lundi 19 octobre 2015

Les Coins réservés aux Enfers - 3 - Les usagers du métropolitain



« Cela a-t-il suffit à te consoler du tourment qui t’est destiné, ou veux-tu voir autre chose ? », m’a demandé le Psychopompe.
J’ai pris le temps de réfléchir puis j’ai demandé :
« Vous avez des managers ?
    Oh, ils sont pratiquement tous ici ! 
    Que faites-vous des managers qui font l’apologie de la volonté, qui disent aux autres "quand on veut on peut ?", ceux qui écrasent les employés et les chômeurs de leur arrogance de privilégiés ?...
    Dis donc, c’est très orienté comme question !
    Oui, ou non ?
    Je… Oui… Mais c’est un spectacle tout à fait pénible… Te voilà prévenu ! »
Nous sommes dons sortis des Bibliothèques et Médiathèques municipales des Enfers.

Plus loin, sur l’esplanade, mon guide avisa une bouche de métro et m’entraîna à sa suite dans la station "BME" (les acronymes sont une spécialité infernale). Je fus amusé de constater que, même sous terre, il y avait un moyen de transport sous-terrain − que sous les bas cieux d’une grotte, on creusait d’autres galeries.
Les tunnels de la station baignaient dans une lumière agréable et, parvenu aux portillons d’accès, je vis le sévère châtiment de ceux qui ont trop fraudé : leurs corps étaient pliés d'une façon ridicule pour  former des tourniquets humains, et de cruels démons leur faisaient faire des galipettes en se moquant d’eux. Certains fraudeurs hurlaient comme dans un manège, mais avec une conviction qui faisait dresser les poils dans la nuque. J’ai froncé les sourcils car ce me semblait une épreuve bien pénible pour une infraction à la morale qui n’était tout de même pas si grave. Le psychopompe m’expliqua qu’ils devaient tourner autant de jours que de voyages non payés.
Mon sens moral a été piqué. J’ai cherché à plaider une réduction de peine pour ces braves gens, dont la plupart n’avaient peut-être pas les moyens, à cause de la société, de s’affranchir du tarif – Diable ! je devais, moi-même, quelques jours aux tourniquets infernaux !
Mon accompagnateur m’écouta, docile. Puis il me dit qu’il n’avait aucun pouvoir de décision concernant ces gens-là. Il me rassura gaiement : quelques jours de tourniquet n’étaient rien au regard des supplices éternels ! Sa légèreté de ton fit plonger mon cœur bien bas dans mon ventre. La sueur me vint au cou et aux mains.
J’ai demandé s’il fallait que je paye mon ticket, pour le métro des Enfers. Non, ce n’était pas la peine… « La gratuité des transports est essentielle à une société juste ! et les Enfers sont une société tout à fait juste !, se vanta mon guide en criant par-dessus les hurlements des hommes cloués aux tourniquets.
  Eh bien, c’est gratuit ici et vous saquez ceux qui ont fraudé là-haut ! Superbe hypocrisie !
  Hahaha ! Mais dis-donc, t’es un marrant, toi !, fit le Psychopompe en m’envoyant une claque brutale dans le dos, qui me coupa le souffle. Comment tu t’appelles, déjà ? Louis… ?
  Rheu… Et vous, je … ! Puis-je vous appeler par un prénom ?!
  Tu n’as qu’à m’appeler Anatole !
  Ah bon ?!
  Y avait un gars qui m’avait fait marrer comme toi ! et il m’avait raconté qu’il appelait son âne Anatole !
Il forçait sa voix.
  Et donc, vous voulez que je vous appelle comme l’âne de ce type ?!
  Voilà !
  Ça ne vous dérange pas ?!
  Je suis un mec simple ! Ce qui me fait rire me convient ! L’âne Anatole, c’est marrant ! »
Une femme tourniquait en poussant des cris suraigus ; Anatole l’arrêta d’un coup en la saisissant par les cheveux. La tête partit en arrière dans un angle impossible avec un gargouillement atroce.
« Oh pardon…, dit Anatole. Mais fais moins de bruit s’il-te-plaît : je discute avec quelqu’un. »
Il remit en place la tête de la dame. Elle était emplie de sang à cause de la force centrifuge et les yeux lui sortaient de la tête. La malheureuse trouva la force de dire : « excusez-moi, Anatole. »
Je dis à cette femme : « Tenez bon, madame, oh… je vous plains… Mais vous verrez, vous serez bien soulagée quand ce sera fini.
  C’est mon premier jour, et il m’en reste trente-cinq, a-t-elle pleurniché.
  Allons, allons… », l’a interrompue Anatole et il l’a relancée dans ses atroces cabrioles.
Un pincement d’émotion m’a arraché une larme. Anatole m’a dit : « on ne va pas traîner ici, quand même… Je te rappelle que tu veux voir les managers ! »
J’ai donc choisi le tourniquet dont le supplicié me paraissait le plus résistant — le type serrait les dents et grognait comme un vrai héros de film américain — et je l’ai franchi tant bien que mal.

Passé les portillons, les souterrains du métro étaient splendides : leur voûte en cintre gothique, les nombreuses colonnades peintes en couleurs vives et les lanternes hexagonales produisaient une impression de mystère très agréable. Dans ce labyrinthe, certains des usagers couraient de toute la force de leurs jambes — ceux-là portaient sur leurs épaules de petits démons à becs d’aigle qui leur tiraient les cheveux et leurs griffaient le front en disant : « Ah làlà ! plus vite ! plus vite ! tu vas encore le rater ! »
« Tu trouveras beaucoup de Parisiens dans cette amusante occupation…, me dit Anatole. Ce tourment est réservé à ceux qui couraient après le métro pour s’économiser trois minutes d’attente ; ô vanité ! Et ils pensaient gagner du temps !
  Mais enfin, beaucoup d’entre eux ne sont pas responsables de leur comportement ! Je le sais bien moi-même. C’est en voyant d’autres personnes courir dans le métro qu’ils ont été contaminés par cette manie…
  Aux Enfers, nous rappelons à chacun qu’il est responsable de ce qu’il fut et de ce qu’il fit là-haut…
  Hum… »
J’aurais aimé lui objecter la psychanalyse, certaines théories freudiennes sur les conséquences de l’éducation et de la société, la relativité de la responsabilité individuelle... Mais, dans ce contexte, bousculé par de pauvres parisiens pressés, éperonnés par les démons juchés sur leurs épaules, cela me parut trop absurde.
 
Station de métro - Stockholm
Nous parvînmes au quai, bondé de voyageurs. Je me rendis compte que beaucoup de morts ont un usage quotidien de ces transports pour se diriger vers leurs prochaines tortures ou, plus banalement, pour rendre visite à leur famille, à des amis… et je commençais tout juste à entrevoir que ces Enfers étaient une société fonctionnelle où l’on pouvait mener, au quotidien, une vie changeante, divertissante, instructive et utile – même si la plupart du temps était allouée à diverses punitions.
Des écrans digitaux indiquaient le temps d’attente du métro, ils indiquaient en clignotant irrégulièrement : ∞ min. De nombreuses personnes ne parvenaient pas à détacher leurs yeux de cet affichage narquois.
Je n’eus pas le temps de me demander si j’allais rester un temps infini à attendre le train. Il s’annonça en sifflant dans le tunnel et il fit son entrée soufflant, grinçant, puis un signal électronique précéda l’ouverture des portes. La rame vomit des passagers et engloutit une nouvelle cargaison.
« Joue des coudes. », me dit Anatole.
Entrer dans le wagon me parut aussi difficile que d’essayer de traverser une mêlée de rugby entre les deux équipes rivales, juste au moment où celles-ci se percutent. Mais je fus bousculé, projeté vers l’intérieur, par un groupe de Parisiens pressés par leurs démons hurlant : « ça passe ! ça passe ! »
Les portes se refermèrent en claquant sur l’un de ces drôles d’attelages, elles le maintinrent bien fort tandis que le métro repartait ; l’homme cria tout le long du trajet jusqu’à la station suivante, se faisant rogner bouts après bouts par des saillies du tunnel la partie du corps restée exposée hors du train.
Dans le wagon lui-même, j’ai été étonné de voir des personnes servir de sièges et de strapontins aux passagers. Qui étaient-ils ? Qu’avaient-ils fait pour mériter cela ?
« Tu vois ? Eux, ils étaient contrôleurs. Certains étaient fiers, d’autres en avaient honte. Ici, on leur a trouvé une bonne utilité. », dit Anatole.

dimanche 11 octobre 2015

Les Coins réservés aux Enfers - 2 - Les Bibliothécaires misanthropes



« Que veux-tu voir ?, me disait le Psychopompe.
    Je voudrais voir ce qui arrive aux bibliothécaires qui méprisent les usagers de leurs bibliothèques.
    Ah ?
    Oui, je veux savoir s’ils ont droit à un truc spécial… »
(J’avais, la veille, été fraîchement reçu par une de ces personnes alors que je venais faire découvrir à un petit groupe d’élèves le merveilleux bâtiment culturel qui se trouvait à quelques pas de chez eux. On m’avait dit devant ces joyeux enfants : « peut-être que certains pourraient rester à l’extérieur, vu qu’il fait beau… » J’étais donc passablement remonté contre ce genre de gardien de l’ordre du Temple de la Culture...)
Mon guide eut un sourire complice. Il me saisit le bras et m’expulsa du lieu de mon dernier supplice. Je jetai un dernier regard à l’austère pavillon en réprimant un frisson. Je me sentis entraîné dans une course soudaine. Le quartier où nous nous trouvions devint brusquement flou sous l’effet de l’accélération, puis, lorsque nous avons ralenti, le décor a repris sa netteté monstrueuse. Je me sentis étouffer sous le poids de l’apparition : nous faisions face à un gigantesque bâtiment de béton gris et de verre qui s’étendait et s’étageait comme une seule grande ville. Au-dessus d’une porte en verre grande comme dix de nos portes de hall d’accueil était écrit :
Bibliothèques
Médiathèques
municipales
 
Salle de torture vide
« Entre », m’encouragea le Psychopompe.
J’eus bien du mal à pousser le grand battant de verre. Quand enfin la structure s’ébranla, les gonds de la porte se mirent à grincer effroyablement, dans un staccato de plaintes métalliques qui résonnèrent partout dans le hall des Bibliothèques et Médiathèques municipales. Dans mon dos accoururent de puissants vents glacés qui s’engouffrèrent en hurlant dans le hall.
« Ah ! Oh non ! Pas la porte ! Oh mon Dieu ! Pitié ! », firent les quelques employés municipaux qui se trouvaient là.
Les bourrasques de vent s’en furent courir parmi toutes les étagères et le souffle empoigna des magazines qui s’y trouvaient pour les emporter dans l’espace, les faire voler en tous sens et les déchirer sous le nez des fonctionnaires consternés.
Mon regard parcourut la scène. On retrouvait tout le décor d’une Bibliothèque, en bien plus austère et bizarre : un grand enclos rectangulaire où se tenaient des dizaines d’agents d’accueil ; quelques fauteuils pour attendre en lisant ; une foule de rayonnages qui grimpaient jusqu’au plafond et, presque absurde ici, une machine à sandwiches.
Dans ce froid décor, des démons couraient en tous sens, faisant un gai tapage. Un bruit de cour de récréation amplifié plus d’une centaine de fois. Les infernales bestioles grimpaient dans les étagères, sur les meubles, sur les fauteuils comme une bande gouailleuse de macaques. Ils tiraillaient les hommes et les femmes qui se trouvaient là et qui semblaient n’avoir pas dormi depuis une éternité. Les morts étaient mornes ; les démons débordaient de vie.
En m’approchant du grand îlot central formé par le bureau d’accueil, je constatai que les chaises qu’on y avait installées étaient garnies d’épines et que les employés ne s’y abandonnaient que dans la plus extrême fatigue. Ils se relevaient en glapissant, des larmes roulant depuis leurs yeux épuisés. Aussitôt, ils étaient assaillis de questions par des démons aux voix agressives et stridentes :
« Avez-vous le dernier Marc Levy ? »
« Je ne trouve pas le recueil des sketches de Raymond Devos ! »
« Voilà, je cherche la saga de Stephenie Meyer, l’histoire de vampires, vous avez rangé ça où ?… »
Les morts chargés de l’accueil ne pouvaient pas s’empêcher, semble-t-il, de prendre leur travail au sérieux. Le front creusé de souci, les yeux exorbités par le stress, ils tentaient de satisfaire la perpétuelle clientèle, comme si leur zèle pouvait les rédimer − ou peut-être était-ce une volonté de bien faire, enfin, leur métier ? C’était en tout cas la seule énergie qui animait ces corps falots. Les cris des clients démoniaques les faisaient tressaillir comme sous une décharge d’électrochocs. Ils répondaient dans un soupir douloureux et se voyaient aussitôt reprocher :  
« Je ne comprends rien de ce que vous me dites ! Je ne vais pas vous apprendre votre métier, quand même ? »
Pendant ce temps, tout autour de moi des bibliothécaires s’activaient en gémissant, tentaient de ranger dans le sillage ravageur des démons. Ces créatures, chimères de singes croisés avec d’horribles oiseaux, escaladaient gracieusement les rayonnages jusqu’à des altitudes vertigineuses. Ils en tiraient des paquets de livres et les renversaient avec des chants de joie trompeteurs. Les livres écornés jonchaient le sol. Les pauvres suppliciés criaient « oh non ! ». Ils apportaient d’immenses échelles et les posaient contre les étagères, puis ils entreprenaient de monter sur ces escabeaux étroits mais longs comme des avenues, qui se perdaient dans les ténèbres du plafond et ployaient comme des roseaux, pour tenter de remettre en place les volumes dérangés par les coquins démons.
Dans les rayons de CDs et de films, ces vilaines bêtes s’amusaient à échanger les disques entre les boîtes, à en rayer les surfaces de leurs griffes acérés tandis que le personnel implorait : « Non… S’il vous plaît… »
Dans le coin lecture, des petits monstres voraces déchiraient, grignotaient les livres en plantant leurs griffes dans les fauteuils. Une jeune bibliothécaire se tenait là, se rongeait les ongles, suppliait « s’il-vous plaît, arrêtez… », et elle s’arrachait des touffes de cheveux.
De temps à autre, un nouveau démon entrait en poussant la grande porte de verre qui grinçait abominablement. Et accouraient de nouveaux vents de froid mordant qui arrachaient les livres aux rayonnages et faisaient des pluies de papier.
Tout autour de la machine à sandwiches, les démons s’activaient et se servaient, ils faisaient : « Roh roh ! Miam ! Aaaaah miiiaaam ! »
La machine elle-même produisait un son très désagréable que je me mis seulement à distinguer dans le boucan général, un ronronnement sifflant dont la fréquence étreignait la poitrine d’une angoisse incontrôlable.
Des démons tambourinaient sur la vitre de plexiglass, puis filaient se plaindre à un agent d’accueil désespéré :
« Votre machine, elle ne marche pas ! Mon sandwich est resté coincé ! »

Mon guide me dit : « Tu veux visiter les autres pièces des Bibliothèques et Médiathèques municipales ? Je te préviens : elles se ressemblent beaucoup. »
Je me sentais triste pour toutes ces personnes brutalisées jusqu’à la fin des temps, mais aussi satisfait d’imaginer que ma bibliothécaire de la veille ne l’emporterait pas au paradis.
Je dis : « Oh, cela me suffit... Merci. 
    Ça te plaît ?
    C’est très intéressant. Ils ont l’air de croire à l’absolue importance de leur tâche.
    Ils sont adorables, fit le Psychopompe. Dis… Maintenant qu’on est en train, tu veux voir autre chose ?
    Hum… »
J’ai pris le temps de réfléchir puis j’ai demandé :
« Vous avez des managers ?
    Oh, ils sont pratiquement tous ici ! »

samedi 10 octobre 2015

Les Coins réservés aux Enfers - 1 - Le Coin réservé pour Louis Butin


Le Coin réservé aux Enfers pour votre serviteur

Je m’étais couché de bonne humeur et je ne savais pas si j’étais en train de dormir ou si je somnolais. Une idée éclairait ma nuit.
L’appartement était silencieux. Dans sa chambre, ma fille se pelotonnait contre ses doudous et, auprès de moi, mon épouse était plongée dans un sommeil immobile. Dans l’obscurité, mon idée dégageait comme une lanterne sourde un coin de jour, à courte portée.
Et donc, allongé sur le côté, je contemplais dans cette lumière bizarre un bout de mon oreiller et, derrière celui-ci, la surface plane du lit qui me séparait de ma femme.
Se forma alors sous mes yeux une ouverture verticale, un puits dont l’ellipse noire de la taille d’un poing approfondissait le drap de dessus. En approchant mes doigts de ce petit gouffre, je remarquai une fraîcheur inattendue. Je tendis le cou et, alors que j’amenais mon regard sur ce vide tout rond, je découvris une volée de marches qui descendait en colimaçon. De mon regard à mes pieds se fit un échange naturel et spontané ; et me voilà en train de descendre, comme un idiot fasciné, par ce chemin douteux.

J’avais froid et j’étais trempé jusqu’aux os, la descente me donnait le tournis. Dans mon corps se succédaient frissons et nausée ; un profond malaise étreignait mon cœur. Je débouchai soudain sur une vision de cauchemar.
Il y avait sur toutes choses un voile trompeusement doux et liquide.
De loin en loin, la roche polie, rompue, éclatée, travaillée par les éléments, lançait des reflets d’améthyste, de sombre émeraude, de gypse pâle ou de perle grise.
Une plaine, en pente légère, s’étirait sous une voûte de roche sombre, imprécise et scintillante ; à ces cieux lourds et puissants glissaient des lueurs vertes, rouges ou mauves, comme des vagues accourant des territoires profonds.
D’épaisses colonnes montaient de toute la vallée et de tout le paysage plus lointain pour soutenir le plafond de pierre ; ces colonnes torses étaient de fumée, d’eau laiteuse, de feu, ou de pierres précieuses, naissant et mourant, croissant et retombant, s’enroulant sur elles-mêmes et s’étiolant en tornade plaintive. Je distinguais entre ces impressionnants piliers des villes monstrueuses entourées de canaux luisants d’une eau pâle et irisée ; il y avait aussi des forêts sombres, d’immenses palais prétentieux, des lacs de feu, des jardins botaniques grotesques…
On pouvait entendre le grondement de la terre, l’écoulement de la lave, le crépitement du feu, le sifflement du vent, le chant doux de l’eau ; et tous ces sons me parvinrent avec acuité, sans se confondre, puis s’amalgamèrent dans le creuset hélicoïdal de ma cochlée, épuisant mes nerfs, et refluant, me laissant terrassé par un tremblement primitif, allongé sur le sol des Enfers.
Quand je me retournai pour voir d’où j’étais venu, je constatai une paroi verticale percée d’innombrables escaliers par lesquels des cohortes tranquilles d’êtres humains descendaient — leur démarche résignée, lourde d’une tristesse presque cérémonieuse m’éprouva encore davantage que l’effrayant spectacle des Enfers.
« Putain, t’es qui, toi ? »
La voix m’a fait sursauter et, quand je me suis retourné, j’ai découvert mon guide. En grec, on dit « psychopompe », ce qui veut dire le « guide des âmes ». Suivant les mythologies ou les religions, il porte des noms différents, mais son rôle, en général, est de venir nous chercher pour nous emmener, au-delà de la mort, vers notre dernière destination.
« J’me répéterai pas deux fois… T’es qui, putain ?… »
Je n’ai pas répondu « Je suis Louis Butin » car j’ai eu peur qu’il ne soit dur d’oreille et qu’il croie que moi aussi je dis « putain ». Je me suis tenu sur la réserve. Il m’a pris par le bras et il m’a dit :
« Monsieur se prend pour un poète et descend aux Enfers pour obtenir une visite guidée ? »
De la main qui ne m’immobilisait pas le bras, il a découpé la calotte de mon crâne, il a plongé son doigt dans ma cervelle − brrr ! quel atroce souvenir −, l’a retiré puis l’a goûté. Et il a dit :
« Et pas des plus fameux non plus… »
J’imagine, en effet, que le psychopompe a fréquenté des poètes d’une autre trempe que la mienne.
« Tu veux voir ce qui attend les types comme toi ?, m’a-t-il dit.
    C’est bien aimable, mais je crois que je vais rentrer maintenant… Mon idée n’était peut-être pas si bonne que ça, ai-je tenté.
    Allons, allons… Maintenant que t’es là… »

Et, toujours bien cramponné à mon bras, il m’a entraîné vers un genre de poste de douane où attendaient tristement toutes les âmes des morts.
« Il est avec moi… », a-t-il dit aux âmes des douaniers restés douaniers en Enfer pour tamponner jusqu’à la fin des temps des passeports inexistants.
Nous sommes passés de l’autre côté. Mon guide s’est tourné vers moi et m’a dit : « tu écris les Enfers ou l’Enfer ? » Je ne savais pas ce qu’il fallait répondre. Il a eu un sourire ironique, énigmatique.
Derrière lui se déversait en silence sur les terres de… des Enfers… la foule des morts.
En quelques jaillissements soudains, la cité apparut dans toute son odieuse splendeur.
Tous édifices humains se recouvraient les uns les autres : des parcelles de confort ou de tourment, de beauté ou de laideur, d’hommage ou de satire, d’esprit pratique ou d’incohérence, et cet inouï fatras s’ornait d’obliques symboles qu’on avait à peine le temps de repérer. Puis, quand on s’avança dans l’extraordinaire canyon urbain tout peinturluré de fête, de luxe et de vice, des milliers d’esprits lâchèrent sur nous une pluie de cotillons ; ils acclamaient les nouveaux décédés, souhaitaient la bienvenue, consolaient.
Une douloureuse mélancolie saisit mon cœur : ces tourbillons hystériques se dissolvaient dans la solennité d’un rêve inquiet.
Dans ma sidération, je voyais des proches se tomber dans les bras — retrouvailles dans le monde profond, évocation de jours enfuis, nostalgie d’une enfance de l’homme qu’on ne retrouvera jamais, plus jamais.
« Poète de mes deux…, ricana mon guide. Allons… Viens par ici. »
D'après Joos de Momper - Tour de Babel (XVIIe siècle)

Il ouvrit la porte d’un pavillon résidentiel de plain-pied, d’un modèle parfaitement banal. La porte était blanche, agrémentée d’une fenêtre en demi-lune. À l’intérieur, je n’ai visité qu’une seule pièce : un bureau sans charme dont le seul agrément était une bibliothèque garnie.
 Et dans ce bureau je me suis vu, assis, voûté. Mon visage était défait ; il n’y avait plus que mon nez qui se tînt encore debout dans cette déconfiture.
J’avais à la main un stylo plume luxueux, trop gros et trop lourd, au bec de plume en or, prétentieux comme un cigare de havane. La phalange de mon index était déformée par la bosse de l’écriture. Hélas, moi qui repose habituellement mes mains sur les claviers des ordinateurs, j’étais condamné au papier et au stylographe !
J’ai tourné une figure anxieuse vers le psychopompe, il m’a incité du menton à mieux regarder mon châtiment.
Louis Butin, mort, continuait d’écrire. Cette idée aurait dû me plaire, mais tout dans l’individu qui se tenait devant moi et qui me représentait dégageait un sentiment d’échec… Il griffonnait douloureusement, reposant quelques instants l’outil de son supplice pour couvrir ses oreilles. Alors, en cherchant à entendre, j’ai commencé à les distinguer.
Les voix.
Sortaient-elles des livres de la bibliothèque ? Sortaient-elles de la bouche même de ce pauvre Louis Butin ? Elles arrivaient de partout et produisaient une impression pénible, une nausée exaspérante.
Elles disaient : « Pourquoi racontes-tu ces histoires ? Que cherches-tu à dire ? Personne ne s’intéresse à ce que tu fais… Veux-tu prouver quelque chose ? Tu es comme ces enfants qui vont brandir leur rédaction devant leur professeur, tout pleins de confiance… Mais en quelques remarques, il révèle leur médiocrité et ils s’en retournent penauds. Mais ils s’acharnent encore, ils enfilent les mots. Ils savent que c’est mauvais, qu’il manque toujours quelque chose, et pourtant ils gardent le secret espoir qu’un jour le maître dira c’est bien, tu as fait de vrais progrès. »
Elles disaient : « Encore une nouvelle histoire ? Qu’as-tu fait de la précédente ? A-t-elle été réussie ? Vraiment réussie ? Y a-t-il quelqu’un qui l’ait remarquée ? »
Elles disaient : « Ce récit, un véritable écrivain en aurait tiré bien davantage… »
Et Louis Butin, la bouche pincée, lâchait le stylo et se bouchait les oreilles. Des larmes coulaient de ses yeux délavés. Il se tirait les poils du visage et reprenait son labeur d’écriture.
Et elles disaient : « […] »
Alors je dis, criant à pleine voix pour couvrir l’éreintant supplice : « Mais je n’ai rien fait pour mériter ça ! En quoi je mérite un pareil châtiment ? Sisyphe, lui, il l’a bien cherché ! Mais… moi !
    Tu cites Sisyphe en te croyant malin et après tu t’étonnes que nous te réservions ce genre de calvaire… Tu as encore beaucoup à apprendre sur ta vanité.
    Laissez-moi tranquille. J’écris par distraction, pour le plaisir de l’imagination, pas par orgueil ! N’est-ce pas ?...
    Allons, allons, mon p’tit, tu es venu ici de ton plein gré. Ne nous reproche pas ce que tu aimes t’infliger à toi-même, me dit le psychopompe en plongeant son regard aimable dans le mien.
    C’est injuste.
    Oh ! Il y a bien pire ! Je peux te montrer. Cela devrait te remonter le moral, en attendant que tu descendes ici pour de bon.
    Je veux bien, ai-je soupiré.
    Que veux-tu voir ?
Je voudrais voir ce qui arrive aux bibliothécaires qui méprisent les usagers de leurs bibliothèques. »