mardi 24 décembre 2013

Conte de Noël 2013

Plus que quelques jours.
Elle est sous le même toit que moi, dans son papier cadeau, rangée en haut du placard du couloir. Elle m’attend comme je l’attends, ma noire vision du bonheur, dans sa grande coque plastique au design impeccable, mon XboxOne. Mes parents paraissaient dubitatifs, ils ont palabré sur le prix de cette acquisition et m’ont fait comprendre que mes désirs leur coûtaient cher. Mais mon bonheur, il me semble, n’a pas de prix.
Plusieurs fois, la nuit, je me suis levé, pieds nus sur la moquette, pour aller la toucher sous le papier glacé, m’assurer qu’elle était bien là. J’entendais mon père ronfler et je posais la main sur la machine endormie. Alors, dans ce silence relatif, grimpé sur un tabouret pour atteindre la dernière étagère du placard, la main sur ma future compagne de jeu, je me sentais en sécurité.
J’avais épuisé presque tous les sites Internet de jeux vidéos ; j’avais lu les articles qui comparaient son prix et ses performances avec sa concurrente, la PS4. J’avais soigneusement choisi le jeu qui serait livré avec elle : Gun Crave. Les tests étaient unanimes quant à sa qualité et j’avais regardé le maximum de vidéos sur youtube, si bien que j’en connaissais à l’avance tout le début. Par ailleurs, il n’y avait pas un jeu de ma future console que je ne connusse déjà dans ses moindres détails. Et pour prouver à ma promise mon doux attachement, j’avais même laissé un commentaire sur un forum de discussion où j'exprimais tout mon mépris à l’égard de la machine rivale de Sony.
Retournant dans mon lit et m’abandonnant à ma joie, je me répétais : XboxOne, XboxOne. Et ce nom s’incarnait, devenait une étoile dans la nuit de mes inquiétudes. Autour d’elle s’organisait la giration de mes désirs. Je me recroquevillais sous l’épaisse couette et la console noire et les fulgurances visuelles de ses jeux m’envoûtaient :
Couloirs de stations orbitales,
Jungle incendiée par la guerre,
Blessures rouges et fatales,
Cités vastes, tentaculaires…

Noël !
À minuit, j’ai pu enfin faire sa connaissance. Je me souviens que je me suis rué sur l’emballage que j’ai déchiré dans un spasme de joie. La suite fut un peu plus laborieuse : le temps de sortir chaque chose de son petit emballage plastique, de dénouer les fils, de brancher la boîte noire et de l’écouter ronronner et le temps de la relier au téléviseur et de vérifier le Wifi pour Internet. Mon père s’agaçait un peu, je le sentais fébrile, comme moi, impatient.
Puis tout s’est lancé sans accroc, et ce fut l’éblouissement attendu. Certes, je connaissais le début du jeu, mais tout cela était à moi, et c’était moi qui agissais. Les têtes de mes adversaires éclataient comme des fruits rouges et le son de la guerre emplissait le salon. Ma mère poussa un petit cri épouvanté et s’enfuit avec ses cadeaux dans sa chambre. Mon père resta une bonne heure à contempler l’étendue de mes capacités de destruction, puis il se leva et au bout de quelques instants il se racla la gorge, me posa la main sur l’épaule et me dit : « tu vas peut-être aller te coucher maintenant. Tu auras toutes les vacances pour tuer tous ces gens. »
Je me sentais en colère, au fond de mon lit, je ne voulais pas lâcher le jeu. Mais on ne discute pas, avec mon père. Je ressentais quelque chose d’anormal dans mon cœur, qui gigotait et animait mes mains. Si je les regardais, elles se serraient sur un cou invisible.
Dès le matin, je me précipitai dans le salon sur la console et le jeu, et la guerre, de nouveau, prit possession de notre appartement. Ma mère, attablée avec sa tasse de thé, regardait tout cela bizarrement. Je voyais la guerre, et je tuais, je tuais. Le jeu manquait peut-être un peu d’histoire. Je me cachais derrière un muret ou un tonneau ou une voiture, puis je me relevais et j’alignais quelques têtes que je faisais exploser et j’avançais et je me cachais de nouveau. Au bout d’une heure de tuerie je me sentais gêné parce que je devinais bien les soupirs de ma mère derrière mon dos. Mon père la rejoignit à la table du petit déjeuner et il me demanda de baisser le son, il voulait écouter la radio.
Les bavardages de mes parents et ceux de la radio me déconcentraient. Je me faisais tuer plus que d’habitude, et le jeu devenait par ailleurs plus difficile. Je me mis à injurier l’écran. Mon père fit : « éteins ça, s’il-te-plaît, c’est pénible de te voir dans cet état. » Et je me sentis idiot et antipathique ; je sauvegardai la partie et j’éteignis la console. Je vis le regard de ma mère : elle me regardait presque comme un étranger. Et je me rendis compte que, depuis le début de la partie, je me sentais mal. Je frissonnais. J’avais mal à la gorge. « Maman, tu veux pas regarder si j’ai pas une angine ou un truc comme ça ? », fis-je. Après une brève inspection de ma gorge et de mes ganglions, elle confirma. Mais elle n’en était pas attendrie. Je me sentais douloureux dans tout le corps et j’en avais presque envie de pleurer : une cascade de frissons désagréables à travers mon corps et mon être.
L’après-midi, j’essayai de jouer de nouveau, mais la nausée me prit en dix minutes à peine, et des vertiges et de nouveaux frissons.
Les jours suivants, je tentai quelques parties, mais chaque fois j’avançais péniblement dans le jeu. Je mourais souvent et chaque mort était désagréable, la mienne, mais aussi celle des autres. Ma mère observait mon activité et je voyais bien que ça la stressait. Comme si j’eusse été un vrai tueur et que chaque tête explosée, chaque trou formé dans le corps de mes adversaires eût été un morceau de mon âme d’enfant qui s’évidait et que demeurait une âme gruyère, défigurée, inhumaine. Elle m’appelait en silence, avec ses yeux, avec sa main qui s’entortillait dans sa jupe, mais elle ne disait pas un mot contre le jeu.
Je souffrais et les douleurs et la fièvre de mon angine me rendaient encore plus piteux.
Puis mon angine s’est résorbée, mais pendant deux semaines je n’ai plus allumé mon XboxOne. J’ai fini par échanger le jeu contre un autre, moins violent, mais je me sens toujours un peu coupable, depuis, quand j’allume la machine noire, et que ma mère est dans les parages.



lundi 9 décembre 2013

Stéphane et Fortuni – les serments

Leslie Lounsbury - Feu de canne à sucre

Au feu ! De la fumée, montait, là-bas, vers le vieux port. Et si l’on tournait bien ses deux oreilles vers la ville, on entendait les tintements de cloche alarmés.
Dans la salle à manger de La Calamarette, deux hommes s’étaient isolés pour discuter à voix basse. Il se dégageait de leurs personnes une impression de violence, de tristesse et d’inquiétude dangereuse. Leurs vêtements étaient sales de cendres, ils sentaient le brûlé. Le patron, Jean Cromar, aurait aimé discuter avec eux pour savoir à quoi s’en tenir, s’ils savaient ce qui avait mis les pompiers en alerte sur le port, ils devaient bien savoir... Mais ils l’ont éconduit. L’un a dit : « je viens de perdre ma femme ». C’était le plus grand des deux, et son visage dans un poudrin de suie mouillée par les larmes était d’une beauté frappante. L’autre a dit : « je viens de perdre mon frère ». Celui-là était un petit être d’apparence presque comique et dont on sentait qu’il fallait se méfier.
« Bon, mettez les consommations sur l’ardoise. On monte se coucher. »
Et Jean Cromar a dû se contenter de ces paroles lacunaires qui ne font pas un récit.

Dans la chambre, le grand Stéphane s’était assis sur le lit, il a passé sa main dans les cheveux gras de son compagnon. Le luron l’a regardé et sa bouche et ses yeux sont devenus humides.
« T’as menti, Stéphane…
              J’ai menti ?…
              Pourquoi tu dis ta femme ? C’était ta sœur.
              Je te tuerai aussi. »
La main a coulissé des cheveux à la nuque du petit rondouillard et les doigts ont fait un calice de douleur à cette vilaine tête bouffonne.
Le petit gaillard a grincé des dents, ses yeux sont sortis de sa figure et l’autre a relâché son étreinte. Il a mis son visage tout près.
« Tu sais, Fortuni, quand je l’ai vue allongée avec ce foutu nègre, je n’y ai pas cru. Il l’avait forcée, je pensais. Dans la chambre d’hôtel, ce soir là… Toinette… la mienne… si douce… se piquer le sang de ce bestiau de foire… Tu as tout vu, Fortuni, tu  m’as vu rage, tu m’as vu dans la folie, au-delà de la fureur. Et tu m’as tendu la lampe à pétrole et tu m’as dit de troubler le présent, de donner au futur le goût de jadis. Fortuni. La figure noire de Gondi ruisselante de feu. Le lit ! Toinette dans les flammes, mangée… dévorée… noircie… Toinette qui hurlait. Les gens dans l’hôtel, le vacarme. Et la torche Gondi par la fenêtre et roulant dans l’eau du port. Et les flammes, brûlantes, nous enveloppaient, et je me sentais bien ! Et dans le couloir les coups les escaliers les coups ! C’était une belle cérémonie d’adieu, Fortuni. Je suis fou comme toi, vieux rat, et c’est épuisant, et c’est bon… Je veux tuer le plus d’hommes possible, et mourir par le feu…
              Tu aimais ta sœur, Stéphane, qui était ta beauté inversée. Cette beauté inexplicable. Et sur ton front cette flamme folle creuse mes yeux et mon ventre, et c’est tendre. Un espoir, comme un battement de cœur dans mes yeux et mon ventre et aussi mes mains. Oui, cela est bon. Nous improvisons les horribles nuits. Tu l’aurais épargné, Gondi, mon frère noir, mais je veillais. Je veillais bien. Je revois tout. Comme je t’ai aidé. Depuis que tu m’as dit ton amour pour ta sœur et les colères et les coups de ton père, j’ai voulu t’aider. Dans la cabine du navire, nous les exilés, toi, moi et mon frère noir de malheur. Dans les hamacs bercés, loin du pays, tu avais confié ta peine, tu avais mis tes joies futures entre nos mains.
Richard Parkes Bonington - la chaloupe
Je me souviens. Je me souviens de la capture de Toinette, du couteau dans les reins de ton père, et le sang qui ruisselait comme du pétrole, luisant, et l’odeur douce de son haleine, ton père, sous la moustache, les vêtements mouillés, le quai désert, le sourire de Gondi, Toinette en ficelle, l’odeur de poisson des filets, le visage de ton père livide, le souffle de ton père qui s’éteint et les yeux de Toinette, et tes baisers sur elle, puis ton père dans l’eau, tiré comme un poisson dans le filet, la curée des charognards dans le sillage de la chaloupe, le corps de ton père, on imaginait, assailli par les poissons, c’était un jeu, les poissons jouaient, les astres jouaient… Je me souviens de la peur, de la colère de Toinette et de ses fausses gentillesses…
              Brûlée ! Un corps de cendres, une fille de suie. Ma sœur, j’ai encore son goût amer dans la bouche. Mais le nègre Gondi ! C’est ta faute, aussi ! Je n’avais pas besoin de lui ! »
Et la main de Stéphane avait tourné autour du cou de Fortuni, les yeux plongeaient dans les yeux. Le corps osseux plaqué contre les seins adipeux de l’autre homme, à demi-étranglé. Le petit Fortuni a inspiré ce qu’il a pu et dans un souffle ténu :
« Stéphane. Tu mourras du feu et je mourrai par la mer. C’est là, je veux dormir, avec les poissons, avec les étoiles. Avec Gondi, mon frère, brûlé puis éteint à jamais, empli de l’eau sale du port. Il fut mon ami… mon demi-frère. On n’a pas eu le même père, pas la même peau, mais je l’aimais, Gondi… Lui aussi, laid, forcément. Mais lui, il pouvait sourire. »
La main avait relâché la pression. Stéphane avait plaqué le visage de Fortuni contre sa poitrine desséchée. Il étouffa un sanglot. Le petit homme dit :
« Gondi souriait et sa laideur quittait son visage. Je n’avais pas cet espoir, moi. Enfants des rues. On a ramassé le mépris dans la figure et dans les côtes. Le jour on encaissait, et la nuit on se vengeait. Cogner, enfoncer des têtes, glisser le poignard dans un cou, plusieurs fois ! Il me soutenait, je le défendais. Je tuais pour lui. Gondi. J’ai sur moi notre serment, lis, Stéphane, lis-le. »
Le maigre a fouillé le gras et a tiré d’une poche un papier.
 Nous sommes laids, c’est assuré ; nous sommes méchants, c’est avéré ; nous n’aimons personne, c’est vrai ; nous ne ferons jamais l’amour, c’est sûr ; nous sommes un tout à deux peaux et à deux têtes, c’est la vérité.
« Moi-aussi, on m’a trahi, tu vois ? Gondi m’a trahi. Et ça me rend malade. Mais sa faute est pardonnée. Tu es là, Stéphane, et je sais que mon frère m’attend dans l’eau du port. Avec toi, je veux lui offrir de nombreux sacrifices ; le sang qui coulera dans la mer sera pour lui, pour lui emplir ses yeux brûlés. Le sang, l’activité de l’homme trouble la clarté de l’eau. Sans nous, tout serait de cristal ; nous apportons le trouble sur terre. Nous sommes un amour neuf pour la Terre, nous étions morts sans le savoir et nous revenons à la vie. Nous sommes la fumée, la pluie noire et rouge, nous plongerons nos mains dans le sang brûlant. 
  Cette nuit nous embarquons. On partira pour les îles, Fortuni. On tuera plein de noirs comme ton faux frère.
  Je veux bien, Stéphane, écrivons un serment. Ce sera notre serment.
  Et celui qui le rompra sera châtié.
  Le feu ou l’eau. Oui. »
Et les deux visages se sont détendus en un même rictus.

Regnault - Etude d'hommes noirs

lundi 2 décembre 2013

P’tit Denis – le berger


Ziem - Marché à Marseille
Le marché touchait à sa fin. Les étals se vidaient et les derniers bourgeois tentaient de faire baisser les prix avant que charrettes et roulottes ne s’en retournent dans les faubourgs. L’aubergiste Jean Cromar entreposait ses dernières emplettes dans une petite charrette à bras quand il avisa un jeune glaneur ébouriffé qui fouillait dans les détritus et examinait maintenant de ses yeux creusés par la faim une moitié d’orange. Il l’appela à lui, mais l’adolescent ne semblait pas l’entendre. Cromar fit quelques pas dans sa direction, l’appela de nouveau, et cette fois le jeune garçon haussa son regard vers lui. Un regard apeuré.
« Oh, fils ! Viens par là, un peu. Tu es nouveau par ici ? »
Pour l’amadouer, l’homme tendit une figue que le jeune engloutit aussitôt puis une autre et encore une troisième.
« Merci, m’sieur.
     Et comment qu’tu t’appelles, dis ?
     P’tit Denis, m’sieur.
     Moi, c’est Cromar, et j’connais tout le quartier, même les bohémiens. Qu’est-ce tu fais donc par la ville ? T’es pas d’ici, dis-moi ?
     Bin non. 
     T’as d’la famille dans le coin ? »
L’adolescent se troubla, son visage s’assombrit.  Cromar se redressa et mit ses poings sur les hanches, une attitude qu’il a quand il a pris une décision.
« Bon, P’tit Denis, tu m’intrigues. J’veux savoir qui t’es. Tu m’aiderais à guider mon barda jusqu’à l’auberge ? Je te paierai le double des gosses du coin. »
Ils longèrent le port, traversèrent le quartier du Panier. Le jeune garçon, tirant la charette, avançait en claudiquant. Sa jambe droite décrivait un demi-rond tortueux, et cela donnait à sa marche un rythme irrégulier.
« Tu m’as l’air affamé, fit Cromar derrière lui. Tu nous viens de quel pays, comme ça ?
Des montagnes, m’sieur. Le pays, je sais pas, répondit l’enfant, en s’essoufflant aussitôt. Mon pays, c’est les montagnes, et c’était surtout le paire.
     Le père ?
     Oui. Le paire et ses copains.
     Qu’est-ce que c’est, c’t’histoire ?
     J’ai pas d’histoire à raconter, moi, gémit le môme. Que ma vie. »
Jean Cromar promit un couvert en échange du petit récit de cette vie. Le jeune balbutia quelque chose qui se perdit dans le vent et après une trotte ils parvinrent enfin à La Calamarette, l’auberge de monsieur Cromar, cachée dans l’ombre de la Major, avec sa façade renaissance aux fines colonnes défraichies et son vieux bâtiment couvert de fissures.

Sainte-Marie Majeure à Marseille - Gravure
Ils s’assirent à l’écart tandis que Pierrette emmenait les commissions dans la cuisine et inspectait la qualité des achats. Elle réchauffait pour les rares clients du midi de grands plats de poisson et de fenouil de la veille qui paraissaient maintenant presque secs dans le fond crépitant d’huile et de sauce réduite. On en servit au jeune garçon dont les yeux se mirent à briller.
Tant que son estomac ne fut pas comblé, P’tit Denis ne pipa mot, allongeant bouchée sur bouchée, fiévreux, avec un coup de fourchette comme pour charrier le foin. Cromar lui servit un bock de bière légère et un autre et lui demanda ce qu’il faisait, tout seul, en ville, qui étaient ses parents, comment il comptait vivre, etc. Sous cet assaut de questions, le garçon se tint interdit. De fines larmes coulèrent de ses yeux inexpressifs. Puis il se mordit la lèvre et dit : « Vous êtes gentil, on dirait. C’est pas comme le paire
     Bon, ton père… Il est méchant ?
     Le paire y f’sait paur
     Peur ?
     Ouh, dis, un brutal, et ses copains aussi.
     C’est qui ses copains ? Ils vivent où ?
     Au jas.
     Une bergerie ?
     Oui, on vit loin de tout. Loin des villes. Loin des gens. Haut, là-haut, les montagnes… les motons.
     Ah… Tu élèves des moutons ?
     Le paire, lui, y m’a nourri et m’a appris travailler dur. J’a pas eu d’mère… Le paire, c’était l’chef des bergers. Lui, y s’appelait Denis. Personne dans les montagnes pour y dire le contraire de sa pensée. Parfois, quand une des bêtes elle mourié, le paire Denis l’allait chez un voisin y prendre une bête. Et si le voisin rouspétait, pouviez être sûr qu’on lui trouvait le visage transformé aux poings du paire et d’ses deux copains : Léon et André. Ces deux là, toujours chez nous, à demander méchant de les faire rigoler. »
G. Courbet - Alpes
Jean Cromar soupira, se leva et tira d’une armoire un bâton de réglisse qu’il tendit au jeune garçon. L’enfant prit le canif sur la table et entreprit de le tailler en pointe. Un client le regarda et sourit bêtement.
« Bin qu’est-ce tu fais ?, demanda Cromar.
     Un… cure-dents, hésita P’tit Denis.
     C’est pour goûter », fit Cromar.
P’tit Denis arrondit les yeux.
« J’mange pas du bòsc
     C’est pas du bois, c’est tendre et puis c’est bon. »
Cromar lui montra l’exemple, sortant un autre bâton de sa réserve, et il le mâchonna. Mais on voyait bien qu’il préférait le tabac. P’tit Denis l’imita et fut ravi. Il s’étonna que manger du bois pût être un passe-temps si agréable. Ils mastiquèrent en silence, un temps, et Cromar lui demanda ce que son père lui avait appris, s’il ne lui avait pas fait goûter la réglisse.
« Le paire Denis, et Léon et André, juste ils faisaient travailler. P’tit Denis, ils y maltraitent pis que bête… pour rire. Que des mauvais coups. , une fois par exemple, j’étais môme, le paire était parti à la pâture.
« Ou en promenade, sais pas.
« Léon et André y m’ont ficelé su’l’dos d’un moton et y ont commencé à l’agacer, à lui taper pour qu’y galope un peu ! Que paur ! La ficelle a blessé ventre et cou au pauvre P’tit Denis, ah ! j’ai cru j’allais mouri. Soudain le paire est arrivé. L’a vu mon sang ! Oh ! y s’est mis colère, ouh dis ! et ils s’ont mis tous les trois des grands coups les uns les autres. Puis y z’ont bu de l’alcool ensemble, et z’ont ri. Le père y m’arrose mes plaies à l’alcool et il pisse de rire. Tous les trois, ils pissaient de rire, de vrai, par terre dans la salle. L’alcool brûlait, et j’criais et le père y comparait ça à uno cabro qu’on saigne. Et y rient, et y rient… »
Le visage de Cromar s’allongea et il regarda dans les cheveux emmêlés du jeune garçon. Il ne savait pas si c’était la réglisse ou la colère, mais ça lui piquait le nez. Le garçon dévorait sa réglisse et ses paroles roulaient avec la salive qu’il aspirait de temps à autre, bruyamment.
« N’avait pas grand’ chose dans nos montagnes, que des bêtes. Les filles mourien jeunes ou s’échappaient, paur des viols, et z’allaient dans les villes. Pour s’distraire un peu, le paire et sa bande descendaient une ou deux fois l’an à la vallée, en bande, ils attaquaient des fermes ou des convois. Voler les outils. Violer des femmes ; les enlever des fois, aussi, pour les emmener dans les montagnes.
« Y m’ont emmené faire ça, en bas. Y avait d’autres gens. Une dizaine de gars de là-haut et deux jeunes gars : moi, P’tit Denis, et aussi un autre, Abel, ou Abi comme ils l’appelaient. On avait les chiens, et aussi deux bovins pour les provisions. Le convoi descendait, j’me souviens, la montagne, en route pour la curée.
« J’y ai vu des hommes traiter cruel d’autres hommes. Pas moins cruel que du bétail, pire, en fait. Le paire Denis, Léon et André brutalisaient les aut’es bergers qui nous accompagnaient.
« Et eux y s’vengeaient sur les fermiers. Qu’un pauvre gars y défende sa maison, ils y pendaient au heurtoir par les tripes. Rires avec.
« Toujours j’aime pas les rires, pour moi c’est : le malaise des rires. Le rire des tueurs.
« Par surprise, on attaque, en nombre. Et allez. La seule façon : tuer tous les hommes, tous les enfants. Puis y fait festin le soir avec les bêtes de la ferme et après un autre genre avec les épouses et les filles. Quand j’dis festin, c’est façon de parler… 
« On m’a dit vas-y, fais-le, sous les cris de joie du paire… Il m’a fait prendre ma part. J’ai le souvenir d’une fille de mon âge, mita morto. Quand j’y pense, j’ai envie de sauter le roc. Boum.
« Après la fête, on part la nuit, poltrons, dépistés par les gendarmes.
« Et après tout ça, t’imagines,  j’ai une haine contre le paire. Je me mets à imaginer qu’il a violé et puis tué la femme qui m’avait mis au monde, j’imagine une femme belle et douce, propre... Une femme de la vallée. Il l’a grossie et, après ma naissance, il l’a tuée, parce qu’il s’ennuyait ou alors il voulait jouer, comme s’il y écrasait une mouche, sur la table.
« Ah oui, autre chose : dans l’expédition dans la vallée, je me suis fait un ami, donc. Abi, l’autre garçon. Dans la vallée, on dort ensemble pour se réchauffer. On dit pas grand’chose. Des fois on compare la distance des sauts. Des défis. Viser la tête d’une bête avec une pomme de pin, grimper les rochers le plus haut. On compare nos muscles.
J.R. Cozens - L'Aiguille verte
« Au retour là-haut, on a continué à se voir. On se cache dans le roc. Juste on écoute le vent et les bêlements des troupeaux, les cloches. Dans un creux, avec un feu. On regarde les flammes ; on danse pour imiter le feu. On rit peu, on parle peu. Des moments de calme sur nos cœurs ; peut-être qu’on se sent un peu heureux dans ces moments.
« Deux fois, je fugue, je vais chez Abi, la nuit. Chaque fois un tapage : mon père colère, il nous bat tous les deux et le père et la mère d’Abi. Eux, à la deuxième bastonnade, ils se méfient et ils veulent plus trop me voir, ils me font partir.
« Le paire Denis, pour me moquer, m’appelle lo chato, la fille, devant ses copains. Et des vilains tours, y m’font avec ses copains, plus cruels que jamais : ils s’amusent à m’y mettre le fer chaud sur les fesses, on m’fait dormir avec les bêtes, on m’y met du crottin dans les cheveux…
« Le paire me dit "il te faut des filles". Mais quand il dit ça, je revois la fille quasi morte qu’il m’avait forcé à...
« Une fois seulement, j’ose maudire sur lui. Mais j’aurais jamais dû. Il m’avait fait tomber du lit et il avait pris ma chemise. Il me pousse du pied par terre et je suis tout nu. Il faisait si froid, le sol brûle les mains, les pieds, les genoux. Mon corps tremble et ma bouche aussi, je peux pas m’empêcher. Je grelotte comme campanette en vent ! Lui, il rigole, il sent le vin et la pisse. Il dit : "va me chercher du lait chez les voisins ! — Tout nu ? — À poil P’tit Denis ! Tu vas l’faire ou j’te démolis." Je tremble, je tremble, mes mains, mon cœur, ma voix, et je crie, je crache et j’essaie de le frapper. Il rit. Je lui crache dessus. Et puis il me cogne, il me cogne, il me cogne. Il me cogne et je prends des murs d’un côté de l’autre, et ma tête s’enfonce dans mon corps, ou alors mon corps y s’enfonce dans ma tête. Et mes jambes et mes épaules et mes bras, je sens tout et je sens plus rien. Et je vois plus rien, j’ai l’impression je suis cassé.
« Les mois après, c’est comme si la neige fond sur mon corps et je sens tous les morceaux de mon corps, ma tête grésille comme une toiture sous la grêle, mes jambes, mes bras, c’est comme des petits troncs cassés ; depuis, je marche plus très bien tout droit. Il m’a démoli. Avec ses poings et ses pieds, de toutes ses forces.
« Et un jour, quand le père voit que je me réveille, il m’y met des bouts de gras dans la bouche. Je suis allongé, je peux plus bouger, et il m’insulte et il me dit je le fais chier. Il s’est fâché avec ses copains, à cause de moi il dit. Chaque fois il emmène mes excréments, mais avant il me les met devant mon nez et il me traite de déchet. Mon oreiller y est plein jus de viande qu’il m’a fait couler sur la bouche quand j’étais gourd à cause des coups. Je suis sale comme une bête qui meurt, et j’imagine mon visage est informe et dur comme un rocher.
« Mais je commence à aller mieux, un jour je me lève, je veux voir la montagne, la croix de l’Espère, la combe Saint-Genis… Le paire, y s’est mis à m’éviter. Il me disait comme ça : "Si te viéu trop sovent, t’escupiras la lente…" C’était pour dire : "je peux pas te voir, je supporte pas, je vais te tuer, j’vais te faire cracher de l’herbe."
« Cette année là, les bergers partent encore en expédition de violence. Sans moi. Ils me comparent à un fétu de paille… C’est vrai, j’vaux plus rien, mes bras soulèvent plus rien. Abi vient me voir avant de partir. Il pleure. Je suis triste pour lui, mais je pleure pas car moi je vais être seul et je suis content.
William Trost Richards - Alpine landscape
« Ça fait trois jours que je suis seul avec mes motons, j’y regarde et j’y parle comme si c’est des amis. Et je vois arriver d’en bas un garçon, tout maigre, avec un capuchon. Il boite plus que moi, il apparait en bas du pré où je repose. Il s’approche. Je l’avais jamais vu, mais je sais qui c’est, c’est le fils aux Chappellaz : Armide. Mon père m’a déjà parlé d’un bon à rien boiteux. Il me salue et il enlève sa capuche. En vrai, Armide, c’est une fille. Et j’sais tout d’suite, même si elle fait semblant, que c’est un garçon. Elle me dit elle est au courant que j’ai failli mourir. Elle est venue voir si ça va mieux. Je lui dis c’est une fille. Elle pleure et elle me dit "faut pas le dire", elle veut pas être violée. Comme ça je sais pourquoi elle dit qu’elle est un garçon, pourquoi ses parents disent c’est un garçon.
« Et tous les jours elle revient. Elle me montre c’est quoi une fille et si c’est chaud dedans. Moi, je… j’ai l’impression, je sais pas, je pense à Abi, je sais pas s’il va bien, s’il sait comment je vais… mais je sens avec Armide mon cœur s’ouvre très grand…
« Et puis, un jour on annonce les hommes reviennent.
« Alors, Armide me dit un secrèt, un secret cruel. Mon cœur explose. Elle me dit le paire Denis et ses deux copains c’est pas des bergers. C’est des bandits, en vrai. Ils ont tué mes parents et d’autres familles pour prendre les fermes et faire croire c’est des bergers. Ils ont tué toute ma famille, mais je peux pas savoir, j’étais un bébé. C’est des bandits qui font croire c’est des bergers, des fermiers innocents. Tout là-haut, dans les fermes pour pas qu’on vienne les chercher. Ils ont joué aux rois. J’avais jamais imaginé ça si bien. Je voyais bien tout. Je voyais que le paire Denis aime pas la montagne, il y dit des injures, il maudit, il  crache sur la neige, il grogne, il dit "toujours la même viande dégueu" devant le mouton ou la chèvre. Mais je pensais c’était parce qu’il aime que les spectacles cruels. Mais en vrai, il aime pas son nouveau pays, c’est un étranger, et en fait quand Armide me dit ça je me rends compte que je savais déjà… j’m’en doutais… Il est pas de la montagne et pourtant il ressemble aux ours ou aux loups, quand il gueule c’est la tempête entre les montagnes, et sa voix y tombe sur mon dos comme une cascade glacée, et… et il a une façon aussi, quand il est là y a plus de bruit comme dans la neige qui tombe… Pour moi, la montagne le paire, c’était un peu pareil et en même temps c’était pas du tout pareil. Et voilà… Armide me dit qu’il ment, qu’il est pas berger, qu’il est juste un tueur.
« Puis, je sais : je vais lui faire cracher la lente.
« Il revient de faire la campagne, son rire et sa cruauté encore au cou. Il rigole méchamment, il rentre pas tout à fait, il est devant la porte, il me raconte la mort d’Abi et il essaye, y touche mes cheveux. Il dit c’t’idiot s’est fait marcher dessus par un cheval… Il me montre des yeux de paysans qu’il a mis dans un bocal, pour me consoler. "C’est eux qui ont fait ça à ton ami. T’es bien vengé, P’tit Denis. " 
« Quand il dit P’tit Denis, je me demande comment je m’appelle en vrai. Il se met à table, il boit. Il s’endort.
G. Doré - Le Roi des montagnes

« Le soir est pas encore tombé. Sommeil lourd, plein d’alcool, sa gueule elle sent comme d’un cabot qui crève.
« Je l’attache à son lit, avec des cordes. Solidement. Et j’y réveille en coupant les tendons dans l’épaule. Il crie. Je fais la deuxième épaule. Il dit des choses contre Dieu. Je vois il regarde grand ses yeux. Il sait il est piégé. Ses bras peuvent pas bouger. Le sang coule des épaules, ça fume avec le froid. Et je dis "je sais t’as tué les bergers et mes parents." Ses yeux sont encore plus grands. Il est complètement saoul. On dirait il est perdu dans la montagne et il sait pas où aller. Il me regarde et il me voit pas. Il dit "tu peux pas me tuer."
« Puis il raconte tout. Comment il peut pas tuer un bébé, mais c’est pas vrai je l’ai déjà vu tuer un bébé. Comment il décide et il dit à ses copains je suis son fils. Son seul fils, il dit. Et les autres ils se moquent mais il leur casse la figure. Et quand il raconte, moi bébé, et qu’il a voulu s’occuper de moi, j’ai pitié pour lui et pour moi. Mais je pleure que pour moi. Je veux pas le détacher. Je vais me coucher, et mon cœur bat fort et bizarre. Je vois la nuit est claire sous la porte et par les volets. J’entendais le paire Denis bouger et pleurer. Puis j’entends Boum ! Il est tombé sur le sol. Où il y pissait de rire avec ses compagnons.
« Le lendemain matin, il est mort. Et je sais pas quoi faire. Je sors et je rentre dans la maison. Je me dis je pourrais essayer d’aller voir Armide… À un moment je cherche dans les affaires du paire et je trouve une lettre. C’est écrit, tiens, regarde… »

Et le garçon tira d’une poche à moitié décousue un papier chiffonné qu’il présenta à l’aubergiste :

Jérémi,
Tu dira aus austres quy fau pu chercher a me voeir et surtou pa me trouver.
J’va voeir dan la montane si l’erbe est y plu verte et me fair un peu oublié.
Dis y à papa que je pourai pas revenir avans des anné.
Danis Brémon,
Fils de Matiéu Brémon

Cromar lut la lettre en silence. Il avait la gorge nouée à cause du récit du garçon et s’il levait la tête et qu’il voyait le visage si doux et humble de P’tit Denis, sa pomme d’Adam se renfonçait un coup dans son gosier. Peut-être que si les deux clients repus, cuvant leur vin et roupillant docilement dans leur coin, ne s’étaient pas ainsi attardés, il aurait versé quelques larmes.
« C’est écrit quoi ?, demanda P’tit Denis.
      Hm. C’est l’écriture du père Denis. C’est signé. C’est une lettre qu’il n’a pas donnée à celui à qui elle était destinée. Il dit qu’il va chercher à se faire oublier. Il dit que « les autres » ne doivent pas essayer de le retrouver… Il doit parler d’une bande de brigands, et ça doit dater d’avant ton adoption, si je lis bien entre les lignes.
      On peut lire aussi entre les lignes ?
      Hmmm, c’est une façon de parler. Mais raconte-moi la fin de ton histoire, P’tit Denis. Comment t’es venu jusqu’ici ?
      C’est Armide. On veut se fiancer. On veut voir la mer. Alors on y marche. Jusqu’ici.
      Eh bin. Et tu es en ville avec Armide ?
      Oui.
      Vous dormez où ?
      Belle étoile.
      Bon, mon gars, moi je ne veux pas que tu dormes à la belle étoile et que ta copine dorme dehors. Il y a des rustres dans les villes, aussi. »
Une casserole en cuivre tinta derrière eux, dans la cuisine, et Cromar se tourna vers la source du son.
« Ô Pierrette ! Ton frère, il a toujours son hangar, derrière la Joliette ?, s’enquit-il si fort que les deux clients assoupis sursautèrent.
     Oui, oui… »
L’un des clients était maintenant pris de hoquet tandis que l’autre riait sous cape de son affaire de hoquet, montrant de belles gencives édentées.
« Et ça ne le dérangerait pas que deux petits y vivent un peu, le temps de retomber sur leurs pieds ?, reprit Jean Cromar.
     Bonne mère, je crois pas, dis. Faudra lui demander.
     Tu peux le faire cet après-midi ? Je vais envoyer le garçon chercher sa fiancée et après on rangera la cambuse. Ce serait bien, non, que ton frère fasse ça pour deux petits que le destin n’a pas épargnés ? »