dimanche 3 août 2014

L'heure de colle

Une heure de colle, tout le monde sait ce que c’est.
Qui peut encore ignorer, ayant accompli toute sa scolarité en France, ce que cette expression signifie ? Celui-là croit-il que le puni se trouve collé toute une heure à la super glu à une chaise ou encore au plafond comme dans une publicité de jadis ?
Pour lui, rappelons que l’heure de colle est en effet une punition imposée à un élève pris en faute : il lui est tout simplement demandé de se soumettre à une ou plusieurs heures de retenue au sein du collège, en plus des heures de travail de son emploi du temps, sanction dont le professeur fixera les modalités.
Soit l’enfant accomplira sa peine en salle de permanence, sous la surveillance d’un assistant d’éducation, soit il sera convié au sein d’une autre classe pendant un cours de son bien aimé professeur ou d’un de ses diligents collègues, soit encore le professeur l’invitera dans sa salle après les cours, pour un long tête à tête pendant la correction de ses copies.
Certains enseignants n’ont, semble-t-il, que cette menace à la bouche ; elle nage toujours au fond de leur gorge, elle passe en apnée sous leur langue, surgit, hors d’haleine, puis explose :
« Alexandre !!! Dites donc ! Vous commencez fort ! voulez-vous une heure de colle ?!! »
Mais à faire des promesses, il faut les tenir ! Et ce que beaucoup de nos lecteurs ignorent, c’est que l’enseignant qui donne une heure de colle se punit aussi lui-même. Il va en effet lui falloir trouver un créneau dans l’emploi du temps de l’élève, en début de journée ou en fin de journée, puis reporter la sanction dans les registres administratifs via le bureau des surveillants ou celui du CPE (Voir CPE). Il devra veiller à ce que l’enfant accomplisse sa peine, parfois en s’en chargeant lui-même, ainsi que nous l’avons déjà dit plus haut, en l’accueillant dans une autre classe. Or, les enfants collés sont parfois roués par nature — ils ont souvent été punis pour de bruyantes bêtises — ; aussi est-il délicat de les mettre en contact avec des classes qu’ils risquent de chahuter. C’est pourquoi certains enseignants n’hésitent pas à rester une heure supplémentaire en compagnie de leurs élèves collés : une heure de bénévolat donc, en présence des meilleurs éléments — où l’enseignant se sanctionne lui-même de n’avoir pas su mieux prévenir les comportements déplacés, une forme d’autoflagellation en quelque sorte. On imagine sans difficulté la culpabilité intrinsèque que cela implique ! Regardez-les, quand tous leurs collègues rentrent chez eux, prétexter le rangement de leur salle pour atténuer leur déplaisir à rester au collège plus longtemps.
M. Carabine, le prof d’anglais, se présente devant la salle de Mme Carensac : « Tu… Est-ce que tu peux m’emmener au RER, aujourd’hui ?
— Ah non, désolée, j’ai Alexandre Caillou et Jérémie Mormenceau en colle ce soir… Je ne sais pas ce qu’ils ont, ça fait trois fois que je les colle et ils ne se calment toujours pas… », se désole la jeune enseignante.
Derrière elle, les deux garnements ne quittent pas des yeux le bas de son dos.
« Mais… Tu n’as pas l’impression qu’ils le font un peu exprès ?, suggère M. Carabine.
— Ah bon ? Excuse-moi, non… Je ne vois pas qui peut aimer se prendre autant d’heures de colle… »
M. Carabine aurait envie de dire « pour une heure de colle avec toi, moi je serais prêt à faire quelques bêtises » mais il sent les oreilles tendues des élèves derrière sa collègue et il n’aimerait pas que ceux-ci répètent partout ses spirituelles tentatives de séduction.

Ainsi, parmi les élèves, l’heure de colle est-elle plus ou moins redoutée. On trouve par exemple une frange d’entre eux tout à fait insensible à la menace : ils ont déjà subi les retenues par dizaines et il leur est difficile de tenir le compte des heures dues ; une heure, deux heures de plus semblent une peccadille, et ils ont toujours, dans leur semaine, quelques moments privilégiés qu’ils vont ainsi passer gaiement à taquiner la nouvelle jolie surveillante ou le débonnaire Youssef, en compagnie d’autres habitués…
Mais il y a des heures de colle particulièrement redoutées : celles du mercredi et du vendredi après-midi. Au moment où l’enseignant remplit le carnet de correspondance de l’élève au chapitre « Retenues » et qu’il commence à y renseigner le volet date/heure/motif, observons un peu l’élève, voyons-le trépigner, se tortiller, supplier pour que la colle ne tombe pas un de ces jours tant redoutés : c’est tout bonnement drôle et merveilleux — un excellent petit spectacle.
Parmi les habitués de la retenue, on retrouvera souvent Ilan Oran le vendredi soir. Il y trouve un plaisir certain, d’autant que c’est le meilleur moment pour voir Mme Silvestri, l’autre CPE, la gentille, et de discuter un peu avec elle. Il l’intercepte dans le couloir entre la salle de permanence et son bureau pour lui confier ses difficultés, lui parler de ses deux grands frères qui le prennent pour souffre-douleur, et surtout de sa mère qui passe son temps à crier sur tout le monde. Il prend un ton un peu désabusé ; il se sent mature et apprécié. Il voit dans la salle de permanence d’autres garçons collés le regarder jalousement. Là, dans ce temps suspendu, dans le prolongement ouaté de la semaine de cours, sous les yeux bienveillants de Mme Silvestri, il se sent bien.
Trop souvent cependant, cette sanction sera vécue comme une injustice par les élèves. De fait, certains professeurs ont la sanction leste quand d’autres cultivent envers les élèves turbulents une méprisante apathie. Les enfants procèderont plaintivement au benchmark de leurs enseignants : « Mais, m’sieur Clarence, wesh, c’est n’importe nawak ! Mme Selifi, jamais elle m’aurait collé pour juste un coup de stylo sur le cahier de ma voisine !, s’emporte Dounia. Non mais vous, on voit trop que vous aimez pas les filles…
— Vas-y Dounia, prends pas la tête au prof !, intervient soudain Ilan. Lui, il met pas quatre heures de colle pour rien comme madame Chantôme ! On voit bien qu’tu l’as jamais eue madame Chantôme… Elle, c’était trop une folle des heures de colle.
— Mais j’m’en bats les couilles de Mme Chantôme !
— Attends ! Juste parce que tu bois une gorgée d’eau en classe, elle met trois heures de colle!…
— M’prends pas la t…
— Tu réponds une fois quand elle t’a pas interrogé ? Une heure de colle… Elle était trop ouf !
— Bon eh oh ! ça va maintenant ! », éructe enfin M. Clarence.

Ceux d’entre les gens qui n’ont jamais eu ces heures de retenue forment une caste à part dans la société française. Avec le talent des danseurs de claquettes, par un instinct et un flair remarquables, ils ont franchi les quatre années du collège, traversant les champs de mines de colle sans y perdre une seule heure. Chapeau bas, messieurs dames !

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