit ces salutations et les bateliers qui m’avaient initié aux quelques chants galants qu’on me demanda ce jour-là de répéter. Le riche négociant fut très content de moi. Il fit fouetter cinq de mes camarades qui avaient ri à mes façons, puis, à la grâce de Dieu, le miséricordieux, il me donna le prénom Wadih, reflet de mon caractère. Il me sépara incontinent des autres enfants et me fit traverser la ville derrière lui. J’étais affolé de craintes confuses et curieusement excité, impatient. Un de ses serviteurs me tenait la main à travers les rues populaires du port de Boulaq, et je jetais toutes mes forces dans cette marche forcée pour ne pas leur déplaire.

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