dimanche 28 décembre 2014

La séduction au collège : l'appareil dentaire


 On nomme appareil tout dispositif mécanique voué à s’arc-bouter durant un laps de temps déterminé (de plusieurs mois à quelques années) contre des dents en voie de jaillissement ou d’effondrement. Ces engins de correction et de soutènement maxillaire sont installés par des ingénieurs nommés orthodontistes.

Les collégiens en sont les principaux bénéficiaires. En effet, un élève, sous son aspect premier, est rarement une franche réussite : son corps et sa gueule présentent des ridicules humains tout à fait uniques. Ainsi, les dents des enfants poussent-elles dans toutes les directions : dents de vampires ou de trolls, défenses de morses, de pachydermes ou encore de narvals. La philanthropie des ingénieurs orthodontistes les pousse à corriger cet aspect repoussant des mandibules enfantines. Aussi font-ils preuve d’un zèle particulier à l’égard de cette frange d’âge précise.
Ces chantiers de rafistolage sont compliqués, longs et coûteux. L’enfant se verra donc attribuer un programme de ravalement de façade en plusieurs étapes d’ingénierie bucco-dentaire : moulage puis installation d’un faux-palais en résine qui empêchera un temps l’élève d’articuler ses inutiles bavardages ; arrachage des dents superflues ; pose de bagues en acier inoxydable ligotées d’élastiques fragiles qui cèderont en giflant un peu les joues de l’intérieur ; pose d’élastiques plus rigides, arrachage de dents supplémentaires (car un excès de dents rend les enfants agressifs et mordeurs) ; pose de nouvelles bagues, en céramique cette fois, parce que c’est plus joli et que ça coûte plus cher ; attribution d’un appareil de nuit ultra-tenseur à fixer sur l’appareil déjà en place (cette structure complexe qui s’assemble autour du visage et accomplit le petit exploit technique de relier et sangler les dents de son usager à l’arrière de son crâne constitue le nec plus ultra du génie orthodontiste)… Le chantier dentaire prendra fin avec l’enlèvement des bagues, puis la pose de bagues de maintien, pendant quelques semaines, histoire de faire durer encore un peu le plaisir, avant l’enlèvement définitif des derniers reliquats d’engin de torture dentaire.

Ce programme, nous l’avons insinué, peut durer plusieurs années en fonction du bon plaisir des orthodontistes et de la docilité de leurs patients. L’élève met une dent dans l’engrenage et voici que tourne la roue du temps ! À chaque visite de l’enfant à son ingénieur orthodontiste, la pauvre créature espère qu’est enfin venu le temps de terminer le traitement ; on lui enlève des bagues, son cœur pousse des trilles de joie ; mais aussitôt on lui pose une nouvelle structure plus complexe et torsadée, plus hideuse et plus douloureuse. Le sourire de l’enfant se fige car, il est terrible de le constater, un élève ayant un appareil se trouve irrémédiablement marqué aux yeux de ses camarades et de lui-même du sceau du ridicule.
Pour le comprendre, demandez à un élève sans appareil de vous sourire : il vous enverra un sourire étincelant, heureux et plein, il offrira ses dents (souvent tordues et sales) à votre regard, sans la moindre gêne. Demandez maintenant la même chose à un élève appareillé : il esquissera un sourire, ses lèvres ne se retrousseront pas sur ses dents ; vous aurez immédiatement l’impression d’un enfant coincé, phobique, mal dans sa peau – il serait presque légitime de se demander s’il n’a pas été brusquement contaminé par un gène du suicide.

Cette honte liée à la bouche est profondément handicapante : la bouche, c’est la parole.
Un faux-palais, des bagues encombrées d’élastiques font bafouiller l’élève ; il articule mal, sa bouche reflue une odeur nauséabonde comme celle d’un professeur fumeur et amateur de café ; il devient socialement handicapé. Qui voudrait parler à cet énergumène défiguré ? Qui voudrait embrasser sur la bouche celui-là ou encore celle-là ? Et si, accablés de frustration, deux élèves appareillés décident de s’embrasser entre membres de cette caste déchue, ne risquent-ils pas d’enchevêtrer leurs élastiques et leurs mécanismes d’acier, de se coincer, de casser l’appareillage de l’autre, de se blesser ?
Et le temps poursuit sa route ; la jolie fille ou le beau garçon que vous aviez repéré(e) vous a méprisé à cause de votre appareil (du moins le croyiez-vous). Vous n’aviez d’yeux que pour elle ou lui, quand les mots des autres vous enfonçaient dans une gêne honteuse : « robocop », « bioman », « Franky, le cyborg », « microprocesseur », « playstation », vous interpelaient-ils joyeusement. Le collège est passé, vous ne vous êtes pas déclaré et la jolie fille ou le joli garçon a eu tellement d’autres histoires que vous vous sentez insignifiant… Ô, comme vous avez maudit l’appareil dentaire ! Incontestable fautif de tous vos maux d’amour !
Vous le compreniez alors si bien : des frustrations de l’adolescence, l’appareil est un des avatars les plus visibles.

Et pourtant… pourtant… Malgré toutes les horreurs que nous venons d’asséner, redécouvrons cette séquence sous un autre point de vue : tandis que vous vous morfondiez dans votre coin, avec votre appareil, le joli garçon ou la jolie fille, peut-être, vous observait en secret. Et se disait, peut-être, qu’après tout l’appareil, pourquoi pas, a quelque chose de stylé : c’est en effet la technologie dans la bouche, c’est la possibilité unique d’être à moitié mécanique — radicalement cyberpunk, bien plus fort que le piercing ! Comme Method Man, le rappeur du Wu-Tang Clan, et d’autres, qui, par souci esthétique, se sont fait poser des dentiers d’acier. Quand d’imbéciles camarades vous appelaient « le cyborg », éteignant au fond de vous la flamme de l’orgueil et de la joie d’être au monde, cette jolie personne sentait au contraire sa flamme s’aviver, car vous étiez de la sorte distingué de ces sots vivants et votre silence était la preuve d’une intelligence manifeste ! Dans votre bouche mi-close étincelait cette chose qui vous faisait chimère, infusait dans vos manières une désirable pudeur, vous donnait cet air mystérieux. Et vous ! Vous n’avez pas su voir ! Vous n’avez pas répondu à ses regards d’amour implorant ! Vous ne lui avez donné que votre muet mépris, vous ne lui avez renvoyé que des demi-sourires gênés, comme si sa passion vous était déplaisante…

Alors… Alors, cette personne a quêté l’amour ailleurs — des amours à demi-vécues, incomplètes, car vous seul(e) étiez l’horizon délicieux et métallique de son désir.

Et quand vous avez été enfin délesté de cette camisole physique et morale, vous êtes devenu un ruffian, une fanfaronne, fier (fière) de vous et imbuvable. Et, pour la personne que vous convoitiez, tout cela a eu un goût pénible d’imposture.

lundi 22 décembre 2014

S'amuser au collège : le Jeu de l'Autruche

Von dem Straussen - Autruche
Le Jeu de l'Autruche est un jeu rituel par lequel les élèves signifient au professeur leur respect craintif. L’exécution de cette cérémonie amusante est très simple : le professeur devra d’abord tourner le dos aux enfants au prétexte par exemple qu’il a quelque chose à écrire au tableau ; l’un des petits dira alors, de sa voix la plus innocente, « autruche » ; ses camarades et lui se précipiteront sous les tables dans un bref chahut de chaises, puis ils y resteront tapis. Ainsi, le professeur se retournera et constatera le calme puissant de la classe vidée des têtes des élèves. Les détails émouvants d’un pied ou d’une main dépassant de l’abri des tables, le souffle court des respirations des enfants, enjoindront le maître à la complicité. À son tour, il devra jouer son rôle.

Il est maintenant le maître du jeu : c’est lui qui décide de sa durée et de sa théâtralité. S’il fait ce qu’on attend de lui, il se raclera profondément la gorge, fera comme le grondement guttural d’un molosse avant l’attaque, puis il dirigera la clameur puissante de sa colère contre les tables-abri où les élèves se recroquevilleront sous l’impact de sa fureur sonore. Il tempêtera, il hurlera et honnira le comportement des enfants ; il (ou elle) fera comme le loup du conte qui souffle les maisons des trois petits cochons. Sous leurs tables exiguës, les petits trembleront en claquant des dents. Et le professeur fera les cent pas dans la classe, en promettant tous les plus terribles tourments à ces coquins. Au ras du sol, on pourra remarquer sous le pantalon trop court de l’enseignant ses chaussettes fantaisie qui montrent bien que tout cela n’est qu’un jeu. Dans le cas d’un professeur grincheux qui n’aimerait pas ce jeu, celui-ci devra faire semblant d’en rire et concéder la mort dans l’âme qu’avec le temps il a perdu le goût de jouer. 

À noter : dans certains collèges ruraux, ce jeu est nommé le Jeu de la Taupe. Le professeur dûment averti peut donc se munir d’un lourd maillet et se préparer à un joyeux défouloir.