dimanche 28 décembre 2014

La séduction au collège : l'appareil dentaire


 On nomme appareil tout dispositif mécanique voué à s’arc-bouter durant un laps de temps déterminé (de plusieurs mois à quelques années) contre des dents en voie de jaillissement ou d’effondrement. Ces engins de correction et de soutènement maxillaire sont installés par des ingénieurs nommés orthodontistes.

Les collégiens en sont les principaux bénéficiaires. En effet, un élève, sous son aspect premier, est rarement une franche réussite : son corps et sa gueule présentent des ridicules humains tout à fait uniques. Ainsi, les dents des enfants poussent-elles dans toutes les directions : dents de vampires ou de trolls, défenses de morses, de pachydermes ou encore de narvals. La philanthropie des ingénieurs orthodontistes les pousse à corriger cet aspect repoussant des mandibules enfantines. Aussi font-ils preuve d’un zèle particulier à l’égard de cette frange d’âge précise.
Ces chantiers de rafistolage sont compliqués, longs et coûteux. L’enfant se verra donc attribuer un programme de ravalement de façade en plusieurs étapes d’ingénierie bucco-dentaire : moulage puis installation d’un faux-palais en résine qui empêchera un temps l’élève d’articuler ses inutiles bavardages ; arrachage des dents superflues ; pose de bagues en acier inoxydable ligotées d’élastiques fragiles qui cèderont en giflant un peu les joues de l’intérieur ; pose d’élastiques plus rigides, arrachage de dents supplémentaires (car un excès de dents rend les enfants agressifs et mordeurs) ; pose de nouvelles bagues, en céramique cette fois, parce que c’est plus joli et que ça coûte plus cher ; attribution d’un appareil de nuit ultra-tenseur à fixer sur l’appareil déjà en place (cette structure complexe qui s’assemble autour du visage et accomplit le petit exploit technique de relier et sangler les dents de son usager à l’arrière de son crâne constitue le nec plus ultra du génie orthodontiste)… Le chantier dentaire prendra fin avec l’enlèvement des bagues, puis la pose de bagues de maintien, pendant quelques semaines, histoire de faire durer encore un peu le plaisir, avant l’enlèvement définitif des derniers reliquats d’engin de torture dentaire.

Ce programme, nous l’avons insinué, peut durer plusieurs années en fonction du bon plaisir des orthodontistes et de la docilité de leurs patients. L’élève met une dent dans l’engrenage et voici que tourne la roue du temps ! À chaque visite de l’enfant à son ingénieur orthodontiste, la pauvre créature espère qu’est enfin venu le temps de terminer le traitement ; on lui enlève des bagues, son cœur pousse des trilles de joie ; mais aussitôt on lui pose une nouvelle structure plus complexe et torsadée, plus hideuse et plus douloureuse. Le sourire de l’enfant se fige car, il est terrible de le constater, un élève ayant un appareil se trouve irrémédiablement marqué aux yeux de ses camarades et de lui-même du sceau du ridicule.
Pour le comprendre, demandez à un élève sans appareil de vous sourire : il vous enverra un sourire étincelant, heureux et plein, il offrira ses dents (souvent tordues et sales) à votre regard, sans la moindre gêne. Demandez maintenant la même chose à un élève appareillé : il esquissera un sourire, ses lèvres ne se retrousseront pas sur ses dents ; vous aurez immédiatement l’impression d’un enfant coincé, phobique, mal dans sa peau – il serait presque légitime de se demander s’il n’a pas été brusquement contaminé par un gène du suicide.

Cette honte liée à la bouche est profondément handicapante : la bouche, c’est la parole.
Un faux-palais, des bagues encombrées d’élastiques font bafouiller l’élève ; il articule mal, sa bouche reflue une odeur nauséabonde comme celle d’un professeur fumeur et amateur de café ; il devient socialement handicapé. Qui voudrait parler à cet énergumène défiguré ? Qui voudrait embrasser sur la bouche celui-là ou encore celle-là ? Et si, accablés de frustration, deux élèves appareillés décident de s’embrasser entre membres de cette caste déchue, ne risquent-ils pas d’enchevêtrer leurs élastiques et leurs mécanismes d’acier, de se coincer, de casser l’appareillage de l’autre, de se blesser ?
Et le temps poursuit sa route ; la jolie fille ou le beau garçon que vous aviez repéré(e) vous a méprisé à cause de votre appareil (du moins le croyiez-vous). Vous n’aviez d’yeux que pour elle ou lui, quand les mots des autres vous enfonçaient dans une gêne honteuse : « robocop », « bioman », « Franky, le cyborg », « microprocesseur », « playstation », vous interpelaient-ils joyeusement. Le collège est passé, vous ne vous êtes pas déclaré et la jolie fille ou le joli garçon a eu tellement d’autres histoires que vous vous sentez insignifiant… Ô, comme vous avez maudit l’appareil dentaire ! Incontestable fautif de tous vos maux d’amour !
Vous le compreniez alors si bien : des frustrations de l’adolescence, l’appareil est un des avatars les plus visibles.

Et pourtant… pourtant… Malgré toutes les horreurs que nous venons d’asséner, redécouvrons cette séquence sous un autre point de vue : tandis que vous vous morfondiez dans votre coin, avec votre appareil, le joli garçon ou la jolie fille, peut-être, vous observait en secret. Et se disait, peut-être, qu’après tout l’appareil, pourquoi pas, a quelque chose de stylé : c’est en effet la technologie dans la bouche, c’est la possibilité unique d’être à moitié mécanique — radicalement cyberpunk, bien plus fort que le piercing ! Comme Method Man, le rappeur du Wu-Tang Clan, et d’autres, qui, par souci esthétique, se sont fait poser des dentiers d’acier. Quand d’imbéciles camarades vous appelaient « le cyborg », éteignant au fond de vous la flamme de l’orgueil et de la joie d’être au monde, cette jolie personne sentait au contraire sa flamme s’aviver, car vous étiez de la sorte distingué de ces sots vivants et votre silence était la preuve d’une intelligence manifeste ! Dans votre bouche mi-close étincelait cette chose qui vous faisait chimère, infusait dans vos manières une désirable pudeur, vous donnait cet air mystérieux. Et vous ! Vous n’avez pas su voir ! Vous n’avez pas répondu à ses regards d’amour implorant ! Vous ne lui avez donné que votre muet mépris, vous ne lui avez renvoyé que des demi-sourires gênés, comme si sa passion vous était déplaisante…

Alors… Alors, cette personne a quêté l’amour ailleurs — des amours à demi-vécues, incomplètes, car vous seul(e) étiez l’horizon délicieux et métallique de son désir.

Et quand vous avez été enfin délesté de cette camisole physique et morale, vous êtes devenu un ruffian, une fanfaronne, fier (fière) de vous et imbuvable. Et, pour la personne que vous convoitiez, tout cela a eu un goût pénible d’imposture.

lundi 22 décembre 2014

S'amuser au collège : le Jeu de l'Autruche

Von dem Straussen - Autruche
Le Jeu de l'Autruche est un jeu rituel par lequel les élèves signifient au professeur leur respect craintif. L’exécution de cette cérémonie amusante est très simple : le professeur devra d’abord tourner le dos aux enfants au prétexte par exemple qu’il a quelque chose à écrire au tableau ; l’un des petits dira alors, de sa voix la plus innocente, « autruche » ; ses camarades et lui se précipiteront sous les tables dans un bref chahut de chaises, puis ils y resteront tapis. Ainsi, le professeur se retournera et constatera le calme puissant de la classe vidée des têtes des élèves. Les détails émouvants d’un pied ou d’une main dépassant de l’abri des tables, le souffle court des respirations des enfants, enjoindront le maître à la complicité. À son tour, il devra jouer son rôle.

Il est maintenant le maître du jeu : c’est lui qui décide de sa durée et de sa théâtralité. S’il fait ce qu’on attend de lui, il se raclera profondément la gorge, fera comme le grondement guttural d’un molosse avant l’attaque, puis il dirigera la clameur puissante de sa colère contre les tables-abri où les élèves se recroquevilleront sous l’impact de sa fureur sonore. Il tempêtera, il hurlera et honnira le comportement des enfants ; il (ou elle) fera comme le loup du conte qui souffle les maisons des trois petits cochons. Sous leurs tables exiguës, les petits trembleront en claquant des dents. Et le professeur fera les cent pas dans la classe, en promettant tous les plus terribles tourments à ces coquins. Au ras du sol, on pourra remarquer sous le pantalon trop court de l’enseignant ses chaussettes fantaisie qui montrent bien que tout cela n’est qu’un jeu. Dans le cas d’un professeur grincheux qui n’aimerait pas ce jeu, celui-ci devra faire semblant d’en rire et concéder la mort dans l’âme qu’avec le temps il a perdu le goût de jouer. 

À noter : dans certains collèges ruraux, ce jeu est nommé le Jeu de la Taupe. Le professeur dûment averti peut donc se munir d’un lourd maillet et se préparer à un joyeux défouloir.

vendredi 22 août 2014

Portrait sonore d'un gymnase

Les néons du gymnase sont éteints. Dans la pénombre de la salle de gym, les agrès découpent d’étranges et complexes silhouettes : géométriques, alphabétiques, bossues, élancées — toute une populace frêle ou massive, figée comme autant de gardiens d’une discipline exigeante. Dans l’autre salle, plus spacieuse, les paniers de basket remontés sur leurs poulies font comme des insectes accroupis au plafond ; la vaste aire du gymnase est silencieuse. Dans les buts de handball, les filets pendent comme des chevelures de femmes alanguies.
Le matin surprend ces géants encore fourbus de la veille. Les professeurs d’éducation physique et sportive saluent d’un regard morne les salles et leurs êtres d’acier, de bois, de cordes et de cuir.
Dans sa petite loge éclairée par les clips matinaux de la télévision, le gardien grille sa quinzième cigarette, renifle et se frotte les mains ; il lape son café avec circonspection, sa tête oscille en rythme devant des chanteuses provocantes et des rappeurs arrogants. Il grimace et grogne un « bonjour » quand il entend crisser le linoléum sous les pieds du professeur d’EPS à côté de lui. Il lui tend la clé de la remise où s’entassent tapis, filets de volley et ballons.
Huit heures moins le quart, dans une grosse poignée de minutes, le gymnase résonnera des cris des enfants ; les agrès s’arc-bouteront sous leurs paumes et leurs abdominaux, se rebelleront parfois jusqu’à infliger la douleur à leurs utilisateurs.
Les néons craquent et brûlent d’une clarté jaune intermittente les dernières ombres du gymnase. L’un d’eux crépite encore d’indécision et, sous le regard appuyé du prof habitué à soutenir la peine courageuse des élèves, il finit par se ressaisir et par fournir l’effort demandé.

Dehors, dans la cour, les voix des enfants bignent les murs et les fenêtres, se perdent dans les ramures des marronniers. La sonnerie stridente interrompt un instant les jeux et les conversations. Devant le gymnase, deux classes, tiennent tant bien que mal leurs rangs. Ils ont sport dès huit heures dix ce matin. La classe de 5e fera du handball et celle de 3e, de la gymnastique. Les cinquièmes évitent déjà de croiser les regards des troisièmes car ils savent : dans quelques instants, ils partagent le même vestiaire. Caché au regard des professeurs, tout y peut survenir. On entend parfois un élève rugir « enculé ! », puis un petit glapissement bref surgit des profondeurs du vestiaire. Le professeur qui s’approche reflue aux cris d'orfraie indignés des élèves : « voyeur ! pédophile » !
Soudain, la voix puissante du professeur précipite les élèves hors de leur sanctuaire : « Allez, allez ! Dix minutes pour vous mettre en tenue ?! vous vous moquez de qui, oh ?! Allez, sortez d’là, bande de larves ! »
Les baskets crissent sur le sol plastifié de la salle. Les vantardises emplissent déjà de bruit les deux salles du gymnase ; dans la masse sonore, les voix des professeurs d’EPS, au souffle vibrant sur cordes d’airain, donnent des consignes et tentent de réguler les écarts de conduite.
Depuis l’arrière-salle surgissent soudain les balles de hand. Elles rebondissent partout dans un martèlement accéléré de percussions, roulent et vont se perdre sous les bancs, sur les côtés de la salle. Ce déversement sonore est accueilli par les cris de joie des enfants. L’espace du bâtiment résonne de leurs clameurs. Les filets des buts frémissent d’appréhension. Bientôt, les ballons claquent sur les murs, frappent les poteaux des buts à grand fracas. Et voici qu’un hurlement de douleur accompagne un bruit soudain de doigt qui craque.
De l’autre côté, dans la salle de gymnastique proprement dite, la poutre inflexible cogne les coccyx des acrobates qui poussent de petits cris de surprise, les barres parallèles se tordent en grinçant, frottent et brûlent les bras des costauds tandis que les passes d’une gymnaste de haut vol composent un rythme chaloupé sur les barres asymétriques. 
 À l’écart une bande d’élèves paresseux sautent et se vautrent d’aise dans le plastique moelleux d’un tas de matelas, véritable mille-feuille accueillant, oscillant, soufflant, étouffant des croassements de protestation contre ces malappris. Un élève juché sur cet échafaudage mouvant dérape, chute entre la pile de matelas et le mur, la tête en bas, on entend son beuglement assourdi : « la putain d’sa mère !!! ».
Coincé, il s’agite un temps, faisant frémir, froufrouter le monceau de matelas vengeurs qui lui susurrent « chut, chuuut… tout doux maintenant… » Les plaintes étouffées de l’enfant se perdent dans le vacarme de la salle. Il sombre dans l’oubli ouaté, dans l’interstice de silence qui se tapit sous les tapis, au milieu des quelques cadavres oubliés depuis des années.

Les classes et les activités s'enchaînent. Le tumulte emplit les deux hautes salles du gymnase comme une marée — un flux, un bref reflux, puis de nouveau le flux tapageur des enfants — les échos des précédents cours n'ont pas fini de mourir qu'une nouvelle vague d'élèves opprime l'espace de son bruit triomphant.
La journée éreinte les structures et les agrès du gymnase. Tout objets qu'ils sont, leurs nerfs ne résistent pas à  cet épuisement sonore et leurs membrures et leurs articulations sont douloureuses après toutes les manipulations brutales qu'ils ont subies. Quand le dernier enfant est sorti, les muets habitants de ces salles, enfin libérés de l’assourdissante activité, reprennent leur immobilité silencieuse et réparatrice. Le gardien vient éteindre la lumière — clic. En tous endroits alors, ces géants harassés assouplissent leurs articulations avec de petits craquements, soupirent, expirent des murmures que le brave homme, la main sur la poignée de la porte du gymnase, trouve lugubres.

lundi 18 août 2014

La seule et véridique origine de l'expression "marronnier"

Les "marronniers" envahissent les journaux, les magazines d'information. Il n'y a plus que cela. Mais l'expression tire son origine du conte suivant:

De chaque côté de la cour de récréation, ils étaient là, bien alignés : les marronniers ; quatre frères d’un côté, trois de l’autre.
Ils avaient été déracinés dans leur jeunesse, tirés de la profondeur et du secret des bois, arrachés à leur terre et à leur famille, puis transplantés dans la cour d’un collège en construction.
Et l’humus avait fait place au bitume. Ces augustes messieurs d'écorce et de sève constatèrent avec effroi que leurs racines enserrées dans une aire étroite disparaissaient sous une croûte semblait-il de lave noire.
Deux familles avaient été ainsi capturées et retenues prisonnières : quatre arbres frères près du préau, trois autres devant le gymnase, à portée de vue. C’est de la proximité de l'un ou de l'autre de ces bâtiments que les deux fratries tirèrent leur nom.
Les Du Gymnase étaient plus âgés que leurs congénères Du Préau. Ils étaient cependant moins nombreux. Face à face, les deux familles se défiaient du regard. Au printemps, c’était à qui bourgeonnait le plus vite ; en automne, c’était à qui roussissait le plus longtemps et perdait ses feuilles en dernier. Une année passa, les Du Gymnase avaient été les plus forts, ils avaient profité d’un meilleur ensoleillement.

Un beau jour de septembre, ils virent soudain s’égayer autour d’eux une foule d’enfants bruyants. Ils avaient vu pendant des mois les ouvriers s’activer, mais ces enfants, c’était une découverte fabuleuse ! Sous leur regard habitué aux profondeurs silencieuses, s’agitaient maintenant des créatures hors du commun ! Ces étranges petites bêtes couraient en tous sens, riaient, se frappaient et certaines audacieuses grimpaient même dans les branches pour pouvoir s’asseoir sur le bord du préau et de là y défier les surveillants. Les sept marronniers, sous l’effet du vent et de la joie, firent frissonner leurs feuilles.
Jamais depuis leur pousse, ils n’avaient eu spectacle plus intéressant. Quand le soir venait et que les enfants quittaient le collège, leurs branches pendaient de dépit — la tristesse se lisait dans leurs ramées. Mais alors, il y avait toujours un arbre pour se vanter aux autres de ses nouveaux tatouages qu’un enfant avait gravés au compas : « Urielle aime Farid », « Hakim, gros enculer », etc.
D’un côté à l’autre de la cour, s’aidant du vent pour donner de la voix, les deux fratries se disputaient la préférence des enfants. Ce qui n’était que bénignes vantardises s’envenima et, bientôt, les Du Préau et les Du Gymnase se vouèrent une haine féroce.

 Or voilà que revint l’été et sa longue solitude. Hébétés par la chaleur et l’inactivité ambiante, ils se sentaient les feuilles gourdes. Au fond de leur cœur couvaient la solitude, le regret des bois, la colère et le défi. Ces humeurs aigres circulant dans leur sève firent pousser sur les branches des boules vertes hérissées de pointes ; forclos en chaque capsule dentelée qu’on appelle bogue, un fruit dur et obscur murit, d’un brun sombre, presque la couleur du sang, concentré d’humeurs mauvaises, fruit du feu de violence, solide et d’une douceur trompeuse, sensuelle — Aaah… Ouvrir une bogue de marronnier et en extraire le marron enveloppé de peau moite.

À la rentrée de septembre, les enfants découvrirent avec bonheur ces fruits de l'exaltation maligne des marronniers.
D’avoir trop mûri de ressentiments, une bogue épineuse chut sur la tête d’un élève ; ce dernier bondit et glapit de douleur ; un long moment il considéra ce qui l’avait si méchamment blessé — longue contemplation newtonienne — puis il s’en saisit et tenta l’expérience sur une fille qui passait.
Ravis du spectacle, les marronniers et les enfants s’entendirent sur un objectif commun : que les munitions tombassent du ciel et que la guerre fût totale. Les marronniers concentrèrent leurs humeurs pour que grossissent les bogues et que s’aiguisassent les pointes ; les enfants s’aidèrent de bâtons pour faire tomber ces précieux projectiles.
C’est ainsi que les enfants établirent deux bandes : celle du préau et celle du gymnase, chacune à proximité d’une fratrie de marronniers, chacune inféodée, pour ainsi dire.
Les arbres, tels d’augustes généraux, envoyaient la marmaille au front. Ils s’affrontaient par procuration, comptant les bleus et les éborgnements de l’autre camp.

Et ils s’affrontent encore, tous les automnes, et le feront jusqu’à leur mort, tant que les enfants accepteront de jouer pour eux la chair à marrons.
V. Van Gogh - Branches de marronnier en fleurs

mardi 12 août 2014

Wadih - un eunuque cairote - 3ème partie (une éducation)


Le blanc des yeux de Wadih s’injectait d’un peu de sang. Il se racla la gorge et affermit sa voix.
« Nos prouesses musicales occasionnaient des soupirs ravis et des clameurs enthousiastes. Ce fut d’ailleurs lors de l’un de ces concerts que je croisai pour la première fois de ma vie le regard admiratif du baron d’Adaoult. Le prince Amir l’avait convié avec des officiers français à partager une collation et un concert. Le snobisme des officiers céda face à l’enthousiasme éloquent du baron et notre longue représentation se conclut sur des vivats et des bravos. Ravies de nos succès répétés, les filles du prince furent bientôt très attachées à moi. Elles prièrent leur père de bien vouloir me donner tout entier à elles. Il refusa dans un premier temps mais les privations, les violences, sous l’occupation française, étaient rudes — un oncle était mort en cherchant à s’enfuir avec son or, deux demi-sœurs avaient contracté une terrible maladie et avaient trépassé, plusieurs cousins avaient été exécutés sur l’ordre des autorités — aussi Amir sentit qu’il devait une consolation au quatuor majestueux. J’avais donc maintenant deux logis : une cellule dans le logement des eunuques et une petite alcôve, à proximité du quatuor.
     Dans ces conditions, tu es fatalement tombé amoureux de tes chères maîtresses…, souligna Jean.
     Certes oui, à ma façon… Mais Alma et Amira étaient au moins autant attachées à moi.
     Alma, c’était la sœur aînée…
     Oui.
     Et Amira, la cadette…
     En effet.
     Et les autres, elles t’aimaient ?
     Sonia avait mon âge et elle aimait dire des choses blessantes sur les nègres. Je ne sais pas si elle le faisait vraiment exprès. Elle cherchait à me faire pleurer devant les autres, à paraître excessivement cruelle avec moi en société ou devant ses sœurs.
     Oui, je dirais que tu l’attirais mais qu’elle veillait à son orgueil…
     Je l’aimais bien, malgré ses taquineries. C’était la seule du quatuor à être grasse. Sa peau était la plus claire, et les quelques fois où elle me prit dans ses bras pour me couvrir de baisers, nous rîmes de bon cœur du contraste de nos corps. Elle disait alors qu’il ne fallait pas qu’elle y prenne du plaisir, car cela finirait mal : elle irait, sur cette pente, copuler avec des singes… Quant à moi, je trouvais sa peau d’une douceur à se pâmer et le plaisir suave de ses caresses me prévenait contre sa méchanceté feinte.
     Et Radia ?
Théodore Chassériau - Harem
     Radia avait la souplesse du roseau. Avec l’âge, elle devint une jeune fille sensuelle dont la beauté faisait se troubler l’alentour. Quand elle se tenait en quelque lieu, plus rien n’existait hormis sa beauté étourdissante. Si elle découvrait son pied et sa cheville, le temps se suspendait ; si elle remontait le tissu au mollet, les cœurs se déchiraient.
     Comme tu parles bien des femmes, Wadih !, s’enthousiasma l’aubergiste.
     À nous cinq, nous étions un corps oisif et languissant ; j’étais pour mes chères maîtresses un flou rassurant, une créature sans identité masculine, presque hors du temps. Ma présence unissait les sœurs, les rendait bonnes les unes aux autres. Quand nous sortions du palais, en de rares incursions dans la ville, nous croisions des soldats français, mal en point, ou bien des zélotes révoltés et arrogants ; alors, le monde réapparaissait brutalement dans toute sa hideur. Tous ces hommes étaient des rustres : ils pinçaient les eunuques au bras, pour vérifier s’ils n’étaient pas mieux nourris qu’eux. Les français et les cairotes se regardaient de travers. Les autorités soutiraient de lourds impôts et les égyptiens le leur rendaient bien, jouaient du couteau dans les ruelles obscures et laissaient, ici ou là, un soldat égorgé. Dans ces circonstances, nous passions le moins de temps possible hors du palais.
Interlude musical au harem - Fabbio Fabbi
« Le temps… Les intervalles des jours raccourcissaient de plus en plus vite. Après le départ des troupes françaises, sous le protectorat britannique à peine moins pénible, la famille de mon maître tenta de redonner un peu de lustre à ses titres de noblesse mamelouke dégradés. Amir obtint pour Alma un bon mariage avec un riche natif du Caire. Avant la cérémonie, ma bonne Alma me tint dans mon alcôve des mots de regret et d’amour qui, s’ils étaient parés des vertus sororales, n’en vibraient pas moins d’une émotion profonde. Il en serait ainsi : nous ne pourrions plus chanter tous ensemble ; nous aurions désormais de rares occasions de l’écouter jouer du luth. Tandis que mon cœur vacillait de désespoir, celui de Radia, ma troisième maîtresse, s’épanchait en rêves de mariages glorieux. Elle me réveillait la nuit, tant son excitation était grande, pour me forcer à lui inventer des contes, à lui décrire de fastueux mariages, des princes splendides et cultivés, des femmes plus ravissantes que la lune elle-même. Cela me permit de distraire mon chagrin. Hélas, quelques mauvaises langues au palais complotèrent contre moi et ma vie de paresse au service des filles d’Amir. Certains membres de la famille disaient qu’après le départ d’Alma, sans le soutien de son luth, nous ne pouvions plus accomplir nos prouesses musicales. Pour ceux-là, j’étais désormais inutile. Je regagnai dès lors mon logis sinistre du quartier des eunuques. J’étais moins heureux, consolé quand mes chères maîtresses me mandaient pour la leçon de musique ou pour se distraire d’un conte, mais l’essentiel me manquait : je ne partageais plus leur vie comme avant. Je ressentais douloureusement la frustration. Aux caresses et à l’amitié de mes princesses se substituaient les obsessions vicieuses de Ghalib et d’un autre eunuque, Azzedine, qui avait la particularité désagréable de pouvoir lever. Quand ces deux-là venaient me déranger, la nuit, comme je regrettais mon merveilleux quatuor de filles !
     Mais tu étais pourtant protégé par une fatwa, non ?, s’enquit Jean Cromar
     Mon retour dans les logements des esclaves était vu comme une disgrâce…
     Et alors, cela a été de mal en pis ?
     Quelque chose est arrivé… La jeune Amira souffrait de ma mise à l’écart. Elle m’a écrit un billet de gentillesses, sur le modèle d’un conte où des esclaves doivent faire l’éloge des différentes couleurs de peau. Ses mots traçaient adroitement un parallèle entre la couleur de ma peau et la douceur, le calme, la beauté mystérieuse de la nuit. Amira écrivait que la voix sortait de mon corps comme un rayon de lune surgissant dans la quiétude attentive d’une chambre nocturne, qu’à l’opposé le soleil, les murs blancs du palais et les sourires les plus brillants étaient vides, formaient pour elle un sépulcre blafard, le blanc était la couleur de l’ennui, le papyrus vierge… Sa lettre était, vis-à-vis de la société du sérail, un crime innocent et formidable ; elle me fit éclater en sanglots, me tira de la jarre débouchée et me frappa d’une révélation inattendue. Je répondis sagement à Amira, par des promesses de loyauté et des compliments sur son être et sa nature. Ainsi, nous engageâmes une correspondance secrète qui dura huit années. Nous échangions des mots de compliments ou de soutien, des considérations sur le monde, des récits inventés ou des poèmes. Nous nous les transmettions en personne, les cachions dans nos vêtements puis, après plusieurs lectures ponctuées de soupirs, nous les faisions disparaître aux ordures. Il était plus difficile pour moi que pour ma petite maîtresse d’écrire en cachette.
J-L Gerôme - Bains maures
     Ah ! Mais c’était terriblement dangereux pour vous deux !
     Bien sûr, nous risquions notre vie. Mais d’un autre côté, il y avait l’ennui vertigineux du harem, qui était un semblant de mort. Ces lettres nous ramenaient à la vie. C’était un besoin vital. J’y réfléchissais longtemps pendant les activités de la journée avant de calligraphier vite et sans soin. Amira me faisait des reproches sur la saleté de mon écriture, mais s’enchantait de tout le reste. Au fil des ans, elle me donnait davantage de raisons de louer sa beauté et sa bonté. Sa sœur Radia connaissait nos échanges, mais elle y voyait un moyen de se désennuyer par procuration. Amira et elle veillaient à maintenir Sonia dans l’ignorance de ces péchés par le verbe, car elles avaient la certitude que Sonia causerait un esclandre et nous précipiterait tous dans l’enfer par son manque de discernement.
« Quant à moi, ces lettres faisaient plus que me distraire, elles me galvanisaient, me donnaient le courage de lutter contre les esprits mesquins et serviles des autres eunuques… Je me sentais plus vivant et plus aimable et meilleur que tous ces faquins. Eux, ils constataient, incrédules, mon incroyable fatuité, et, hormis mon chant délicat, ils n’en comprenaient pas la cause. Il n’y avait guère que mon bon Hanine pour me supporter. »
Wadih suspendit son récit. Il observait la rade de Marseille. Le soleil barbotait entre les nuages blancs. La mer était tâchée d’ombres et de lumière. Jean Cromar fit remarquer au grand noir que la faim se faisait sentir.
« Midi, n’est-ce pas ?! »
Son compagnon se massa l’estomac et reconnut son appétit.
Jean se saisit de la cruche de vin, vidée. Il engagea Wadih à le suivre et à manger dans son auberge. L’eunuque remercia Jean pour l’invitation. Ils repassèrent derrière le fort, regrimpèrent les remparts jusqu’à l’esplanade arborée de Sainte-Marie Majeure. Puis ils se faufilèrent dans l’ombre fraîche d’une ruelle jusqu’à La Calamarette. L’auberge s’emplissait de quelques habitués. Il y avait notamment le P’tit Denis, le grand et gros Michel, Alain, le déplumé, Rémi et Mariette, un couple au teint tapis de peau tannée. 
Pierrette, la cuisinière, avait préparé des pieds paquets. Une odeur rustique de tripes et de vin blanc baignait la salle.
À la table de Wadih et Cromar, on mangea de bon appétit en évoquant le bon souvenir du vieux baron, son élégance désuète, son goût des cultures étrangères, son désir insatiable d’érudition savante…
Depuis leur chaise, les clients arrondissaient les yeux en observant leur Cromar dévorer son repas en compagnie d’un noir.
« Vé, ce Jean Cromar, c’est vraiment un original…
     Bé donc, où c’qu’il a péché son compère ?
     La Méditerranée a-t-elle rétréci comme une mare, qu’il s’est trouvé un copain d’Afrique ? », disait-on, en substance, à une table de mufles.
L’aubergiste vit que les regards de ses clients dérangeaient Wadih. Il lui proposa de reprendre ailleurs le récit de sa vie. Il pria P’tit Denis de débarrasser les tables et entraîna Wadih au-dehors, jusqu’aux remparts de l’anse de l’Ourse.
L’eunuque reprit alors, le ventre plein, l’esprit bercé par les efforts de la digestion :
« Vraiment Cromar, cela fait du bien de parler avec toi…
     Mais je t’en prie. Ton histoire est tout à fait intéressante.
     Alors je veux avancer encore dans le temps, si tu me permets… Il y eut d’autres bouleversements : peu après la cession du pouvoir par les Britanniques aux Ottomans, le vieux Hanine mourut. J’étais si malheureux d’avoir perdu le vieil eunuque ! Ne plus entendre sa voix inquiète… Ne plus pouvoir suivre du doigt les sillons de sa peau si douce ! Mon chagrin émut Amir et son fils aîné Ahmad. Ils me convoquèrent pour me demander s’il y avait quelque chose qui pourrait me consoler.
     Ah ! Formidable ! Et tu as demandé à vivre avec les filles !, rêva tout haut l’aubergiste.
     Oh ! Par Allah ! Seigneur, non ! Ce genre de requête ne pouvait pas émaner de moi ! Le misérable eunuque… Non, je fis ce qu’on attend de l’esclave dans ce cas. Je dis que rien ne pouvait mieux m’agréer que servir jusqu’à ma propre mort leurs êtres augustes, qu’Allah le Tout-puissant veille sur eux…
     Ah oui…
     C’est ce qu’il convient de dire, monsieur Cromar. Je dis cela, puis la phrase suivante : "si vos grâces daignent m’accorder le droit de prier pour le prince Amir, son valeureux fils Ahmad et pour certaines personnes de votre famille, je serai l’esclave le plus heureux".
     Je ne te pensais pas capable de tant de servilité.
     S’il vous plaît… Laissez-moi préciser de quoi il retournait… Amir était un homme fin, il me demanda si par "certaines personnes", je voulais parler de mes maîtresses du quatuor majestueux. Je pris la mine la plus humble et acquiesçai. C’était, à mon niveau d’esclave, dans mon esprit exalté, comme si j’avais demandé à mon maître la main de mes quatre adorables maîtresses. Amir eut une hésitation, mais son fils Ahmad n’avait pas saisi la double entente de ma prosternation. Il prit la parole pour dire son enchantement. Amir dévisagea un instant son fils, mais il ne voulut pas être en reste et me confia une charge plus haute, dans l’organisation de sa maison, pour récompenser ma loyauté.
     Je… Ce sont des subtilités que je ne comprends pas…, commenta Jean.
     Comprenez : dorénavant, je saisissais que les contes ne m’avaient pas seulement enseigné à respecter l’ordre du monde, ils m’avaient également appris à déstabiliser subtilement l’autorité de mon prince. Ainsi, par cette affectation de pieuse obséquiosité, je l’avais forcé à m’autoriser ceci : dorénavant, mes pensées pour ses filles ne concerneraient que Dieu et moi-même. Mon avancement dans la hiérarchie était accessoire, c’était la façon du prince Amir de donner le change, de ne pas montrer sa faiblesse.
     Un eunuque révolutionnaire !, s’esclaffa Cromar.
     Ce n’est pas si rare, et puis n’exagérons rien… Il y aurait toujours les limites de ce que ma piètre condition d’eunuque pouvait offrir.
     Allez, dis-moi un poème d’amour ! Tu dois en connaître ! Amira et toi, que vous écriviez-vous, par exemple ?
     Je veux bien vous dire une composition d’Amira. Un de mes poèmes préférés. Ce n’est pas le plus tendre, ce n’est pas le plus gracieux. Mais il montre bien, il me semble, la force d’esprit de cette princesse. J’ai pris soin de mémoriser, puis plus tard de traduire, ses meilleurs poèmes. Dans celui-ci, la tendresse que me portait ma chère maîtresse l’a menée à une indignation prodigieuse contre mon état. Elle m’écrivait ainsi :

L’ombre sur ton corps est profonde comme l’ombre
      Rafraîchie des galeries de la mosquée Aqsunqur.
Je découvre des signes tracés sur ton corps, noirs sur noir, une écriture
      Qu’ils se sont appliqués à dissimuler sous les décombres.

Las ! Qu’on dégrade, qu’on arrache, qu’on enchaîne ou qu’on détruise,
      "La vérité dans l’Homme doit disparaître, la beauté sera factice",
Tels sont leurs commandements, les lois substituées, Malice :
      Des lois barbouillées sur la Vérité qui s’amenuise…

Iblis, satan fourbe, dans le livre, dans chaque Père et chaque frère…
      Écoute : mes mots de femme sont de lumière.
Otto Pilny - Portrait d'une femme orientale

     Quelle femme, en effet. D’une force troublante…, commenta Jean, admiratif.
     Elle avait tout juste dix-sept ans ! Depuis deux ans, ses parents tentaient de lui trouver un époux, mais elle faisait des complications : elle refusait les partis qu’on lui proposait, et, en dernier lieu, faisait envoyer aux hommes de ces bonnes familles un poème où elle donnait un piètre portrait d’elle-même, ce qui causait l’annulation des arrangements. Mais sa famille finit par éventer la ruse. Ils ne comprenaient pas : chacune des sœurs du quatuor majestueux avait trouvé un parti, sauf elle. Les autres sœurs attendaient qu’Amira soit mariée pour pouvoir, à leur tour, trouver un mari. Leurs mères, les autres épouses d’Amir, fulminaient contre Amira. Le prince Amir décéda sur ces instances, ce qui n’arrangea rien, bien au contraire. Le nouveau maître, Ahmad, était encore célibataire, et il était parti à l’étranger remplir son devoir de soldat mamelouk au service des Ottomans. Ma pauvre maîtresse fut rudoyée par les femmes du Harem. Ainsi tourmentée par le gynécée, elle admit qu’elle pourrait entrevoir son mariage à une condition : si seulement elle pouvait emporter dans sa nouvelle demeure l’eunuque Wadih. Il y eut discussion, mais on lui tendit un piège. Sans y prendre garde, ma chère Amira, qui maîtrisait pourtant si bien la langue, admit à mots couverts son amour pour moi. La mère d’Amira, qui était la première épouse du prince, une femme habile, parvint à étouffer le scandale, mais il s’agit, dès lors, pour les Al-Razzaz, de se débarrasser de mon outrageuse personne.
La musicienne - Rudolph Ernst
     Et voilà, je craignais ce moment…, soupira Jean Cromar.
     Toute la maison ne parlait plus que mariage. Il fallait un époux pour Amira et, surtout, une épouse pour Ahmad. Le palais voisin était occupé par une riche et noble famille yéménite. Or, il se trouvait que leur fille Khala était promise depuis quelques années à Ahmad. On fit revenir le prince de la guerre afin de célébrer son mariage. Cette union accordait les deux maisons en un palais encore plus vaste, qui ferait la jalousie de tous. À l’occasion de la cérémonie, je pus revoir le baron Hierosme d’Adaoult. Il avait été invité par le prince Ahmad avec lequel il avait partagé plusieurs chasses après que les relations avec la France s’étaient normalisées. Il me reconnut et me rappela quelques émouvants concerts que nous lui avions donnés, dont le premier, il y avait presque dix ans, dirigé par Alma, au luth, qu’il conservait précieusement dans son cœur. Il me dit qu’il aimerait pouvoir entendre de nouveau ma voix. Je lui expliquai ma situation délicate au sein de la maison et la négligence où nous tenions, depuis quelques années, l’art du chant. Le baron s’en émut et me promit de m’aider. Ah, mais je ne savais pas quelle était son intention, sinon je l’aurais supplié de ne pas m’offrir son aide ! Monsieur le Baron, en effet, offrit un bon prix à la famille Al-Razzaz pour m’obtenir. On m’emmènerait hors du Caire, on me séparerait d’Amira, de mes chères maîtresses. J’en pleurais amèrement... »
Les deux causeurs avaient fait les quelques pas qui vous font passer de l’anse de l’Ourse à l’anse de la Joliette. Ils étaient descendus sur la grève. Des enfants jouaient là, dans une barque échouée. Sur le bassin, un couple d’adolescents grimpé dans une chaloupe s’entraînait à la godille entre les deux rives de l’anse, se vantaient l’un l’autre d’être le plus rapide. Un peu au-dessus de la plage, les fortifications alanguies, éboulées par endroits, surveillaient la scène, réchauffaient leurs pierres et leur poussière — l’heure de la sieste.
J-L Gérôme - Prière au Caire
 « Nous n’avons pas quitté le Caire…, reprit Wadih. Nous logions dans une belle demeure, à une distance raisonnable de mon ancien palais. Je faisais tout mon possible pour ne pas céder à la mélancolie. Hors de question que monsieur le Baron eût le moindre désagrément à me prendre à son service, j’y mettais un point d’honneur. En outre, le soulagement de ne pas partir favorisait mes engagements. Monsieur d’Adaoult voulait m’acclimater à la culture française avant le départ, en me faisant apprendre la langue, d’abord, en m’initiant à la musique européenne ensuite — il jouait du violoncelle et un de ses amis français au Caire avait quelques aptitudes au chant. Tous deux essayaient de m’apprendre des airs en haute-contre, mais je n’aimais pas tenir les notes ainsi qu’ils me le demandaient et j’improvisais trop de modulations. À tout le moins, considérant mes larges facultés d’apprentissage, le baron fit de moi le dépositaire de sa science, de son savoir philosophique et historique, le témoin de ses découvertes. Pourtant, j’étais loin d’être l’élève modèle : en musique, où mes habitudes s’avéraient contradictoires avec les attentes occidentales, et dans certains domaines qui exigeaient la plus stricte discipline intellectuelle, je m’égarais. Il y eut des moments d’impatience du baron. Sa violence pouvait être outrancière et grotesque : des trépignements et des cris, des coups sans force, maladroits. C’était une violence d’homme solitaire, surtout habitué à s’en prendre à lui-même, sans cruauté. J’aimais cette autorité empruntée, qui me rappelait celle du vieux Hanine. Je respectais cela, plus que jadis les coups placés de mon père, bien plus que l’autorité dispensée au fouet du prince Amir. J’aimais ces colères incontrôlées qui tombaient sur moi, qui étaient d’incroyables preuves d’amour. Plus monsieur d’Adaoult trépignait, plus il se couvrait de ridicule, et plus il trouvait un disciple zélé, dévoué — plus j’apprenais à l’aimer en retour. Monsieur Cromar, vous voyez peut-être ce que je veux dire… Vous l’avez bien connu, mon maître, non ?
     Oui, c’était un personnage pittoresque, monsieur le Baron… Une aisance étonnante à se mêler aux petites gens, à les écouter…
     À les contredire, aussi. Il pouvait être péremptoire, précisa Wadih.
     Oui, avec son index haut en l’air, sa façon de marteler ses propos. Mais il regardait toujours de ton côté, à la fin de ses tirades, pour voir si tu étais d’accord avec lui. Il me semble qu’il a tenu à toi plus encore qu’à un fils.
     Oh…, fit Wadih, presque pudique.
     Si tout de même, il t’emmenait partout à sa suite ! Il se vexait à ta place, quand on lui faisait un commentaire sur toi…
     Certaines personnes ont dit… Monsieur Cromar, c’est un peu délicat comme question…
     Je t’en prie…
     Des mauvaises langues ont dit que monsieur le Baron était amoureux…
     De vous ?, fit semblant de s’étonner Cromar.
     Cependant… Vous pensez que ce soit possible ? » Wadih était songeur.
« Je ne sais pas… J’ai connu beaucoup de personnes différentes. Les gens se charment de choses très diverses, parfois inattendues. Ce n’est pas impossible…
     Vous trouveriez ça répugnant ? »
Cromar, hésitait, farfouillait le sable avec sa chaussure. Wadih reprit la parole :
« Moi, je trouverais cela inouï. C’était un soleil et je ne suis qu’un pauvre aérostat gonflé d’air. Alors que j’étais un esclave, un eunuque, un nègre tronqué, il a veillé à mon accomplissement intellectuel, lui dont tant d’esprits éclairés eussent désiré les enseignements. Il écoutait avec enchantement les chants arabes que je connaissais ou inventais, lui qui ne jurait que par Scarlatti, Pergolèse et Mozart. Il m’aidait à traduire des poésies, lui qui avait côtoyé Chateaubriand ! Il réclamait mes contes, les plaçait plus haut que les Mille et une nuits d’Antoine Galland… Je… Monsieur le Baron… sans lui… »
Wadih s’était tu. Les muscles de son visage se contractaient de chagrin. Jean Cromar posa sa main sur l’épaule haute et massive. Une pierre claqua près d’eux.
C’était les adolescents qui avaient fini de ramer entre les bords de la Joliette et ils voulaient se payer la tête de Wadih ; ils mimaient le singe. Cromar prit un petit galet et le lança, de biais, droit dans le ventre d’un des garçons.
« Tu diras à ton père, Charles Gassaud, que Jean Cromar attend paiement de son ardoise à La Calamarette ! », semonça-t-il l’adolescent.

Ce soir-là, Cromar invita Wadih à dîner. On discuta de l’héritage du baron, car Hierosme d’Adaoult, célibataire et sans famille connue, avait fait de son serviteur l’héritier principal de sa fortune. Il fut aussi question des regrets de Wadih, de ses bonnes maîtresses qu’il avait laissées au Caire, de la douleur de se voir privé de nouvelles, qui équivalait presque à leur mort. On chercha à établir une différence entre les regrets d’un esclave qui ne fut jamais maître de son destin, et les regrets d’un homme capable d’exercer son libre-arbitre ; ces considérations philosophiques occupèrent, sans que la conclusion réconfortât Wadih, toute la fin de la soirée.
Etienne Dinet - Le Caire
 Pour ce brave homme, déjà passé par d’innombrables épreuves, l’année qui s’écoula ensuite fut éprouvante : les autorités notariales et administratives récusaient le testament du baron ; Wadih, livré à lui-même, fut exposé à tous les pires racontars. Cela finit par plusieurs procès qui le laissèrent humilié, sans le sou et apathique. Il conservait une casemate dans un jardin qu’il entretenait, hors les murs de la villa abandonnée du baron. Il repassait de temps à autre voir l’aubergiste, lui donner de ses nouvelles. Quelques clients l’avaient à la bonne, malgré les commérages qui circulaient sur son compte. Ceux-là ressassaient les contes orientaux les plus grivois que Wadih leur avait donnés, sous l’emprise de la boisson. Il leur souriait timidement. Son intelligence le portait à la rêverie, au détachement. Il errait dans des limbes de plus en plus aveuglants.
Rudolph Ernst - La lectrice

Ainsi, ce fut une terrible et bouleversante nouvelle quand P’tit Denis vint prévenir Jean Cromar du drame : deux hommes louches avaient abordé Wadih sur le port ; ils l’avaient entraîné dans une ruelle et l’avaient poignardé. Ils s’étaient acharnés sur son corps et l’avaient laissé sans vie, disloqué. Personne ne semblait connaître qui avait commis ce crime.
L’aubergiste accusa le coup. Une journée et un soir s’écoulèrent ; il aida au service, s’efforça de rire aux mauvaises plaisanteries des clients, empocha leur argent ; il fut d’une excellente cordialité avec Pierrette, sa cuisinière, qu’il complimenta quatre fois ; puis il embrassa sur le front Armide, sa serveuse, lui dit paternellement de prendre soin de P’tit Denis, son amoureux. Ensuite, il découcha dans les bras d’une vieille amie indulgente, mal accompagné d’une bouteille d’eau-de-vie et de pensées rageuses contre les humains.