lundi 13 juillet 2015

Les Contes de Bibi-Gol - 4 - La Malédiction des sodas - Première partie

« L'Iran est un pays où il ne pleut jamais. Vraiment jamais.
     Mais c'est pas possible ! Sinon on meurt !
     Comment ça, ce n'est pas possible ? Si ton père te dit que c'est vrai ! Il y a vécu !
     Mais papa ! S'il n'y a pas d'eau du tout, on meurt !
     Est-ce que je t'ai dit qu'il n'y avait pas du tout d'eau ? L'eau, là-bas, c'est comme le pétrole, on la prend dans des puits. C'est une eau très ancienne vu qu'il ne pleut plus depuis longtemps ! L'eau des dinosaures ! Et on est obligé de creuser de plus en plus profond pour en trouver...
     Heureusement, les Iraniens ont des besoins en eau très faibles. Ils ne se salissent pas, et d'ailleurs ils ne suent pas ! Un seul pichet d'eau leur permet de vivre une semaine : ils en boivent un verre, et le reste sert à la toilette.
     Arrêtez de mentir ! »
Mon ami Arach s'amusait à tourmenter la crédulité de son fils Nathan avec ma scandaleuse complicité. Nous étions deux adultes narquois face à un enfant partagé entre le désir de croire à toutes les bêtises extraordinaires que nous inventions et la méfiance que ne manquaient pas de soulever ces histoires invraisemblables.
« Est-ce ainsi que l'on t'a élevé ? Comment te permets-tu de traiter ton père de menteur ? », intervint malicieusement Morgane, l'épouse d'Arach qui venait de rentrer du travail.
Un troisième adulte venait en renfort peser dans la lutte inégale contre l'enfant.
« Alors, allons voir Bibi-Gol..., » fit Nathan. Il ne se laissait pas décourager : « Bibi-Gol me dira si ce que vous dites est vrai.
— Bibi-Gol te dira la même chose que moi...
— Allons voir... », s'entêta Nathan.

Bibi-Gol est un ancêtre d'Arach. Bibi-Gol est si vieux qu'on ne parvient pas à savoir, en le regardant, si c'est un homme ou une femme. Arach, lui, le sait, mais il ne me l'a pas encore dit... et je n'ai pas encore osé le lui demander.
Cet ancêtre vit dans le grenier de la maison de mon ami. Il est gourmand de tout, de bonne nourriture et de bons livres, de boissons sucrées et de sourires amicaux. Tout le monde aime lui rendre visite car il raconte des histoires formidables.
Et nous voilà face à lui, avec le jeune Nathan qui se plaint de nous. Bibi-Gol ponctue le récit de Nathan de son rire étrange : du fond de sa gorge sort le son d'une scie mordant et remordant le bois. Ce rire ne vexe pas Nathan car il le conforte dans la conviction que nous nous étions joué de lui. Enfin, après avoir écouté jusqu'au bout et sans interrompre les doléances de Nathan contre les adultes, Bibi-Gol dit :
« N'en veux pas trop à ton père. Il fait cela par tendresse. Le mensonge est un jeu. Un jeu où les règles ne cessent de changer et où tu dois inventer toi-même le rôle que tu vas jouer : si l'histoire te plaît, tu poseras des questions pour l'orienter vers les mensonges qui te plaisent ; si l'histoire te déplaît, tu devras trouver toi-même un meilleur mensonge pour recouvrir ceux de ton père, et tu devras soutenir bravement que ce que tu dis est pure vérité. »
Tous, Nathan, Arach et moi-même acquiesçâmes gravement. Arach passa tendrement sa main sur l'épaule de son fils qui se laissa faire.
Je tentai de dire quelque chose d’intelligent :
« Et n'est-ce pas souvent en croyant s'éloigner de la vérité que l'on finit par l'atteindre ? »
Mais ce n'était, dit comme cela, qu'une formule creuse.
Je me rattrapai en étalant ma science :
« Je crois bien que pas une seule religion n'a réfléchi aux vertus du mensonge...
— Normal..., intervint Arach, les religions disent révéler la vérité, elles ne peuvent pas professer les vertus du mensonge, tout leur système de croyances s'effondrerait... »
Assis par terre sur un coussin, Nathan fit entendre son agacement.
L'aïeul toussa, reprit son souffle, puis il coupa court à notre discussion en commençant un de ses contes bizarres. Un sourire s'épanouit sur le visage de Nathan. Bibi-Gol dit :

« Il était une fois... Hem... Il était une fois il n'y a pas si longtemps... vivait, dans une grande capitale, un magicien. C'était le plus puissant magicien de tous les temps !
Il n'avait pas l'air, pourtant, de grand-chose. Une quarantaine d'années. Portant un vilain blouson gris-beige un peu trop court aux manches et à la taille. Ses cheveux noirs luisaient au soleil et se prolongeaient en deux pattes touffues le long de grandes oreilles rouges. Sa bouche était large et ses lèvres boudeuses, couleur de vieux papier. Ce magicien portait d'épaisses lunettes de soleil d'aviateur sur un nez puissant ; les verres teintés et le nez reflétaient le soleil de midi.
Il commençait à faire chaud et le magicien grognait entre ses dents un refrain de dépit :
« Rhr ! La salope... la putain d'salope... la salope... la putain d'salope... »
Le langage du plus puissant magicien de tous les temps n'était pas à la hauteur de son don.
Or, il se tenait là sur une grande avenue, en plein soleil, devant une agence de voyages, une canette de soda à la main, deux canettes vides écrasées à ses pieds, et il serinait :
« Rhr ! La salope... la putain d'salope... la salope... la putain d'salope... »
Ses dents grinçaient, un peu de sueur coulait dans son cou, filait sous le blouson et s'allait tremper la chemise.
Le magicien buvait à même la canette. Il la portait de sa main gauche à la bouche. Le liquide sucré et pétillant s'écoulait en frémissant. Le magicien faisait grincer ses dents du bas contre le métal.
Il aspirait entre trois et sept gorgées, éloignait l'embouchure de son visage, émettait un son pour signifier son rafraîchissement, puis observait tout autour de lui. Après avoir observé un peu, il consultait sa montre, composait une moue grimaçante, puis lançait quelques nouveaux :
« Rhr ! La salope... la putain d'salope... la salope... la putain d'salope... »
Ce coup-là, il avait porté encore une fois la canette à sa bouche. Il voulut se dégager de son blouson. Haussant la canette contre son visage de la main gauche, il entreprit d'extraire son bras droit de la manche en faisant rouler son épaule et en ramenant le coude vers lui, mais le blouson, très ajusté, l'empêchait de se dégager convenablement. Il voulut s'aider de la main gauche qui tenait le soda ; il avait besoin de ses deux mains. Il cala alors la canette contre le bas de sa mâchoire et arrima ses dents du haut à la languette métallique afin de maintenir un petit flot de boisson dans sa gorge pendant toute la manœuvre. Mais, pendant qu'il exécutait cet exercice de voltige désaltérante, un homme qui discutait avec un ami et qui ne regardait pas devant lui vint percuter de plein fouet cet équilibriste avec sa canette accrochée à la bouche. Le passant leva une main timide, réprima un fou rire et dit : « désolé... »
Face à lui, le magicien, furieux.
Ses yeux étaient poussés par la rage hors de leurs orbites et venaient cogner derrière les verres des lunettes de soleil.
Du soda dégoulinait sur sa poitrine auquel vint bientôt se mêler un abondant flot de sang : la canette métallique lui avait fendu la langue.
Le magicien aurait pu, n'en doutez pas un seul instant, désintégrer d'une pichenette ce passant maladroit. Mais sa colère était si grande, qui s'augmentait depuis bien longtemps par suite de vilaines nouvelles, de déceptions professionnelles et de déconvenues amoureuses, que son courroux se tourna tout prêt contre tout le monde à la fois et contre les canettes de soda en particulier et il rugit des mots très très grossiers, il vomit des insultes abominables, il éructa des jurons scandaleux tout en postillonnant à travers l'espace des gouttelettes vermeilles de sang magique et conclut :
« … Par le Saint Coran, par tous les djinns et tous les ifrits, par toute la puissance qui m’a été conférée par don exceptionnel d’Allah, désormais les sodas feront dire la vérité à ceux qui les boivent, jusqu’à ce qu’une aube nouvelle efface la lumière de leur bouche ! »
Le temps s'arrêta. Sur le carrefour, les voitures s'immobilisèrent. Les oiseaux, les mouches, furent saisis en plein vol ; les passants stoppés nets dans leur marche. Le vent chaud avait cessé d'un coup.
Les postillons rouges du magicien mitraillèrent la canette de soda, tombèrent en pluie sur la poussière du sol.
La malédiction était prononcée. Le monde reprit sa course folle, soudain lesté d’un sortilège supplémentaire aux lois de la nature.

Et voilà, nul ne savait, pas même le plus grand magicien de tous les temps, tous les malheurs qui allaient advenir.
Plus haut sur la grande avenue, à la terrasse d’un sandwich-bar, Edris, le neveu du magicien, pérorait devant un jeune étudiant. Edris était un beau petit homme à jolie moustache et aux yeux de chat alangui ; sa voix râpait doucement les mots et les servaient en salade fine et fraîche. C’était un spécialiste en boniments et les hommes qui obtenaient le privilège de sa conversation étaient plus intimidés et séduits qu’à leur habitude. Celui qui l’accompagnait ce jour-là se sentait anobli devant les autres clients, il cherchait à se mettre à la hauteur d’Edris. La conversation portait sur les films américains. L’étudiant n’avait vu que quelques films d’action et il pensait qu’Edris se moquerait de son enthousiasme pour ces films de distraction. Pourtant la conversation filait bon train et les deux hommes riaient, usaient de bons mots pour commenter des scènes archétypales : un super-héros traversant New-York en rase-motte, un chien sauvant le héros et lui léchant abondamment la figure, un G.I. tirant au lance-roquette sur un cavalier arabe enragé… Edris ne tenait pas rigueur de la maigre culture de l’étudiant et l’amitié semblait une chose facile.
Le patron ventripotent du sandwich-bar apporta sur deux assiettes quelques pains farcis de viande et d’herbes et dit avec nonchalance :
« Voilà messieurs…
      Oh ! Merci !, firent Edris et l’étudiant, avec des manières de grands seigneurs.
      Bof, c’est pas de première fraîcheur, mais avec la sauce, ça passe... », dit le gros homme.

Ses deux clients eurent un moment de perplexité, interrogèrent du regard cette bizarre franchise, mais aucun sentiment de rancœur ou de provocation ne s’affichait sur le visage du patron.
« Ah, mince, c’est pénible, j’ai oublié les boissons, ajouta-t-il. La journée commence bien… et avec cette chaleur qui remonte… »
Puis il revint et servit les sodas avant de s’en retourner dans la pénombre de son bar, où il engloutit la fin de sa canette en s’essuyant le front.
« Eh bien, celui-là, il ne fait pas semblant d’être sympathique, au moins… », rit Edris.
L’étudiant répondit à son rire et ils échangèrent des regards qui les plaçaient hors du cercle des grincheux, dans la complicité des amis de bonne compagnie.
Ils se ruèrent bientôt sur leur sandwich. C’était un moment qui promettait d’être agréable, une amitié prête à éclore.
Mais à côté d’eux, un type bien habillé se leva brusquement de table et dit à la cantonade : « depuis deux heures que je parle avec ces cons qui ne comprennent rien à la politique… Comme si la religion pouvait résoudre tous les problèmes ! Qu’est-ce que je fous là ?! »
Un client balança : « barre-toi de ce pays si t’es pas content ! T’as qu’à aller chez les Américains !
      Et toi, tu es content de nos lois obtuses ? Et tu es content de toi et de ta tête pourrie ? »
On en vint aux mains. Celui qui s’était insurgé contre la politique fut rapidement submergé par quatre hommes brutaux. La police accourut et prit le parti du nombre contre le seul agitateur qui fut copieusement bastonné sous les yeux horrifiés d’Edris et son ami.
Quand la police eut embarqué le fauteur de trouble estourbi et sanglant, Edris et l’étudiant s’interrogèrent : « Qu’est-ce qui lui a pris, d’un coup ? On ne dit pas ces choses-là en public… »
Alors, l’étudiant but une gorgée de soda. Son visage s’illumina et il dit :
« Il avait raison, nos lois sont mauvaises…
      Oh là ! Chut, moins fort…
      Nos lois nous rendent malheureux !
      Tais-toi, qu’est-ce qui te prend.
      Ce qui me prend ? J’ai envie de dire la vérité à tout le monde…
      Mais pourquoi ?
      Je ne sais pas. Ça me prend d’un coup. C’est plus fort que moi.
      C’est trop dangereux, ne le fais pas… Tu as vu ce qui vient de se passer ?
      J’ai peur, mais je ne peux pas me taire… Je vais… »

Mais juste à ce moment, un autre homme se leva et dit à tout le monde en terrasse :
« Vous êtes une belle bande de lâches. Vous avez laissé ce pauvre homme se faire frapper et vous n’avez pas bougé. Je crache sur vos… »
Nouvelle scène de violence, nouvelle intervention musclée des policiers, Edris et l’étudiant s’enfuirent, bouleversés, descendant l’avenue en direction du meydân, la grand ’place.

« J’ai l’impression que tu n’es pas le seul ici à vouloir dire ce qui te passe par la tête… les gens deviennent-ils fous ou quoi ? », fit Edris à son compagnon.
L’autre, alors, malgré le pas de course, regarda Edris en plein visage et lui dit :
« Voilà une autre vérité pour toi : tu n’es pas le genre d’homme qui me plaît, mais tu es captivant, et j’attends, si tu veux bien, que tu me révèles des choses que j’ignore sur l’amour. »
Edris saisi d’effroi, stoppa net son allure. Il balbutia :
« Javad… Malheureux… N’évoque surtout pas ce sujet en public… Comment… Comment sais-tu cela de moi ?
      Je suis bien content de l’avoir deviné…, sourit Javad. Ainsi, tu es… 
      Malheureux, tais-toi ! 
      Je ne peux pas me taire, ma langue s’emporte par magie ! Tu es… »
Edris plaqua sa main sur la bouche de Javad et le força à regarder la rue autour d’eux :
« Vois la foule ! Tu connais certains d’entre eux, la plupart tu ne les connais pas… Mais tu sais ce qu’ils disent tous là-dessus ; le silence est la règle qui me tient en vie ! Si tu parles, nous sommes condamnés, nous serons battus, nous irons en prison… Regarde, par exemple, Hossein, ce commerçant ! Il sera le premier à te dénoncer à la police ! »
Et comme ils s’étaient approchés du commerçant en question, lequel tenait une canette de soda à la main, celui-ci leur dit :
« Messieurs, venez m’acheter des chaussures ! Même si vous n’en avez pas besoin ! Ah ! Edris, toi qui es si élégant ! Haha, tiens ! Ne m’as-tu pas acheté le mois dernier des mocassins à prix d’or ?! Quand je pense combien je t’ai floué, c’est trop drôle !
      Pardon ?
      Eh oui ! Tu te souviens ? Je t’ai dit qu’ils venaient tout droit d’Italie ! Mais ils ont été fabriqués dans le trou le plus misérable du pays… Je te les ai vendus dix fois leur vrai prix ! Hahaha ! Tu es une vraie pomme !
      Arrête, Hossein, ce n’est pas drôle.
      Mais, par Allah ! c’est la vérité ! De toute façon, tu fais trop l’élégant… Tu  as l’air si vaniteux que tu mérites bien qu’on t’entourloupe ! »
Le commerçant attrapa la manche d’Edris qui se dégagea brusquement pour s’éloigner.
« Ne te fâche pas… Reviens, Edris, faisons affaire ! J’ai ici des souliers que je vends seulement cinq fois le prix correct… »
Edris entraîna Javad plus loin.
« Que se passe-t-il, tout le monde s’enrage à dire la vérité ou quoi ?
      C’est comme un sortilège dans ma bouche…, souffla Javad. Si on me pose une question sur toi, je ne pourrai pas m’empêcher de dire ce que je sais. Pardonne-moi, je suis si gêné… »
Des larmes de désarroi montèrent aux yeux de l’étudiant.
Edris rumina alors de très sombres pensées. Il connaissait quelques films excellents où, dans cette situation, le héros avait recours à l’expédient le plus misérable : il tuait le dépositaire du secret. Mais ces films ne reniaient pas la morale et, malgré le séduisant poison de leurs images, la vérité finissait toujours par triompher et engloutir le héros rendu plus coupable encore par son geste que par le secret qu’il cherchait à enfouir… Il regarda Javad avec commisération : que faire d’un si encombrant partenaire ?
Il songea soudain à son oncle ; c’était un puissant magicien ! Edris n’aimait pas beaucoup l’oncle bizarre, mais peut-être pourrait-il aider son neveu ? Encore fallait-il pouvoir retrouver le bonhomme…

Plus bas sur l’avenue, ils virent un nouveau tapage : une femme en furie s’acharnait sur son mari à terre. L’homme disait, entre deux cris de douleur : « oui, je t’ai trompée, je t’ai trompée avec toutes celles que j’ai pu, car je ne peux pas résister, c’est trop délicieux de convoiter une autre femme ! »
Cette confession admirable d’honnêteté n’aidait certes pas son épouse à se calmer, laquelle commençait à lui arracher des touffes de cheveux. Un passant chercha à intervenir, mais il se fit hurler dessus par la femme en pleine crise de nerfs.
La police n’intervint pas. En fait, ils étaient sur l’autre trottoir, une centaine de mètres plus bas, cherchant à régler une situation délicate : juste sous les bureaux d’un grand quotidien, quelques journalistes s’étaient rassemblés pour expliquer aux passants les dessous de leur métier. L’un d’entre eux, un chroniqueur dont l’éditorial était lu partout dans le pays, tenait tête aux policiers :
« Mais enfin messieurs, je ne dis là rien de nouveau, tout le monde le sait ! Si je dis que tout ce que j’écris m’est dicté par le gouvernement, je ne vois pas ce qu’il y a de choquant à dire une telle banalité ! Cependant, je trouve extraordinaire que mes lecteurs s’intéressent à toutes les bêtises que je relaie, et qu’ils finissent par y croire, malgré eux, malgré leur connaissance intime de la censure qui pèse sur toute notre société. »

Arrivés à proximité du meydân, Edris et Pavad virent se déverser hors de la Grande Mosquée une foule émue. Un groupe d’hommes furieux disait : « il faut destituer ce fou de mollah ! pourquoi dit-il des choses aussi scandaleuses ?
      Qu’a-t-il dit ?!, les interpela Pavad.
      Il a dit qu’il utilisait le nom d’Allah pour nous dominer ! Qu’il était content qu’on le regarde comme un grand homme alors qu’il est plus vicieux et lascif que le pire des bandits !
      Le mollah a même dit : « Je vous méprise, car vous me croyez. Dieu favorise les menteurs ! »
      Quel grand sage !, approuva Pavad.
      Et toi ! Provocateur ! », hurla un des fidèles, bouleversé, à Pavad.
En quelques pas cette brute fut sur lui et lui décocha dans le ventre un coup de poing si puissant que le fragile Pavad tomba sur le pavé, plié en deux. L’homme lui cracha sur la tête en disant :
« Chien de provocateur ! »

Edris ramassa son étudiant mal en point et l’entraîna à l’écart dans une venelle.
Or, la ruelle longeait la Grande Mosquée. Là, ils virent ce très scandaleux mollah quitter précipitamment l’édifice par une porte dérobée. L’homme les dévisagea, l’air apeuré. Il s’apprêtait à s’enfuir, mais Edris l’appela :
« Mollah Ali Reza ! Ne fuyez pas ! Nous ne vous voulons pas de mal !
      Encore heureux, car si c’était le cas je vous ferais exécuter moi-même, répondit le mollah, dont le regard pouvait encore foudroyer les contempteurs.
      Que vous arrive-t-il, mollah Ali Reza ?
      Je ne comprends pas ! Je perds la raison !, s’effondra-t-il tout aussitôt. Voilà donc que ma langue est possédée par un démon et que je dis tout ce qui me passe par la tête ! Mais j’en ai trop dit aujourd’hui, je ne pourrai plus jamais reparaître en public et je rentre de ce pas chez moi pour me pendre !
      Oh là, cher mollah ! Vous rendez déjà les armes ? Je vous ai déjà vu plus combatif !, dit Edris.
      Que me voulez-vous ?, fit le mollah, aux abois.
      Je veux savoir quand cela vous a pris…
      Eh bien… Je m’apprêtais à faire mon prêche et, après que j’ai bu une boisson pour me désaltérer, j’ai senti une force s’emparer de moi. J’étais heureux et enthousiaste, je me pensais si intelligent et, quand j’ai pris le micro, les mots se sont mis à dépasser ma pensée. Ils étaient dans ma bouche avant même que j’aie la possibilité de les arrêter ! La foule est devenue furieuse et j’ai couru me barricader dans mes quartiers… 
      Vous veniez de boire… Qu’est-ce que vous aviez bu ? »
Mais soudain, des cris résonnèrent derrière eux : des fidèles de la Mosquée venaient de découvrir le mollah blasphémateur. Le gros homme n’eut pas le temps de s’échapper, la foule emplit la ruelle et le lyncha sous les yeux impuissants d’Edris et Javad, ballottés, étouffés, étourdis par la violence de la masse hargneuse qui les entourait.
La foule exultait, brandissant une poupée désarticulée, couverte de chiffons sales déchirés. L’odeur du sang du mollah et celle de la sueur de ses bourreaux se mélangeait.

Sakher Farzat - Talisman - 1980
http://sakherfarzat.com//

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