« Nous
suivîmes la caravane jusqu’à Ispahan et parvînmes de nuit dans ses faubourgs.
On campa, au sud de la rivière Zayandeh, puis, après la prière de l’aube, on
franchit le splendide « pont aux trente-trois arches » pour entrer,
enfin, dans Ispahan.
Khorshid
me conduisit ensuite jusqu’à la demeure du vizir Mohammed Abed Khan, toute
proche du palais de réception du Shah, le Chehel Sotoun.
La
demeure du cousin de mon père, chez qui je devais résider les premières nuits
de notre séjour à Ispahan présentait un grand porche à colonnades. Donya, la
seconde épouse de Mohammed Abed Khan, y parut, à l’appel d’un domestique. Elle
était vêtue de splendides étoffes fleuries et son visage très intelligent, aux
minces sourcils noirs, me fit un effet prodigieux. Elle me salua très
gentiment :
« Que
la bénédiction d’Allah soit sur toi, mon cher Ali Abed ! Si Dieu le veut,
tu te sentiras ici comme chez toi. Tu voudras certainement jouer avec des
enfants de ton âge. Nous n’avons, hélas, que des filles… Cela ne te dérange pas
de jouer avec tes cousines ? », me demanda-t-elle.
Même
si j’avais très peu d’amies à Yazd, j’accueillis la nouvelle, si je me souviens
bien, sans déplaisir, d’autant que j’imaginais ses filles à son image. Puis, se
tournant vers Khorshid, Donya demanda : « quel est votre
programme ?
— Nous resterons pour cette
journée dans vos murs, qu’Allah les bénisse ! Et dès ce soir, nous nous
installerons pour cinq mois dans une madrasa, où une place est réservée pour
Ali Abed, afin de prendre en main son enseignement.
— Kalam ou Fiqh ? (Discussion
théologique ou Législation ?), demanda Donya. Qu’est-ce qui intéressera le
plus notre bon petit Ali Abed ?
— Sans conteste aucun, ce
petit garçon est prédisposé Kalam. Cet enfant est tout lait et miel… », dit
Khorshid.
Donya
me fit un beau sourire.
« T’arrive-t-il
déjà d’écrire des poèmes ?, me demanda-t-elle, échangeant un sourire
entendu avec mon professeur.
— Oui, madame.
— Peux-tu m’en dire
un ?
— Vas-y. »,
m’encouragea mon professeur.
Je
lui lus alors un poème que j’avais composé pendant le voyage, avec l’aide
minutieuse de Khorshid :
Mes chers parents,
Toi, mon père, qui es une
pierre brûlante le jour,
Qu’il ne faut pas
déranger pour ne pas se brûler la main,
Et une pierre chaude la
nuit,
Qu’on garde dans son
vêtement pour affronter le froid.
Toi, ma mère, qui
enveloppes comme une fumée d’encens,
Dans ton parfum et ton
vêtement léger,
Je veux dire mon amour
pour vous, confondu dans l’amour de Dieu.
Mon
professeur contenait mal sa fierté. Donya prit mes mains dans les siennes et me
dit :
« Tu
es un bon garçon. Ah, si nos filles pouvaient être aussi douces que toi… »
Mon
cœur s’échauffa ; je voulais plonger mon corps dans l’étoffe fleurie et
sentir autour de moi, comme une étreinte maternelle, le corps de l’épouse de
mon cousin.
Donya
posa sa main sur ma joue et dit :
« Nous
nous reverrons ce midi, amuse-toi bien d’ici là avec tes cousines, Ali
Abed. »
Puis
elle disparut dans les profondeurs du palais.
Mon
professeur joua un peu du pouce sur son chapelet, me montra les peintures
géométriques du plafond du porche, égrena de nouveau son chapelet… Là-dessus,
surgit de l’obscurité une fille, un peu plus âgée que moi, un voile fleuri et
très fin couvrant mal ses cheveux. Elle vint directement à nous puis, sans même
s’adresser à mon professeur, me regarda en pleine figure et dit :
« Donya
veut que je joue avec toi. Tu me suis ? »
Korshid
m’encouragea à sa manière, en s’éclipsant.
Je
me retrouvai seul avec cette fille qui se présenta : Zarrin. Après
quelques pas dans le jardin, elle me prévint :
« Je
n’avais pas envie de jouer avec toi, mais Donya m’a obligée. »
Je
ne répondis rien.
« Tu
viens de Yazd ?
— Oui.
— Montre-moi ton
visage. »
Je me figeai dans un
rayon de soleil matinal. Elle prit mon menton dans sa main fine et tatouée au
henné.
« Ta figure est jolie,
mais trop féminine. Et ta peau est sombre… De toute façon, les gens du désert
sont ennuyeux… Et toi, tu as l’air ennuyeux. », décréta-t-elle en pointant
son doigt sur moi.
Il
semblait que je ne pouvais rien dire pour ma défense. Impitoyable, son regard
plein de dédain neutralisa en moi toute objection, toute intention de dire
quelque chose pour me valoriser. Cela me mit en colère et je sentis que je la
détestais vivement.
« Tu
veux manger une pêche ? », fit-elle.
Je
n’eus pas le temps de répondre. Elle filait déjà entre les allées du jardin,
loin devant moi. Son foulard avait glissé sur son dos. Dans sa course, sa
longue natte noire libérée s’agitait comme un fouet et sa foulée paraissait
légère — elle courait sur des ailes d’alouette.
Stupide,
je criai sur place : « Zarrin ! »
« Qui
es-tu ? », fit alors agressivement, tout près, une toute petite voix.
De derrière un arbre
surgit une fillette à peine plus jeune que moi.
« Tu es un amoureux
de Zarrin ?, dit-elle. Alors je vais le dire à père, et il te fera
écorcher. »
Ses yeux brillèrent de
malveillance pure. J’en fus horrifié.
« Je n’aime pas me
répéter. Qui es-tu ?
— Je suis votre cousin, Ali
Abed, de Yazd…, balbutiai-je, tout étonné d’être intimidé par une fille plus
jeune.
— Yazd est une ville de
péquenots, fit-elle, en guise de réponse. Tu bois du vin ?
— Pardon ?
— Je t’ai demandé si tu
buvais du vin.
— Non…
— Père a vu le précédent
Shah mourir après avoir bu trop de vin.
— Ah ?..., fis-je.
— Shah Safi aimait beaucoup
la boisson. Ce jour-là, il voulait boire le plus possible, il disait qu’il
allait confondre son esprit avec celui de Dieu. Il a bu, il a bu. Il a vomi
dans les bassins de marbre et dans les fleurs. Sa tête était enfouie dans les fleurs.
Père a essayé de le réveiller. Mais il ne s’est plus jamais réveillé. Tu vois,
quand on boit trop de vin et quand on vomit trop, même si on est un roi, après
on meurt.
— Certainement. »,
dis-je.
Là-dessus,
Zarrin reparut et se plaça entre nous.
« Ah,
tu es avec Yasmin…, grimaça-t-elle. Pourquoi tu ne m’as pas suivi ? Es-tu
idiot ou quoi ? »
La
bouche de Zarrin était barbouillée de fruit écrasé. Elle avait une pêche à la
main. Le parfum du fruit était si puissant que j’en eus aussitôt l’eau à la
bouche.
« Oh,
tu as réussi à attraper des pêches !, fit Yasmin.
—
Les
jardiniers avaient laissé l’échelle, dit Zarrin.
—
Je
veux la pêche, pleurnicha aussitôt Yasmin.
—
Celle-ci
est pour Ali-Abed.
—
Non !,
cria Yasmin.
—
Donya
a dit qu’il fallait pas que tu manges trop de fruits. », fit Zarrin, les
lèvres pincées.
Yasmin hurla et fut en
quelques enjambées sur sa grande sœur. Elle lui mordit la main et s’empara du
fruit. Zarrin cria à son tour. Elle se saisit de l’ample chevelure de la fillette
et tira d’un coup vers le bas, la faisant tomber brutalement dans le sable du
chemin.
« Rends-moi la
pêche ! Elle est pour Ali-Abed ! Rends-la-moi ! »
Zarrin,
grimpée sur elle, à califourchon, ponctuait ses phrases de claques cinglantes.
Yasmin hurlait comme une démente et se cramponnait à la pêche, ses doigts
avaient pénétré le fruit et le jus coulait en abondance sur ses mains et dans
le sable. Sa figure était devenue cramoisie, elle pleurait. Zarrin se releva,
furieuse et donna un coup de pied dans la main de sa sœur. Le fruit roula dans
le sable ; Yasmin poussait des cris suraigus de douleur et de frustration.
Je
regardai autour de nous. Personne ne venait interrompre cette brutalité.
Était-ce à moi de le faire ?
« Arrêtez…,
tentai-je, abasourdi.
— Toi, le plouc de Yazd, on
t’a pas demandé ton avis ! », me lança vivement Zarrin.
Je fus suffoqué de honte.
Qu’une fille osât me répondre sur ce ton ! Je ne sus que dire. Pourtant,
mon intervention, aussi faible fût-elle, eut une conséquence. Zarrin rajusta
son voile et s’en alla sans un mot supplémentaire, me laissant seul avec sa petite
sœur.