dimanche 19 juillet 2015

Les Contes de Bibi-Gol - 4 - La Malédiction des sodas - Seconde et dernière partie


« Quelle horreur, quel cauchemar… »
Edris se troubla. Il n’aimait pas beaucoup le mollah qui venait de trépasser tout près de lui, mais les scènes de violence et la mort le révulsaient plus encore. Javad et lui trouvèrent un pas de porte où se blottir et ils tombèrent assis, sanglotant d’effroi dans les bras l’un de l’autre.
Profitant d’une percée dans la foule, Javad tira Edris hors de la scène de crime, vers l’avenue.
Javad dit à Edris : « moi aussi, comme le mollah, j’ai eu envie de dire la vérité une fois que j’ai bu pour me désaltérer…
      Et moi, je n’ai pas eu le temps de boire…, dit Edris. Oh, comme j’ai soif…
      Je t’en prie, retiens-toi.
      Comme si l’on pouvait se retenir de boire !, s’emporta Edris.
      Mon ami, tu l’as constaté, la vérité emporte les langues ! C’est le genre de révolution qui ne laissera pas de survivants, dit, amer, Javad.
      Il faut que je retrouve mon oncle, c’est un grand magicien… Il pourra peut-être nous aider.
      Un magicien ? Si tu crois que quelqu’un peut tirer son épingle d’une telle catastrophe… Mais pour l’heure, il vaudrait mieux se mettre à l’abri…
      Allons chez moi. Prenons un taxi. », proposa Edris.
Ce qu’ils firent ; le meydân était tout jaune d’une foule de taxis en attente de clients.
Depuis la voiture qui les emmenait chez Edris, ils assistèrent à d’autres scènes édifiantes dont une qui vaut la peine d’être mentionnée et qui fit d’ailleurs ralentir le taxi afin de mieux profiter du spectacle : un commerçant s’était soudain retrouvé dans l’avènement de sincérité provoqué par les boissons gazeuses et il se faisait prendre à partie par d’autres marchands. Ils le tenaient au collet et lui frottaient les joues et les cheveux, en le traitant d’infâme menteur ! Mais il s’acharnait à dire la vérité sur son commerce d’importation, ses petits arrangements avec les autres commerçants et les autorités, il décrivait la belle escroquerie en bande organisée… « Menteur ! Menteur ! », hurlaient les marchands offensés. Le taxi redémarra quand cette foule eut fini par bâillonner l’embarrassant collègue.
Pris dans des embouteillages, le chauffeur de taxi ouvrit une glacière qui était lovée contre son siège passager et en tira une limonade.
« Je vous déconseille de boire cela… », fit Javad.
Le chauffeur jeta un œil dans son rétroviseur au jeune homme, émit un rire bref et décapsula sa canette en disant :
« Merci de vous préoccuper de ma santé à ma place ! »
Puis il but quelques gorgées.
Ensuite, comme on peut s’y attendre, il se mit à parler continument. Il dit toutes sortes de vérités peu intéressantes, du genre :
« J’ai mal au dos, c’est de rester assis toute la journée, ça doit être ça. »
« C’est long, les embouteillages… »
« Ma femme me dit que j’ai pris trop de poids, ces derniers temps. Pourquoi est-ce qu’elle se permet de critiquer mon poids ? Et d’ailleurs, elle s’intéresse au poids de tout le monde, par exemple quand elle regarde la télé […] »
« Il y a des gens qui se laissent doubler et d’autres qui ne supportent pas ça. »
« Je ne vous ai pas dit qu’en plus d’avoir des douleurs dans le dos, en plus j’ai vraiment mal aux fesses… »
Etc.
Javad fit d’ailleurs une remarque sur le manque d’intérêt de la conversation du chauffeur.
Lequel les déposa enfin et leur dit :
« Voilà, ça fait environ quatre-vingt-dix tomans. En temps normal, je vous en aurais demandé deux cent parce que monsieur a l’air de bien gagner sa vie… mais je ne sais pas ce que j’ai… ma bouche parle à ma place... »
Edris faillit lui donner cent cinquante tomans pour le récompenser de son honnêteté, mais une pensée chasse l’autre et il se contenta des quatre-vingt-dix — un billet de cinquante mille rials et deux autres de vingt mille.

Dans la sécurité de l’appartement d’Edris, on put faire le bilan de la journée. Ils conclurent de leurs observations que seules quelques personnes s’étaient mises à dire la vérité, qu’elles avaient été prises de cette ardeur après avoir bu certaines boissons. Y avait-il donc des boissons qui ne provoquaient pas cet effet ? Edris avait si soif… Le chauffeur du taxi avait bu une limonade… Javad avait bu un cola… Qu’avait pu boire le mollah ? Edris ouvrit son réfrigérateur et en sortit une bouteille d’eau. Courageusement, il en but une gorgée. Cela faisait tant de bien à son gosier desséché !
« Demande-moi quelque chose que je pourrais vouloir cacher, fit-il à Javad.
                    Comment gagnes-tu ta vie ? Depuis deux mois que je te connais, je ne t’ai jamais vu travailler…, dit l’étudiant.
                    Bien… J’ai l’impression que l’eau ne me force pas à dire la vérité… », sourit Edris.
Ensuite, Edris chercha à joindre son oncle au téléphone, mais celui-ci ne décrochait pas. De surcroît, son répondeur disait : « Je ne suis là pour personne. »
Le soir, aux informations, on ne parla que de cette vague de diseurs de vérités. Des dignitaires religieux dissertèrent en direct sur les causes de ce qu’ils appelaient non pas « vérités », mais « épanchements de fermentations nauséabondes », « ivresses provocatrices ». L’un d’entre eux accusait ouvertement l’occident d’avoir drogué d’une façon ou d’une autre les fauteurs de trouble, un autre prétendait que c’était l’œuvre de Satan qui ciblait en personne les hommes les plus justes et les plus pieux pour les déchoir. L’auteur de ces mots était un ami du mollah Ali Reza ; il était visiblement ému par la mort de son confrère.
Le présentateur reprit la parole, solennel, pour égrener une liste d’événements inquiétants. Dans la capitale et dans de nombreuses villes, des personnes mises en colère par ces provocations avaient saccagé des boutiques, des lieux publics, avaient lynché des provocateurs. D’innombrables faits-divers, parfois sordides, avaient eu lieu quand des secrets amoureux, familiaux ou professionnels avaient été révélés par des bouches brûlant de dire les secrets. Le journaliste enjoignit les téléspectateurs à se barricader chez eux et à voir le moins de personnes possibles.

Javad dormit chez son nouvel ami. Ils firent chambre à part, par pudeur. Ils dormirent mal, car, provenant de la ville, on entendait la rumeur de violentes émeutes. De plus, Edris songeait avec une grande angoisse que Javad n’était pas le seul dépositaire du secret de ses penchants amoureux.
Le lendemain matin, le jeune étudiant confia à Edris qu’il se sentait beaucoup mieux, c’est-à-dire qu’il ne ressentait plus le besoin urgent de dire la vérité. Ils en eurent un fou-rire nerveux.
Edris servit le petit-déjeuner. Javad fureta dans le frigo et en sortit machinalement une canette qu’il décapsula.
« Si tôt le matin, tu veux boire ce genre de truc ?, fit Edris.
      Oui, tiens, je ne sais pas pourquoi j’ai pris cette orangeade… »
L’étudiant déposa la canette ouverte sur le bord de la table.
Une mouche vint alors se poser sur celle-ci et commença à absorber, avec sa trompe, le jus sucré qui emplissait la petite gouttière. Elle se mit alors à voleter de-ci de-là puis s’en fut trompéter dans l’oreille d’Edris… mais ici il y a plusieurs versions concurrentes, selon les conteurs, sur ce que dit la mouche à Edris…
Selon la plus répandue, la mouche dit : « Bzzz… Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohammed est son prophète. »
Une autre version, ironique, fait dire à la mouche : « Bzzz… Il n’est de Dieu que Dieu et Je suis son prophète. »
La version la plus déprimante de ce conte lui fait dire : « Bzzz… Il n’y a pas de Dieu, je suis le seul prophète de la mort. »
Il en existe d’autres, mais je ne les ai pas toutes recensées.
En tous les cas, Edris fut très surpris et il désigna la canette de soda :
« Ainsi donc, c’est ce genre de boisson qui force ceux qui l’ingurgitent à parler un langage de vérité. »


Edris ne fut pas le seul à parvenir à cette déduction. Les personnes les plus perspicaces trouvèrent rapidement la cause de ces excès de vérité. Certains en tirèrent parti pour leur compte personnel, soit qu’ils fissent semblant d’être sous l’emprise du sortilège afin de mieux faire passer leurs mensonges les plus indigestes, soit qu’ils se servissent sur d’autres du pouvoir révélateur des sodas afin de soutirer les informations autrement inaccessibles.

Puis tout le monde sut la cause. La société ne s’en trouva pas mieux pour autant.
Les plus idiots des hommes se pavanèrent à boire des sodas pour montrer qu’ils n’avaient rien à cacher et prouver leur parfaite probité, de sorte qu’ils exhibèrent leur vacuité stupide par grands bavardages ineptes et sans intérêt.
Et, quand l’Etat eut acquis le contrôle de ces brusques surgissements de vérité, il fit un usage notable du soda en matière d’interrogatoires et de procès. Le corps judiciaire, le contre-espionnage et le corps religieux se mirent alors à vanter les vertus du soda, qu’ils présentèrent désormais comme des breuvages enchantés selon la volonté d’Allah.

Dans le langage courant, on se prit à ne plus jurer sur le Coran, mais plutôt sur les sodas, car c’était bien plus sûr. Quand l’affaire était sérieuse, on demandait à sortir une canette de boisson sucrée, puis l’homme dont la sincérité était mise en question pinçait la languette de la capsule entre ses doigts et jurait qu’il disait la vérité. Si la foule autour de lui refusait de se laisser convaincre, le type se faisait un devoir de boire quelques gorgées avant de pouvoir enfin prouver sa bonne foi. C’était une cérémonie parfois amusante mais souvent tragique car ceux dont la parole était mise en doute se mettaient dans tous leurs états, suaient à grande eau, rugissaient leur désarroi. Plus grandiloquentes étaient leurs dénégations, plus désespérée, plus humiliante était la confession sous l’effet du soda : nul ne pouvait désormais se soustraire à la vérité. La seule issue était la pitié de l’auditoire, le menteur était alors laissé à ses mensonges, la foule haussait les épaules et se détournait du supplicié, les larmes aux yeux et la main sur la canette fermée, qui persistait vainement à implorer les autres de le croire.

Des hommes de pouvoir organisèrent des interviews de confession à la télévision où ils buvaient cérémonieusement un soda devant un journaliste obséquieux avant de répondre en toute honnêteté à ses questions. Mais il s’agissait d’une supercherie : ils avaient tout simplement, pour duper le public, rempli d’eau gazeuse des canettes de marques reconnues.
Afin de rendre plus crédible leurs confessions, le journaliste préparait une question prétendument piégeuse à laquelle l’illustre invité répondait sur un ton léger avant de mettre sa main sur sa bouche comme s’il avait révélé le plus embarrassant des secrets.
« Pardonnez l’audace de cette question… Avez-vous des secrets déshonorants ?
      Hélas oui ! Que Dieu me vienne en aide !
      Dîtes m’en un !
      Eh bien, le jour de mon mariage, je ne trouvais plus deux chaussettes blanches, je me suis marié avec deux chaussettes différentes, une blanche et une beige. Oh mon Dieu, qu’est-ce que vous me faites dire ? (faux rire pudique) Mon épouse n’aimera pas que je dise cela à la télévision.
      Justement… Aimez-vous votre épouse ?
      Elle est ma lumière et mon soutien dans cette vie, même si elle a pris un peu de poids depuis que je l’ai rencontrée. (rire visqueux) Oh ! Ces fichus sodas ! »

On s’en doute, la société changea.
Les prisons furent très vite surpeuplées de tous genres de piètres coupables.
Il y eut certains sujets qu’on n’évoquait plus du tout, avec personne, par peur de découvrir des choses qu’on préférait ignorer. D’ailleurs, on ne parlait plus de rien qui soit d’importance. On ne parlait plus de politique ni de religion, on ne parlait plus d’amour, on ne parlait plus des affaires professionnelles… Mais on pouvait commenter la météo, évoquer les recettes de cuisine (même cela nécessitait un certain nombre de précautions oratoires) ; à peine osait-on parler des petits tracas quotidiens. Les amateurs de football avaient des conversations totalement dépassionnées car il fallait à tout prix éviter que l’argumentation technique prenne un tour personnel.
En famille ou en public, les gens se dévisageaient et nombre d’entre eux avaient les épaules basses. Beaucoup se sentaient fragiles et insignifiants. Il y avait partout la même absence de plaisanterie, le même sérieux glaçant.
Aussi incompréhensible que cela vous paraisse, une pénible hypocrisie se perpétuait partout, délibérée, volontaire, entraînée par l’inertie que provoque la peur, la peur des révélations et du déshonneur, la peur des déceptions et des trahisons, la peur des déchirements, la peur des révolutions… On continuait de mentir, non plus en paroles, mais par le silence.

Un jour, Edris se rendit avec son oncle dans un café célèbre de la ville. Le magicien avait fini par reparaître, plusieurs mois après l’apparition de ce singulier phénomène des sodas.
Ils s’étaient installés face à face, dans un coin, contre un mur de briques apparentes. Edris, auprès de son oncle, se sentait toujours mal à l’aise. C’était un homme massif, à l’air peu amène, prétentieux et d’humeur maussade.
« Je retrouve les hommes toujours aussi cons… », avait dit l’oncle, en préambule.
Edris le séducteur perdait ses moyens. Il avait envie d’évoquer la malédiction des sodas avec son oncle, il souhaitait que cet ours magicien fasse quelque chose pour régler la situation. Les mots ne franchissaient pas ses lèvres.
« Rien ne peut faire sortir les hommes des rails de la connerie… », continuait l’oncle.

À côté d’eux, un groupe d’hommes parlait littérature. L’un d’entre eux s’était mis à parler de littérature européenne quand soudain un autre interpela le serveur :
« Un soda, s’il vous plaît ! N’importe lequel fera l’affaire… »
Un grand silence incommode se fit dans la salle.
L’oncle se tourna sensiblement vers le groupe de critiques littéraires. Edris baissa les yeux vers sa tasse de tchai.
Celui qui avait évoqué la littérature européenne avait pâli, ses yeux se creusaient visiblement.
Le serveur apporta un cola. On dit à l’esthète de poser sa main sur la canette.
« Combien de livres français as-tu lus ?
      Une trentaine…
      Tu vas boire ce soda.
      Non, je… je pense que j’ai dû en lire plutôt une dizaine.
      Combien de ces livres as-tu lus jusqu’au bout ?
      Tous, je ne m’arrête jamais quand…
      Tu le prends comme ça ? Décapsule ce soda.
      Messieurs, ne nous énervons pas… Oui, j’admets que je ne les ai pas tous finis…
      Combien ?
      Cinq… Non, quatre… Trois. Hem, trois en fait. C’est vrai que c’est peu…, fit l’amateur démasqué.
      Non, ça me paraît bien, trois. Et pourquoi n’as-tu pas fini les autres ?
      Eh bien… Je les ai trouvés… ennuyeux. C’était intelligent mais… ennuyeux. »
Le bourreau de l’esthète amateur avait un sourire narquois. Sa victime balbutia : « je suis désolé… »

L’oncle d’Edris se redressa dans son siège, se tourna vers son neveu et dit : « Quels connards. Les hommes sont des connards… Je suis un connard, tu es un connard… Les connards finissent toujours par prendre l’ascendant, quelles que soient les règles du jeu. »
Edris dit : « Oh, mon oncle. Je te donne sincèrement raison. Moi, dans ce monde de connards, je me sens en danger…
      Nous sommes tous en danger, tout le temps, mon petit.
      Mon oncle, je t’en prie… Connais-tu un moyen de lutter contre cette conjuration magique des sodas ?
      Je peux la faire cesser en un claquement de langue.
      Oh ! Mon oncle…
      Arrête de m’appeler ainsi, je m’appelle Ja’far. Edris… C’est moi qui ai prononcé la malédiction à l’origine de ces événements. Sois sincère et dis-moi ce que tu penses de ce que j’ai fait. »
Edris sonda les yeux de Ja’far. Quand il ne portait pas ses grosses lunettes de soleil, Ja’far avait une douleur souterraine dans le regard. Edris prit un temps pour répondre, puis dit :
« Ja’far, mon oncle… Depuis que je suis petit, je crains tes colères. Je sais pourtant que tu ne me veux pas de mal. Malgré ma crainte, il est facile pour moi de dire que ce que tu as fait est une splendide connerie. J’ai pu en voir les conséquences !
      Haha ! Merci de ton honnêteté. C’est ce que je veux. Je veux que tu me regardes dans les yeux et que tu ne me craignes pas. Je veux que tu me respectes, que tu me parles avec franchise.
      C’est pour cela que tu as jeté ce sort ? Tu espérais que les gens se diraient en face les choses, qu’ils oseraient critiquer, discuter d’égal à égal ?
      Hélas oui. Je suis naïf, non ?
      Ja’far… Je n’aurais jamais pensé pouvoir parler ainsi avec toi.
      Mais je suis surtout trop con : une fois que j’ai jeté ce sort, je n’ai pas osé demander aux gens sous l’emprise des sodas ce qu’ils pensaient vraiment de moi. J’avais trop peur d’être blessé par leurs remarques. Je suis, quoi que je fasse, condamné à être misanthrope.
      Alors, oncle Ja’far, tu es beaucoup plus humain que ce que je pensais.
      Tu m’as dit que tu te sentais en danger, de quoi s’agit-il ?
      Oncle Ja’far, j’ai des pensées, je commets des actes inoffensifs qui offensent néanmoins la morale. Et puis… J’aime…
      Ah ?…
      Il s’appelle Javad. Nous risquons à tout moment la prison.
      Pour toi, mon cher neveu, je lève le sortilège. Mais pas seulement pour toi : mon idée stupide a causé beaucoup trop de victimes innocentes. La vérité ? Quelle connerie… »
Ja’far marmonna une formule magique, sa voix grave coula sur la table, le long des pieds, étendit sa portée invisible sur le monde et le soulagea d’une loi magique en trop.

 Sleeping in the Street - No3 (2007) - Babak Roshaninejad

vendredi 17 juillet 2015

Les Contes de Bibi-Gol - Histoire de la source d’az-Zharâ’


Dans le royaume de Tabriz vivait un prince orphelin plus impatient de trouver l’amour qu’un jeune poulain. Il s’appelait Bamdad. Chaque matin, Bamdad bourrait de coups de poing son lit, puis il piétinait ses draps en criant qu’il voulait prendre une épouse.
Riche, puissant et beau jeune homme, beaucoup de femmes eussent rêvé de partager sa destinée princière, mais, lorsqu’il parcourait les rues de sa ville et les champs de son royaume, il ne remarquait pas une seule femme qu’il trouvât tout à fait à son goût… Il avait envoyé par le vaste monde des émissaires chargés de dénicher une belle princesse, mais les portraits qu’on lui rapportait n’étaient pas à la hauteur de ses visions. L’impatience du prince escaladait la tour d’un rêve ; il imaginait une femme idéale, un tout harmonieux composé des plus parfaites parties ; ne la trouvant pas, il s’irritait et devenait un mauvais homme.
Hossein Behzad - XIXe s. - Jeune femme au rosier
Or, un de ses émissaires vint un jour lui décrire la plus belle femme qui soit, Negin, la fille du roi d’Hérat, une princesse sans pareille. Il la peignit si bien par les mots, il donna tant de comparaisons alléchantes que le prince tomba amoureux sans l’avoir vue et souhaita que le mariage se fît le plus rapidement possible.
Cependant, Mazdak, le vizir du roi d’Hérat était amoureux de la princesse et désirait prendre le pouvoir sur la région. Mazdak fut très jaloux quand il apprit le souhait de son roi d’organiser une  rencontre avec le prince de Tabriz dans le but de favoriser une union entre la princesse Negin et cet homme, mais il n’en laissa rien paraître. Au contraire, il se dit très enthousiaste du projet et proposa de faire lui-même escorte au prince. Il partit derechef pour Tabriz sur les ailes d’un ifrit, car les forces maléfiques favorisent les usurpateurs et les impatients, et il se présenta le lendemain matin au fougueux Bamdad.
Le prince de Tabriz fut surpris et enchanté de la promptitude de la venue de Mazdak et il applaudit sincèrement cet émissaire de l’amour.
Mazdak n’était pas moins impatient que Bamdad ; quant à leurs projets, ils divergeaient beaucoup. Les deux hommes, sur le champ, se mirent en route pour Hérat sur les deux meilleurs chevaux du royaume.
Chemin faisant, Bamdad posait beaucoup de questions au vizir sur la princesse Negin. Mazdak dit qu’elle était belle et mystérieuse comme une lune en son premier croissant, mais qu’elle refusait systématiquement tous les prétendants. Bamdad, tout à son impétueux orgueil, ne doutait pas que sa prestance et sa jolie figure franchirait sans difficulté l’obstacle du jugement de Negin. Le vizir lui-même, considérant les atours de Bamdad, songeait que la princesse ne résisterait pas à pareille friandise.
Au troisième jour de route, le vizir félon dit : « je connais un raccourci par une gorge étroite que personne n’emprunte car on la dit maléfique, mais cela peut nous faire gagner une journée de notre voyage. » Bamdad fit tinter ses bijoux d’enthousiasme et dit : « pour gagner une seule journée, je me sens prêt à affronter les plus terribles démons ! » Ainsi, les deux cavaliers s’engagèrent dans l’étroit canyon en galopant. La gorge était peu sinueuse et traversait de hautes montagnes dont les murailles s’élevaient, vertigineuses, au-dessus des deux hommes. La roche défilait au ras des cavaliers, à une vitesse qui donnait le tournis. Le souffle des chevaux résonnait, s’amplifiait contre les parois. On déboucha enfin sur une esplanade logée en pleine montagne, dans un puits de falaises. Là, d’une grotte, s’écoulait un fin ruisseau d’eau claire qui faisait une petite flaque et s’asséchait un peu plus loin. Le vizir Mazdak montra en la nommant la source d’az-Zharâ’. Il précisa qu’elle favorisait les amants. Mazdak but de l’eau à sa gourde et Bamdad s’en fut boire directement à la source.
Mais à peine le prince eut-il trempé ses lèvres dans la source qu’un grand changement se fit en lui : ses sourcils s’étrécirent, son nez embellit, sa bouche devint plus tendre, ses cils s’allongèrent, son visage s’adoucit, une grande partie de ses poils tomba, sa poitrine s’arrondit et son membre viril rentra au-dedans de lui comme un coquillage. Le beau Bamdad s’était transformé en une splendide jeune femme !
Alors, Mazdak ricana et dit : « Il est vrai que tu demeures irrésistible ! Mais que dira la princesse, maintenant ? Oseras-tu te présenter à elle ainsi ? Désormais, tu ne pourras assouvir tes désirs qu’avec toi-même, maudit prince ! » Le vizir félon s’empara de la bride du cheval de Bamdad et s’enfuit en galopant par les gorges damnées.
Le prince était trop étonné et horrifié de sa situation pour répondre, mais il se saisit de son arc et il encocha une flèche. La corde se détendit brusquement et le projectile fila aussitôt à la poursuite du vizir mais ne fit que l’entailler au poignet. Mazdak était déjà trop loin.
Se retrouvant seul, Bamdad considéra son état, palpant nerveusement avec ses mains et s’assurant des disparitions et apparitions de ses organes, puis il s’avança jusqu’à la source az-Zharâ’ et se mira dans l’eau : sans nul doute, il était la plus belle femme qu’il eût jamais vu…
Il se demanda si, en buvant de nouveau l’eau de la source, il retrouverait son état précédent. Il prit au creux de la main l’eau miraculeuse et perfide et en but une nouvelle gorgée. Il sentit bientôt ses seins s’alourdir un peu plus et ses hanches s’amollir un brin. Par Dieu ! Le maléfice était redoutable !
Alors, réalisant que le changement de son sexe était définitif et sûr, Bamdad se mit à pleurer sur son sort.
Il pleura jusqu’au soir et s’endormit près de la source.

Au cœur de la nuit, un vieillard vint lui rendre visite. Des heures de rang, le vieil homme contempla, à la lueur de sa torche, le corps féminin de Bamdad, sa chevelure noire déployée, luisante de reflets de lune et sa perfection de visage. Puis, au point du jour, l’ancien tira sur la manche de Bamdad et lui dit : « Oh, jeune beauté vêtue en homme, réveille-toi maintenant. Si tu assouvis mes désirs, je t’offrirai un vœu. » Bamdad se redressa, épouvanté et, par réflexe, gifla le vieux débauché.
Le vieillard se mit à rire et dit : « tu n’aurais pas dû ! Dis-moi, beauté, quel est ton nom ? »
Bamdad dit : « Je suis Bamdad, de Tabriz. »
Le vieillard répondit : « Non ! Quelle idée de porter un pareil prénom ? Non, tu t’appelles Banou, de Tabriz. Ton prénom est la simplicité même et ta beauté attise la convoitise de tous. »
Le vieil homme disparut dans un tourbillon de poussière. La poussière n’était pas plus tôt retombée que Bamdad entendit une cavalcade.
Quatre fringants cavaliers surgirent de la poussière. Bamdad-Banou vint à eux et se saisit avec autorité de la bride du premier homme. Celui-ci dévisagea avec stupeur cette femme surnaturelle, puis dit timidement :
« Nous sommes des serviteurs du prince Bamdad ! Nous avons appris que le vizir Mazdak complotait contre lui, avez-vous vu notre prince ? »
Bamdad se crut sauvé : « Je suis Bamdad ! Le vizir m’a trompé…
      Oh là ! Qu’est-ce que vous chantez, mademoiselle ?, s’esclaffa l’un des cavaliers.
      Cyrus ?, le reconnut Bamdad. Aide ton prince ! Partons d’ici !
      Tout ce que vous voudrez, mademoiselle !, fit Cyrus, étonné et ravi qu’on le reconnaisse. Montez en selle !
      Fort bien, Cyrus, mais puisque je suis votre prince, vous me laisserez les rênes.
      Qu’il en soit ainsi, votre majesté… », rougit Cyrus.
Mais Bamdad-Banou ressentit une certaine ironie de son vassal qui le mit mal à l’aise. Il ignora l’aspect cauteleux de Cyrus et grimpa sur l’étalon. Puis la troupe se mit à suivre la piste du vizir, vers l’est. Mais, après quelques foulées, Bamdad sentit que Cyrus s’accrochait à lui avec insistance et accouplait son ventre à son dos. Bamdad provoqua alors un écart du cheval pour mettre Cyrus à terre.
« Oh là ! Laisse-toi faire, gentille garce ! », rugit Cyrus.
Ne parvenant pas à se défaire du guerrier lascif, Bamdad donna un coup de coude dans l’estomac de son agresseur et piqua des deux. L’accélération furieuse de l’étalon eut raison de l’opiniâtreté de Cyrus qui culbuta en arrière et se brisa les vertèbres contre une pierre. Ses compagnons donnèrent la chasse à Bamdad, mais celui-ci était si bon cavalier et, en outre, rendu plus léger par sa transformation, qu’il leur échappa comme la truite file entre les mains du pêcheur maladroit et il mit en quelques heures une distance suffisante entre lui et eux.

Soudain, il déboucha du canyon et parvint à une forêt enchantée, sombre et propice pour se cacher.
Dans les profondeurs dissimulatrices de la forêt, Bamdad se sentait glacé jusqu’au cœur par le désir de Cyrus. « Voilà donc ce que ressentent les femmes face au désir des hommes ? » Le prince de Tabriz n’avait jamais ressenti la peur, mais de ce jour, il se mit à craindre les hommes. « Peut-être pourrais-je rester ici, dans le secret de ces bois, jusqu’à ma mort. Je vivrai comme un ermite et j’implorerai le pardon d’Allah. »
Mais, considérant cette solitude forcée, Bamdad se souvint de son amour pour Negin. Son esprit, malgré les profonds changements de son corps, demeurait ferme dans le désir de découvrir la beauté de Negin.
Il avait pu considérer dans la flaque d’eau claire son propre reflet, changé en femme — « Banou », l’avait appelée le vieillard —, et il avait découvert une beauté inouïe. Negin était-elle plus belle que Banou ?
Surmontant son désespoir et son inquiétude, dans le secret de la forêt, près d’un ruisseau chuchotant, Bamdad trouva du réconfort dans le corps de Banou, tendre, délicat, sensible, merveilleux mélange languissant et vif. Le vertige dans lequel cette langueur pressée le plongea eût pu durer des semaines ou des mois, mais il ne cessait de songer à Negin, la curiosité était plus forte. Il lui fallait découvrir la mystérieuse princesse et savoir si sa beauté l’emportait sur celle de Banou. Il décida de partir. Néanmoins, il était, à l’évidence, une femme ; les dangers se multipliaient… Mais il était une femme déterminée, courageuse.
Et, juchée sur un étalon, cheveux attachés, Banou quitta la confidence de la forêt et prit sous un soleil rutilant la direction de Hérat.

Elle évita soigneusement les villes et les caravansérails car elle savait combien sa beauté pouvait exciter les hommes. Sur la route, Banou acheta à une vieille bohémienne de grands voiles inélégants dont elle se recouvrit. Après quelques jours d’un voyage inconfortable et angoissant, elle parvint à Hérat.
En se renseignant, Banou apprit qu’il se racontait que le prince Bamdad était tombé dans une crevasse et que le vizir Mazdak s’était coupé au poignet en tentant de le sauver.
Banou enrageait contre le vizir et voulait lui faire rendre l’âme. Sans y réfléchir clairement, elle se trouva aux portes du palais du roi.
« Que veux-tu, bohémienne ?, dit l’un des gardes.
    M’entretenir avec le roi.
    Passe ton chemin, vagabonde…
    J’ai des informations sur ce qui est arrivé au prince de Tabriz.
      Soit, le roi a donné des instructions à ce sujet. Entre donc, le vizir va te recevoir… »
Au nom du vizir Mazdak, Banou frémit de colère et d’inquiétude. On la conduisit à travers de riches jardins jusqu’au pavillon du vizir, où on la laissa sous un porche en lui disant d’attendre son tour.
Heureusement, Banou avait, cheminant, repéré le pavillon royal. Elle fila discrètement entre les allées fleuries et se présenta directement dans la salle du trône.
À gauche du roi se tenait Negin, éclairée par le soleil filtrant au travers d’une mosaïque de verres multicolores. Sa beauté se révélait, comme une urgente douceur, inexorable, contaminant le fond des yeux, la bouche, les reins. Son visage délicat, l’attache de son cou et la ligne majestueuse de ses épaules surmontaient un corps aux lignes fluides de danseuse. Banou en fut confondue d’amour et sa langue s’enroula sur elle-même, incapable de répondre aux cris furieux du roi :
« Qui êtes-vous ?! Qui vous a laissée entrer ? Et que venez-vous faire ici ? Gardes ! »
Les gardes s’emparèrent de Banou et l’approchèrent du roi, mais Banou ne quittait pas des yeux Negin.
« Dévoilez cette bohémienne ! », s’écria le roi.
Mais sitôt que les voiles de Banou churent au sol, toute l’assemblée retint son souffle. On s’était habitué à la beauté de la princesse Negin, mais la beauté surnaturelle de Banou était très différente. Si l’on comparait Negin à une lune dans le mystère gracile de son premier croissant, Banou subjuguait comme une lune pleine. Les gardes relâchèrent leur étreinte, stupéfaits. Alors Banou se jeta aux pieds du roi, le cœur emporté par un amour inouï pour la princesse ; il allait demander sa main sans ambages quand il avisa ce qu’il était devenu et implora seulement :
« Mon roi, je ne désire sur cette Terre qu’une seule chose : me mettre au service de la princesse Negin et devenir sa servante.
    Tu seras ma servante préférée, dit la princesse, fort émue. Mon père, je vous prie d’accepter la requête de cette demoiselle…
    Bien, très bien…, approuva le roi dont les yeux couvaient le prince de Tabriz transformé en splendide jeune femme.
    Je m’en remets à votre protection, mon roi, dit Banou. J’ai une condition à vous soumettre…
    Soumets, et je verrai si cette condition me convient, fit le roi.
    Le vizir Mazdak ne pourra jamais me voir, je veux qu’il ne connaisse pas même jusqu’à mon existence… »
Le visage du roi s’éclaira d’amusement et il dit :
« Je vois que tu connais bien la faiblesse de mon vizir pour les belles femmes… Il en sera selon la volonté de Banou : le vizir et aucun homme n’auront le droit d’approcher Banou, ni de connaître son existence. Quant à moi, je ne peux pas garantir que je ne t’approcherai pas, belle servante ; après tout, je suis ton roi. »
Le roi s’approcha des gardes et les tua l’un après l’autre afin de faire respecter le secret de l’existence de Banou.
Il fit venir d’autres gardes et dit qu’il avait tué ceux-ci car ils avaient laissé pénétrer une bohémienne dans la salle du trône. La dite bohémienne avait été jetée dans le puits du harem et s’y était rompue les os, ajouta-t-il.
Lorsque la princesse Negin put enfin se trouver seule avec Banou, elle la serra contre son cœur et l’appela de toutes sortes de doux surnoms qui disaient son admiration et son amour. Banou s’abandonna à une telle vague de caresses et sombra dans les délices vertigineuses d’un amour si différent de celui qu’il avait imaginé.
Maurice de Becque - illustration pour les nouvelles asiatiques
de J.A. de Gobineau (1924)
Quand elles se furent cajolées et endormies dans un même souffle puissant et plein de bonheur, le roi se glissa dans la chambre de sa fille où il découvrit la princesse enlacée avec sa servante. Il se saisit de Banou et voulut l’emporter dans ses quartiers pour lui-même. Banou fut réveillée par cette poigne brutale et s’alarma. Negin s’éveilla à son tour et chercha à intercéder pour la vertu de Banou, mais l’expression du roi était possédée de désir et la folie animait chacune de ses actions.
« Pitié, mon roi !, s’écria Banou, je suis Bamdad, le prince de Tabriz, transformé en femme ! »
L’emportement du roi vacilla un instant puis, étreignant le corps voluptueux de Banou, la rage de son désir reprit le dessus.
Devant la violence de ce spectacle, Negin, éperdue d’angoisse et très indignée contre son père, porta contre lui un coup de poignard si leste qu’il en fut percé jusqu’aux organes vitaux. La vie s’échappa instantanément de ce guerrier vigoureux.
La princesse pleura un peu la mort de son père, puis elle regarda Banou avec des yeux admiratifs et lui dit :
« Quel admirable mensonge tu as dit à mon père ! Te faire passer pour un homme transformé en femme ! Tu connais bien les hommes et leurs faiblesses… As-tu déjà subi leurs assauts ?
      Ô, princesse Negin, je veux te dire toute l’absolue vérité… Je suis bel et bien Bamdad, le prince de Tabriz, transformé en femme par la méchante ruse du vizir Mazdak.
      C’est faux, Banou…, dit Negin. Car si tu étais un homme, je n’aurais pas pu tomber amoureuse de toi. Je hais les hommes et leur besoin de conquête. N’as-tu pas dit que tu voulais être ma servante ?
      J’ai dit cela… » Mais Banou ne dit pas pour obtenir ce que je voulais.
« J’ai dit cela parce que je vous admire et que je veux vous soutenir dans cette vie et dans la prochaine, fit-elle. Et je me dois de vous déciller les yeux, je suis Bamdad et j’aimerais reprendre ma forme virile pour pouvoir vous satisfaire et vous servir sous ma forme idéale. 
      Mais, Banou, cette forme-ci est la forme idéale sous laquelle je veux te voir et t’aimer… », fit Negin.
Et son regard avait une force si impérieuse que Banou baissa les yeux sur son propre corps et reconnut que Negin avait raison.
« Débarrassons-nous du cadavre de mon père et réglons nos problèmes… », dit la princesse.
Les deux femmes jetèrent le roi au fond du puits du harem et passèrent le restant de la nuit à deviser d’amour et à réfléchir sur la manière de régler favorablement leur situation.

Le lendemain, la princesse convoqua le vizir Mazdak et quelques autres vizirs subalternes et leur présenta la disparition de son père en ces termes :
« Il y a peu, nous fîmes envoyer notre estimé vizir Mazdak à la recherche du prince de Tabriz, pour arranger entre lui et moi un mariage princier. Mazdak a présenté un rapport sur les circonstances de la disparition du prince qui nous avait paru sinon étrange, du moins trop précis et héroïque pour être vrai. Or, voici que nous avons connu des développements tout à fait surprenants à cette affaire… »
La princesse suspendit son discours et tout le monde scruta le visage du vizir.
« Mazdak, reconnaissez-vous cette personne ? », fit la princesse en tirant un rideau derrière lequel parut la ravissante Banou.
La stupeur de Mazdak fut trop éloquente pour l’assemblée des vizirs. Il connaissait la splendide jeune femme qui se tenait au côté de la princesse.
Mazdak voulut nier, mais l’assemblée l’accabla de cris scandaleux, aussi finit-il par avouer :
« Je la connais…
      Et de qui s’agit-il ?
      Du prince de Tabriz, Bamdad. Je lui ai fait boire l’eau enchantée de la source az-Zharâ’, qui transforme les hommes en femmes.
      Existe-t-il un remède à ce maléfice ?
      Je l’ignore… Seul le Vieillard des Gorges Perfides le sait.
      Mazdak, peux-tu faire venir ce vieillard ici ? Agis, si tu tiens à ta tête ! », commanda Banou.

Mazdak parcourut en quelques heures le trajet jusqu’aux Gorges Perfides et en rapporta le vieillard ligoté.
Negin et Banou prirent le vieil homme à part et Negin lui demanda :
« Vieillard des Gorges Perfides, existe-t-il un remède pour que Banou redevienne un homme ?
      Oui, ô divine princesse, lumière des lumières de ces contrées.
      Eh bien, parle, fit Banou.
      Il existe une source, plus au nord, qui transforme les femmes en hommes. »
Pesant longuement le poids de cette révélation, Negin se tourna vers Banou et lui dit :
« Tu peux donc choisir : tu peux rester Banou et conserver mon amour, mais nous ne pourrons pas vivre comme mari et femme, ou bien tu peux redevenir Bamdad, auquel cas je crains de perdre mon attachement à toi, mais tu pourras néanmoins devenir mon époux légitime. »
Bamdad était si profondément amoureux de la princesse Negin qu’il se refusa à rompre le lien qui l’unissait à elle. Il dit : « je convaincrai le monde que nous pouvons nous marier sous cette forme. »
Puis, s’adressant au vieillard, il le menaça : « vieux sage, tu révéleras aux autres que je suis bel et bien un homme sous l’apparence d’une femme, mais tu devras garder le secret sur le contrepoison : tu devras mentir, tu affirmeras qu’il n’existe dans le monde qu’un seul remède, que celui-ci est le grand-âge et que, dans la vieillesse, ma virilité s’accomplira enfin et le peuple m’aura cependant depuis longtemps reconnu comme souverain d’Hérat et de Tabriz. »

Il en fut ainsi. Le vieillard fit à l’assemblée de vizirs le discours soufflé par Banou. Le mariage se fit avec l’assentiment de ces honorables hommes d’état. Pour l’occasion, Banou parut vêtue d’habits d’homme et fut nommée, à l’issue de la cérémonie, roi d’Hérat.
En chaque occasion officielle, dès lors, Banou parut vêtue en roi et fut considérée comme telle, quoique ses interlocuteurs conçussent un grand trouble devant le roi-femme Banou et sa reine Negin. Mais l’autorité de ces deux femmes s’exprimait avec une telle sagacité que nul n’aurait su s’insurger contre leur pouvoir.
Banou et Negin ne pouvaient engendrer, mais elles adoptèrent de nombreux enfants des orphelinats d’Hérat et de Tabriz auxquels elles prodiguèrent un amour tendre et une éducation admirable. Banou, qui avait été jadis l’orphelin Bamdad, fut un parent très attentionné pour ces enfants défavorisés par le destin.
Mais Banou et Negin n’eurent hélas pas la possibilité d’atteindre le grand-âge car, après une dizaine d’années, Mazdak, devenu vizir d’un prince voisin complota de nouveau, car il jalousait grandement leur bonheur. Il enrôla un assassin qui tua les deux amantes dans leur sommeil. Il paraît que l’assassin fut si bouleversé par son acte que, rentré chez lui, il se donna la mort en s’enfonçant un poignard dans le cœur.

Quant au royaume du roi-femme Banou et de la reine Negin, il fut divisé et les pays voisins s’attribuèrent ses territoires. Les scribes effacèrent ce singulier épisode de la mémoire du monde car ils le considéraient trop incompréhensible et contraire aux valeurs de la morale, et ils ne voulaient pas que d’autres princesses rêvent de princes Bamdad transformés en douces Banou.