dimanche 19 juillet 2015

Les Contes de Bibi-Gol - 4 - La Malédiction des sodas - Seconde et dernière partie


« Quelle horreur, quel cauchemar… »
Edris se troubla. Il n’aimait pas beaucoup le mollah qui venait de trépasser tout près de lui, mais les scènes de violence et la mort le révulsaient plus encore. Javad et lui trouvèrent un pas de porte où se blottir et ils tombèrent assis, sanglotant d’effroi dans les bras l’un de l’autre.
Profitant d’une percée dans la foule, Javad tira Edris hors de la scène de crime, vers l’avenue.
Javad dit à Edris : « moi aussi, comme le mollah, j’ai eu envie de dire la vérité une fois que j’ai bu pour me désaltérer…
      Et moi, je n’ai pas eu le temps de boire…, dit Edris. Oh, comme j’ai soif…
      Je t’en prie, retiens-toi.
      Comme si l’on pouvait se retenir de boire !, s’emporta Edris.
      Mon ami, tu l’as constaté, la vérité emporte les langues ! C’est le genre de révolution qui ne laissera pas de survivants, dit, amer, Javad.
      Il faut que je retrouve mon oncle, c’est un grand magicien… Il pourra peut-être nous aider.
      Un magicien ? Si tu crois que quelqu’un peut tirer son épingle d’une telle catastrophe… Mais pour l’heure, il vaudrait mieux se mettre à l’abri…
      Allons chez moi. Prenons un taxi. », proposa Edris.
Ce qu’ils firent ; le meydân était tout jaune d’une foule de taxis en attente de clients.
Depuis la voiture qui les emmenait chez Edris, ils assistèrent à d’autres scènes édifiantes dont une qui vaut la peine d’être mentionnée et qui fit d’ailleurs ralentir le taxi afin de mieux profiter du spectacle : un commerçant s’était soudain retrouvé dans l’avènement de sincérité provoqué par les boissons gazeuses et il se faisait prendre à partie par d’autres marchands. Ils le tenaient au collet et lui frottaient les joues et les cheveux, en le traitant d’infâme menteur ! Mais il s’acharnait à dire la vérité sur son commerce d’importation, ses petits arrangements avec les autres commerçants et les autorités, il décrivait la belle escroquerie en bande organisée… « Menteur ! Menteur ! », hurlaient les marchands offensés. Le taxi redémarra quand cette foule eut fini par bâillonner l’embarrassant collègue.
Pris dans des embouteillages, le chauffeur de taxi ouvrit une glacière qui était lovée contre son siège passager et en tira une limonade.
« Je vous déconseille de boire cela… », fit Javad.
Le chauffeur jeta un œil dans son rétroviseur au jeune homme, émit un rire bref et décapsula sa canette en disant :
« Merci de vous préoccuper de ma santé à ma place ! »
Puis il but quelques gorgées.
Ensuite, comme on peut s’y attendre, il se mit à parler continument. Il dit toutes sortes de vérités peu intéressantes, du genre :
« J’ai mal au dos, c’est de rester assis toute la journée, ça doit être ça. »
« C’est long, les embouteillages… »
« Ma femme me dit que j’ai pris trop de poids, ces derniers temps. Pourquoi est-ce qu’elle se permet de critiquer mon poids ? Et d’ailleurs, elle s’intéresse au poids de tout le monde, par exemple quand elle regarde la télé […] »
« Il y a des gens qui se laissent doubler et d’autres qui ne supportent pas ça. »
« Je ne vous ai pas dit qu’en plus d’avoir des douleurs dans le dos, en plus j’ai vraiment mal aux fesses… »
Etc.
Javad fit d’ailleurs une remarque sur le manque d’intérêt de la conversation du chauffeur.
Lequel les déposa enfin et leur dit :
« Voilà, ça fait environ quatre-vingt-dix tomans. En temps normal, je vous en aurais demandé deux cent parce que monsieur a l’air de bien gagner sa vie… mais je ne sais pas ce que j’ai… ma bouche parle à ma place... »
Edris faillit lui donner cent cinquante tomans pour le récompenser de son honnêteté, mais une pensée chasse l’autre et il se contenta des quatre-vingt-dix — un billet de cinquante mille rials et deux autres de vingt mille.

Dans la sécurité de l’appartement d’Edris, on put faire le bilan de la journée. Ils conclurent de leurs observations que seules quelques personnes s’étaient mises à dire la vérité, qu’elles avaient été prises de cette ardeur après avoir bu certaines boissons. Y avait-il donc des boissons qui ne provoquaient pas cet effet ? Edris avait si soif… Le chauffeur du taxi avait bu une limonade… Javad avait bu un cola… Qu’avait pu boire le mollah ? Edris ouvrit son réfrigérateur et en sortit une bouteille d’eau. Courageusement, il en but une gorgée. Cela faisait tant de bien à son gosier desséché !
« Demande-moi quelque chose que je pourrais vouloir cacher, fit-il à Javad.
                    Comment gagnes-tu ta vie ? Depuis deux mois que je te connais, je ne t’ai jamais vu travailler…, dit l’étudiant.
                    Bien… J’ai l’impression que l’eau ne me force pas à dire la vérité… », sourit Edris.
Ensuite, Edris chercha à joindre son oncle au téléphone, mais celui-ci ne décrochait pas. De surcroît, son répondeur disait : « Je ne suis là pour personne. »
Le soir, aux informations, on ne parla que de cette vague de diseurs de vérités. Des dignitaires religieux dissertèrent en direct sur les causes de ce qu’ils appelaient non pas « vérités », mais « épanchements de fermentations nauséabondes », « ivresses provocatrices ». L’un d’entre eux accusait ouvertement l’occident d’avoir drogué d’une façon ou d’une autre les fauteurs de trouble, un autre prétendait que c’était l’œuvre de Satan qui ciblait en personne les hommes les plus justes et les plus pieux pour les déchoir. L’auteur de ces mots était un ami du mollah Ali Reza ; il était visiblement ému par la mort de son confrère.
Le présentateur reprit la parole, solennel, pour égrener une liste d’événements inquiétants. Dans la capitale et dans de nombreuses villes, des personnes mises en colère par ces provocations avaient saccagé des boutiques, des lieux publics, avaient lynché des provocateurs. D’innombrables faits-divers, parfois sordides, avaient eu lieu quand des secrets amoureux, familiaux ou professionnels avaient été révélés par des bouches brûlant de dire les secrets. Le journaliste enjoignit les téléspectateurs à se barricader chez eux et à voir le moins de personnes possibles.

Javad dormit chez son nouvel ami. Ils firent chambre à part, par pudeur. Ils dormirent mal, car, provenant de la ville, on entendait la rumeur de violentes émeutes. De plus, Edris songeait avec une grande angoisse que Javad n’était pas le seul dépositaire du secret de ses penchants amoureux.
Le lendemain matin, le jeune étudiant confia à Edris qu’il se sentait beaucoup mieux, c’est-à-dire qu’il ne ressentait plus le besoin urgent de dire la vérité. Ils en eurent un fou-rire nerveux.
Edris servit le petit-déjeuner. Javad fureta dans le frigo et en sortit machinalement une canette qu’il décapsula.
« Si tôt le matin, tu veux boire ce genre de truc ?, fit Edris.
      Oui, tiens, je ne sais pas pourquoi j’ai pris cette orangeade… »
L’étudiant déposa la canette ouverte sur le bord de la table.
Une mouche vint alors se poser sur celle-ci et commença à absorber, avec sa trompe, le jus sucré qui emplissait la petite gouttière. Elle se mit alors à voleter de-ci de-là puis s’en fut trompéter dans l’oreille d’Edris… mais ici il y a plusieurs versions concurrentes, selon les conteurs, sur ce que dit la mouche à Edris…
Selon la plus répandue, la mouche dit : « Bzzz… Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohammed est son prophète. »
Une autre version, ironique, fait dire à la mouche : « Bzzz… Il n’est de Dieu que Dieu et Je suis son prophète. »
La version la plus déprimante de ce conte lui fait dire : « Bzzz… Il n’y a pas de Dieu, je suis le seul prophète de la mort. »
Il en existe d’autres, mais je ne les ai pas toutes recensées.
En tous les cas, Edris fut très surpris et il désigna la canette de soda :
« Ainsi donc, c’est ce genre de boisson qui force ceux qui l’ingurgitent à parler un langage de vérité. »


Edris ne fut pas le seul à parvenir à cette déduction. Les personnes les plus perspicaces trouvèrent rapidement la cause de ces excès de vérité. Certains en tirèrent parti pour leur compte personnel, soit qu’ils fissent semblant d’être sous l’emprise du sortilège afin de mieux faire passer leurs mensonges les plus indigestes, soit qu’ils se servissent sur d’autres du pouvoir révélateur des sodas afin de soutirer les informations autrement inaccessibles.

Puis tout le monde sut la cause. La société ne s’en trouva pas mieux pour autant.
Les plus idiots des hommes se pavanèrent à boire des sodas pour montrer qu’ils n’avaient rien à cacher et prouver leur parfaite probité, de sorte qu’ils exhibèrent leur vacuité stupide par grands bavardages ineptes et sans intérêt.
Et, quand l’Etat eut acquis le contrôle de ces brusques surgissements de vérité, il fit un usage notable du soda en matière d’interrogatoires et de procès. Le corps judiciaire, le contre-espionnage et le corps religieux se mirent alors à vanter les vertus du soda, qu’ils présentèrent désormais comme des breuvages enchantés selon la volonté d’Allah.

Dans le langage courant, on se prit à ne plus jurer sur le Coran, mais plutôt sur les sodas, car c’était bien plus sûr. Quand l’affaire était sérieuse, on demandait à sortir une canette de boisson sucrée, puis l’homme dont la sincérité était mise en question pinçait la languette de la capsule entre ses doigts et jurait qu’il disait la vérité. Si la foule autour de lui refusait de se laisser convaincre, le type se faisait un devoir de boire quelques gorgées avant de pouvoir enfin prouver sa bonne foi. C’était une cérémonie parfois amusante mais souvent tragique car ceux dont la parole était mise en doute se mettaient dans tous leurs états, suaient à grande eau, rugissaient leur désarroi. Plus grandiloquentes étaient leurs dénégations, plus désespérée, plus humiliante était la confession sous l’effet du soda : nul ne pouvait désormais se soustraire à la vérité. La seule issue était la pitié de l’auditoire, le menteur était alors laissé à ses mensonges, la foule haussait les épaules et se détournait du supplicié, les larmes aux yeux et la main sur la canette fermée, qui persistait vainement à implorer les autres de le croire.

Des hommes de pouvoir organisèrent des interviews de confession à la télévision où ils buvaient cérémonieusement un soda devant un journaliste obséquieux avant de répondre en toute honnêteté à ses questions. Mais il s’agissait d’une supercherie : ils avaient tout simplement, pour duper le public, rempli d’eau gazeuse des canettes de marques reconnues.
Afin de rendre plus crédible leurs confessions, le journaliste préparait une question prétendument piégeuse à laquelle l’illustre invité répondait sur un ton léger avant de mettre sa main sur sa bouche comme s’il avait révélé le plus embarrassant des secrets.
« Pardonnez l’audace de cette question… Avez-vous des secrets déshonorants ?
      Hélas oui ! Que Dieu me vienne en aide !
      Dîtes m’en un !
      Eh bien, le jour de mon mariage, je ne trouvais plus deux chaussettes blanches, je me suis marié avec deux chaussettes différentes, une blanche et une beige. Oh mon Dieu, qu’est-ce que vous me faites dire ? (faux rire pudique) Mon épouse n’aimera pas que je dise cela à la télévision.
      Justement… Aimez-vous votre épouse ?
      Elle est ma lumière et mon soutien dans cette vie, même si elle a pris un peu de poids depuis que je l’ai rencontrée. (rire visqueux) Oh ! Ces fichus sodas ! »

On s’en doute, la société changea.
Les prisons furent très vite surpeuplées de tous genres de piètres coupables.
Il y eut certains sujets qu’on n’évoquait plus du tout, avec personne, par peur de découvrir des choses qu’on préférait ignorer. D’ailleurs, on ne parlait plus de rien qui soit d’importance. On ne parlait plus de politique ni de religion, on ne parlait plus d’amour, on ne parlait plus des affaires professionnelles… Mais on pouvait commenter la météo, évoquer les recettes de cuisine (même cela nécessitait un certain nombre de précautions oratoires) ; à peine osait-on parler des petits tracas quotidiens. Les amateurs de football avaient des conversations totalement dépassionnées car il fallait à tout prix éviter que l’argumentation technique prenne un tour personnel.
En famille ou en public, les gens se dévisageaient et nombre d’entre eux avaient les épaules basses. Beaucoup se sentaient fragiles et insignifiants. Il y avait partout la même absence de plaisanterie, le même sérieux glaçant.
Aussi incompréhensible que cela vous paraisse, une pénible hypocrisie se perpétuait partout, délibérée, volontaire, entraînée par l’inertie que provoque la peur, la peur des révélations et du déshonneur, la peur des déceptions et des trahisons, la peur des déchirements, la peur des révolutions… On continuait de mentir, non plus en paroles, mais par le silence.

Un jour, Edris se rendit avec son oncle dans un café célèbre de la ville. Le magicien avait fini par reparaître, plusieurs mois après l’apparition de ce singulier phénomène des sodas.
Ils s’étaient installés face à face, dans un coin, contre un mur de briques apparentes. Edris, auprès de son oncle, se sentait toujours mal à l’aise. C’était un homme massif, à l’air peu amène, prétentieux et d’humeur maussade.
« Je retrouve les hommes toujours aussi cons… », avait dit l’oncle, en préambule.
Edris le séducteur perdait ses moyens. Il avait envie d’évoquer la malédiction des sodas avec son oncle, il souhaitait que cet ours magicien fasse quelque chose pour régler la situation. Les mots ne franchissaient pas ses lèvres.
« Rien ne peut faire sortir les hommes des rails de la connerie… », continuait l’oncle.

À côté d’eux, un groupe d’hommes parlait littérature. L’un d’entre eux s’était mis à parler de littérature européenne quand soudain un autre interpela le serveur :
« Un soda, s’il vous plaît ! N’importe lequel fera l’affaire… »
Un grand silence incommode se fit dans la salle.
L’oncle se tourna sensiblement vers le groupe de critiques littéraires. Edris baissa les yeux vers sa tasse de tchai.
Celui qui avait évoqué la littérature européenne avait pâli, ses yeux se creusaient visiblement.
Le serveur apporta un cola. On dit à l’esthète de poser sa main sur la canette.
« Combien de livres français as-tu lus ?
      Une trentaine…
      Tu vas boire ce soda.
      Non, je… je pense que j’ai dû en lire plutôt une dizaine.
      Combien de ces livres as-tu lus jusqu’au bout ?
      Tous, je ne m’arrête jamais quand…
      Tu le prends comme ça ? Décapsule ce soda.
      Messieurs, ne nous énervons pas… Oui, j’admets que je ne les ai pas tous finis…
      Combien ?
      Cinq… Non, quatre… Trois. Hem, trois en fait. C’est vrai que c’est peu…, fit l’amateur démasqué.
      Non, ça me paraît bien, trois. Et pourquoi n’as-tu pas fini les autres ?
      Eh bien… Je les ai trouvés… ennuyeux. C’était intelligent mais… ennuyeux. »
Le bourreau de l’esthète amateur avait un sourire narquois. Sa victime balbutia : « je suis désolé… »

L’oncle d’Edris se redressa dans son siège, se tourna vers son neveu et dit : « Quels connards. Les hommes sont des connards… Je suis un connard, tu es un connard… Les connards finissent toujours par prendre l’ascendant, quelles que soient les règles du jeu. »
Edris dit : « Oh, mon oncle. Je te donne sincèrement raison. Moi, dans ce monde de connards, je me sens en danger…
      Nous sommes tous en danger, tout le temps, mon petit.
      Mon oncle, je t’en prie… Connais-tu un moyen de lutter contre cette conjuration magique des sodas ?
      Je peux la faire cesser en un claquement de langue.
      Oh ! Mon oncle…
      Arrête de m’appeler ainsi, je m’appelle Ja’far. Edris… C’est moi qui ai prononcé la malédiction à l’origine de ces événements. Sois sincère et dis-moi ce que tu penses de ce que j’ai fait. »
Edris sonda les yeux de Ja’far. Quand il ne portait pas ses grosses lunettes de soleil, Ja’far avait une douleur souterraine dans le regard. Edris prit un temps pour répondre, puis dit :
« Ja’far, mon oncle… Depuis que je suis petit, je crains tes colères. Je sais pourtant que tu ne me veux pas de mal. Malgré ma crainte, il est facile pour moi de dire que ce que tu as fait est une splendide connerie. J’ai pu en voir les conséquences !
      Haha ! Merci de ton honnêteté. C’est ce que je veux. Je veux que tu me regardes dans les yeux et que tu ne me craignes pas. Je veux que tu me respectes, que tu me parles avec franchise.
      C’est pour cela que tu as jeté ce sort ? Tu espérais que les gens se diraient en face les choses, qu’ils oseraient critiquer, discuter d’égal à égal ?
      Hélas oui. Je suis naïf, non ?
      Ja’far… Je n’aurais jamais pensé pouvoir parler ainsi avec toi.
      Mais je suis surtout trop con : une fois que j’ai jeté ce sort, je n’ai pas osé demander aux gens sous l’emprise des sodas ce qu’ils pensaient vraiment de moi. J’avais trop peur d’être blessé par leurs remarques. Je suis, quoi que je fasse, condamné à être misanthrope.
      Alors, oncle Ja’far, tu es beaucoup plus humain que ce que je pensais.
      Tu m’as dit que tu te sentais en danger, de quoi s’agit-il ?
      Oncle Ja’far, j’ai des pensées, je commets des actes inoffensifs qui offensent néanmoins la morale. Et puis… J’aime…
      Ah ?…
      Il s’appelle Javad. Nous risquons à tout moment la prison.
      Pour toi, mon cher neveu, je lève le sortilège. Mais pas seulement pour toi : mon idée stupide a causé beaucoup trop de victimes innocentes. La vérité ? Quelle connerie… »
Ja’far marmonna une formule magique, sa voix grave coula sur la table, le long des pieds, étendit sa portée invisible sur le monde et le soulagea d’une loi magique en trop.

 Sleeping in the Street - No3 (2007) - Babak Roshaninejad

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