vendredi 22 août 2014

Portrait sonore d'un gymnase

Les néons du gymnase sont éteints. Dans la pénombre de la salle de gym, les agrès découpent d’étranges et complexes silhouettes : géométriques, alphabétiques, bossues, élancées — toute une populace frêle ou massive, figée comme autant de gardiens d’une discipline exigeante. Dans l’autre salle, plus spacieuse, les paniers de basket remontés sur leurs poulies font comme des insectes accroupis au plafond ; la vaste aire du gymnase est silencieuse. Dans les buts de handball, les filets pendent comme des chevelures de femmes alanguies.
Le matin surprend ces géants encore fourbus de la veille. Les professeurs d’éducation physique et sportive saluent d’un regard morne les salles et leurs êtres d’acier, de bois, de cordes et de cuir.
Dans sa petite loge éclairée par les clips matinaux de la télévision, le gardien grille sa quinzième cigarette, renifle et se frotte les mains ; il lape son café avec circonspection, sa tête oscille en rythme devant des chanteuses provocantes et des rappeurs arrogants. Il grimace et grogne un « bonjour » quand il entend crisser le linoléum sous les pieds du professeur d’EPS à côté de lui. Il lui tend la clé de la remise où s’entassent tapis, filets de volley et ballons.
Huit heures moins le quart, dans une grosse poignée de minutes, le gymnase résonnera des cris des enfants ; les agrès s’arc-bouteront sous leurs paumes et leurs abdominaux, se rebelleront parfois jusqu’à infliger la douleur à leurs utilisateurs.
Les néons craquent et brûlent d’une clarté jaune intermittente les dernières ombres du gymnase. L’un d’eux crépite encore d’indécision et, sous le regard appuyé du prof habitué à soutenir la peine courageuse des élèves, il finit par se ressaisir et par fournir l’effort demandé.

Dehors, dans la cour, les voix des enfants bignent les murs et les fenêtres, se perdent dans les ramures des marronniers. La sonnerie stridente interrompt un instant les jeux et les conversations. Devant le gymnase, deux classes, tiennent tant bien que mal leurs rangs. Ils ont sport dès huit heures dix ce matin. La classe de 5e fera du handball et celle de 3e, de la gymnastique. Les cinquièmes évitent déjà de croiser les regards des troisièmes car ils savent : dans quelques instants, ils partagent le même vestiaire. Caché au regard des professeurs, tout y peut survenir. On entend parfois un élève rugir « enculé ! », puis un petit glapissement bref surgit des profondeurs du vestiaire. Le professeur qui s’approche reflue aux cris d'orfraie indignés des élèves : « voyeur ! pédophile » !
Soudain, la voix puissante du professeur précipite les élèves hors de leur sanctuaire : « Allez, allez ! Dix minutes pour vous mettre en tenue ?! vous vous moquez de qui, oh ?! Allez, sortez d’là, bande de larves ! »
Les baskets crissent sur le sol plastifié de la salle. Les vantardises emplissent déjà de bruit les deux salles du gymnase ; dans la masse sonore, les voix des professeurs d’EPS, au souffle vibrant sur cordes d’airain, donnent des consignes et tentent de réguler les écarts de conduite.
Depuis l’arrière-salle surgissent soudain les balles de hand. Elles rebondissent partout dans un martèlement accéléré de percussions, roulent et vont se perdre sous les bancs, sur les côtés de la salle. Ce déversement sonore est accueilli par les cris de joie des enfants. L’espace du bâtiment résonne de leurs clameurs. Les filets des buts frémissent d’appréhension. Bientôt, les ballons claquent sur les murs, frappent les poteaux des buts à grand fracas. Et voici qu’un hurlement de douleur accompagne un bruit soudain de doigt qui craque.
De l’autre côté, dans la salle de gymnastique proprement dite, la poutre inflexible cogne les coccyx des acrobates qui poussent de petits cris de surprise, les barres parallèles se tordent en grinçant, frottent et brûlent les bras des costauds tandis que les passes d’une gymnaste de haut vol composent un rythme chaloupé sur les barres asymétriques. 
 À l’écart une bande d’élèves paresseux sautent et se vautrent d’aise dans le plastique moelleux d’un tas de matelas, véritable mille-feuille accueillant, oscillant, soufflant, étouffant des croassements de protestation contre ces malappris. Un élève juché sur cet échafaudage mouvant dérape, chute entre la pile de matelas et le mur, la tête en bas, on entend son beuglement assourdi : « la putain d’sa mère !!! ».
Coincé, il s’agite un temps, faisant frémir, froufrouter le monceau de matelas vengeurs qui lui susurrent « chut, chuuut… tout doux maintenant… » Les plaintes étouffées de l’enfant se perdent dans le vacarme de la salle. Il sombre dans l’oubli ouaté, dans l’interstice de silence qui se tapit sous les tapis, au milieu des quelques cadavres oubliés depuis des années.

Les classes et les activités s'enchaînent. Le tumulte emplit les deux hautes salles du gymnase comme une marée — un flux, un bref reflux, puis de nouveau le flux tapageur des enfants — les échos des précédents cours n'ont pas fini de mourir qu'une nouvelle vague d'élèves opprime l'espace de son bruit triomphant.
La journée éreinte les structures et les agrès du gymnase. Tout objets qu'ils sont, leurs nerfs ne résistent pas à  cet épuisement sonore et leurs membrures et leurs articulations sont douloureuses après toutes les manipulations brutales qu'ils ont subies. Quand le dernier enfant est sorti, les muets habitants de ces salles, enfin libérés de l’assourdissante activité, reprennent leur immobilité silencieuse et réparatrice. Le gardien vient éteindre la lumière — clic. En tous endroits alors, ces géants harassés assouplissent leurs articulations avec de petits craquements, soupirent, expirent des murmures que le brave homme, la main sur la poignée de la porte du gymnase, trouve lugubres.

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