vendredi 17 juillet 2015

Les Contes de Bibi-Gol - Histoire de la source d’az-Zharâ’


Dans le royaume de Tabriz vivait un prince orphelin plus impatient de trouver l’amour qu’un jeune poulain. Il s’appelait Bamdad. Chaque matin, Bamdad bourrait de coups de poing son lit, puis il piétinait ses draps en criant qu’il voulait prendre une épouse.
Riche, puissant et beau jeune homme, beaucoup de femmes eussent rêvé de partager sa destinée princière, mais, lorsqu’il parcourait les rues de sa ville et les champs de son royaume, il ne remarquait pas une seule femme qu’il trouvât tout à fait à son goût… Il avait envoyé par le vaste monde des émissaires chargés de dénicher une belle princesse, mais les portraits qu’on lui rapportait n’étaient pas à la hauteur de ses visions. L’impatience du prince escaladait la tour d’un rêve ; il imaginait une femme idéale, un tout harmonieux composé des plus parfaites parties ; ne la trouvant pas, il s’irritait et devenait un mauvais homme.
Hossein Behzad - XIXe s. - Jeune femme au rosier
Or, un de ses émissaires vint un jour lui décrire la plus belle femme qui soit, Negin, la fille du roi d’Hérat, une princesse sans pareille. Il la peignit si bien par les mots, il donna tant de comparaisons alléchantes que le prince tomba amoureux sans l’avoir vue et souhaita que le mariage se fît le plus rapidement possible.
Cependant, Mazdak, le vizir du roi d’Hérat était amoureux de la princesse et désirait prendre le pouvoir sur la région. Mazdak fut très jaloux quand il apprit le souhait de son roi d’organiser une  rencontre avec le prince de Tabriz dans le but de favoriser une union entre la princesse Negin et cet homme, mais il n’en laissa rien paraître. Au contraire, il se dit très enthousiaste du projet et proposa de faire lui-même escorte au prince. Il partit derechef pour Tabriz sur les ailes d’un ifrit, car les forces maléfiques favorisent les usurpateurs et les impatients, et il se présenta le lendemain matin au fougueux Bamdad.
Le prince de Tabriz fut surpris et enchanté de la promptitude de la venue de Mazdak et il applaudit sincèrement cet émissaire de l’amour.
Mazdak n’était pas moins impatient que Bamdad ; quant à leurs projets, ils divergeaient beaucoup. Les deux hommes, sur le champ, se mirent en route pour Hérat sur les deux meilleurs chevaux du royaume.
Chemin faisant, Bamdad posait beaucoup de questions au vizir sur la princesse Negin. Mazdak dit qu’elle était belle et mystérieuse comme une lune en son premier croissant, mais qu’elle refusait systématiquement tous les prétendants. Bamdad, tout à son impétueux orgueil, ne doutait pas que sa prestance et sa jolie figure franchirait sans difficulté l’obstacle du jugement de Negin. Le vizir lui-même, considérant les atours de Bamdad, songeait que la princesse ne résisterait pas à pareille friandise.
Au troisième jour de route, le vizir félon dit : « je connais un raccourci par une gorge étroite que personne n’emprunte car on la dit maléfique, mais cela peut nous faire gagner une journée de notre voyage. » Bamdad fit tinter ses bijoux d’enthousiasme et dit : « pour gagner une seule journée, je me sens prêt à affronter les plus terribles démons ! » Ainsi, les deux cavaliers s’engagèrent dans l’étroit canyon en galopant. La gorge était peu sinueuse et traversait de hautes montagnes dont les murailles s’élevaient, vertigineuses, au-dessus des deux hommes. La roche défilait au ras des cavaliers, à une vitesse qui donnait le tournis. Le souffle des chevaux résonnait, s’amplifiait contre les parois. On déboucha enfin sur une esplanade logée en pleine montagne, dans un puits de falaises. Là, d’une grotte, s’écoulait un fin ruisseau d’eau claire qui faisait une petite flaque et s’asséchait un peu plus loin. Le vizir Mazdak montra en la nommant la source d’az-Zharâ’. Il précisa qu’elle favorisait les amants. Mazdak but de l’eau à sa gourde et Bamdad s’en fut boire directement à la source.
Mais à peine le prince eut-il trempé ses lèvres dans la source qu’un grand changement se fit en lui : ses sourcils s’étrécirent, son nez embellit, sa bouche devint plus tendre, ses cils s’allongèrent, son visage s’adoucit, une grande partie de ses poils tomba, sa poitrine s’arrondit et son membre viril rentra au-dedans de lui comme un coquillage. Le beau Bamdad s’était transformé en une splendide jeune femme !
Alors, Mazdak ricana et dit : « Il est vrai que tu demeures irrésistible ! Mais que dira la princesse, maintenant ? Oseras-tu te présenter à elle ainsi ? Désormais, tu ne pourras assouvir tes désirs qu’avec toi-même, maudit prince ! » Le vizir félon s’empara de la bride du cheval de Bamdad et s’enfuit en galopant par les gorges damnées.
Le prince était trop étonné et horrifié de sa situation pour répondre, mais il se saisit de son arc et il encocha une flèche. La corde se détendit brusquement et le projectile fila aussitôt à la poursuite du vizir mais ne fit que l’entailler au poignet. Mazdak était déjà trop loin.
Se retrouvant seul, Bamdad considéra son état, palpant nerveusement avec ses mains et s’assurant des disparitions et apparitions de ses organes, puis il s’avança jusqu’à la source az-Zharâ’ et se mira dans l’eau : sans nul doute, il était la plus belle femme qu’il eût jamais vu…
Il se demanda si, en buvant de nouveau l’eau de la source, il retrouverait son état précédent. Il prit au creux de la main l’eau miraculeuse et perfide et en but une nouvelle gorgée. Il sentit bientôt ses seins s’alourdir un peu plus et ses hanches s’amollir un brin. Par Dieu ! Le maléfice était redoutable !
Alors, réalisant que le changement de son sexe était définitif et sûr, Bamdad se mit à pleurer sur son sort.
Il pleura jusqu’au soir et s’endormit près de la source.

Au cœur de la nuit, un vieillard vint lui rendre visite. Des heures de rang, le vieil homme contempla, à la lueur de sa torche, le corps féminin de Bamdad, sa chevelure noire déployée, luisante de reflets de lune et sa perfection de visage. Puis, au point du jour, l’ancien tira sur la manche de Bamdad et lui dit : « Oh, jeune beauté vêtue en homme, réveille-toi maintenant. Si tu assouvis mes désirs, je t’offrirai un vœu. » Bamdad se redressa, épouvanté et, par réflexe, gifla le vieux débauché.
Le vieillard se mit à rire et dit : « tu n’aurais pas dû ! Dis-moi, beauté, quel est ton nom ? »
Bamdad dit : « Je suis Bamdad, de Tabriz. »
Le vieillard répondit : « Non ! Quelle idée de porter un pareil prénom ? Non, tu t’appelles Banou, de Tabriz. Ton prénom est la simplicité même et ta beauté attise la convoitise de tous. »
Le vieil homme disparut dans un tourbillon de poussière. La poussière n’était pas plus tôt retombée que Bamdad entendit une cavalcade.
Quatre fringants cavaliers surgirent de la poussière. Bamdad-Banou vint à eux et se saisit avec autorité de la bride du premier homme. Celui-ci dévisagea avec stupeur cette femme surnaturelle, puis dit timidement :
« Nous sommes des serviteurs du prince Bamdad ! Nous avons appris que le vizir Mazdak complotait contre lui, avez-vous vu notre prince ? »
Bamdad se crut sauvé : « Je suis Bamdad ! Le vizir m’a trompé…
      Oh là ! Qu’est-ce que vous chantez, mademoiselle ?, s’esclaffa l’un des cavaliers.
      Cyrus ?, le reconnut Bamdad. Aide ton prince ! Partons d’ici !
      Tout ce que vous voudrez, mademoiselle !, fit Cyrus, étonné et ravi qu’on le reconnaisse. Montez en selle !
      Fort bien, Cyrus, mais puisque je suis votre prince, vous me laisserez les rênes.
      Qu’il en soit ainsi, votre majesté… », rougit Cyrus.
Mais Bamdad-Banou ressentit une certaine ironie de son vassal qui le mit mal à l’aise. Il ignora l’aspect cauteleux de Cyrus et grimpa sur l’étalon. Puis la troupe se mit à suivre la piste du vizir, vers l’est. Mais, après quelques foulées, Bamdad sentit que Cyrus s’accrochait à lui avec insistance et accouplait son ventre à son dos. Bamdad provoqua alors un écart du cheval pour mettre Cyrus à terre.
« Oh là ! Laisse-toi faire, gentille garce ! », rugit Cyrus.
Ne parvenant pas à se défaire du guerrier lascif, Bamdad donna un coup de coude dans l’estomac de son agresseur et piqua des deux. L’accélération furieuse de l’étalon eut raison de l’opiniâtreté de Cyrus qui culbuta en arrière et se brisa les vertèbres contre une pierre. Ses compagnons donnèrent la chasse à Bamdad, mais celui-ci était si bon cavalier et, en outre, rendu plus léger par sa transformation, qu’il leur échappa comme la truite file entre les mains du pêcheur maladroit et il mit en quelques heures une distance suffisante entre lui et eux.

Soudain, il déboucha du canyon et parvint à une forêt enchantée, sombre et propice pour se cacher.
Dans les profondeurs dissimulatrices de la forêt, Bamdad se sentait glacé jusqu’au cœur par le désir de Cyrus. « Voilà donc ce que ressentent les femmes face au désir des hommes ? » Le prince de Tabriz n’avait jamais ressenti la peur, mais de ce jour, il se mit à craindre les hommes. « Peut-être pourrais-je rester ici, dans le secret de ces bois, jusqu’à ma mort. Je vivrai comme un ermite et j’implorerai le pardon d’Allah. »
Mais, considérant cette solitude forcée, Bamdad se souvint de son amour pour Negin. Son esprit, malgré les profonds changements de son corps, demeurait ferme dans le désir de découvrir la beauté de Negin.
Il avait pu considérer dans la flaque d’eau claire son propre reflet, changé en femme — « Banou », l’avait appelée le vieillard —, et il avait découvert une beauté inouïe. Negin était-elle plus belle que Banou ?
Surmontant son désespoir et son inquiétude, dans le secret de la forêt, près d’un ruisseau chuchotant, Bamdad trouva du réconfort dans le corps de Banou, tendre, délicat, sensible, merveilleux mélange languissant et vif. Le vertige dans lequel cette langueur pressée le plongea eût pu durer des semaines ou des mois, mais il ne cessait de songer à Negin, la curiosité était plus forte. Il lui fallait découvrir la mystérieuse princesse et savoir si sa beauté l’emportait sur celle de Banou. Il décida de partir. Néanmoins, il était, à l’évidence, une femme ; les dangers se multipliaient… Mais il était une femme déterminée, courageuse.
Et, juchée sur un étalon, cheveux attachés, Banou quitta la confidence de la forêt et prit sous un soleil rutilant la direction de Hérat.

Elle évita soigneusement les villes et les caravansérails car elle savait combien sa beauté pouvait exciter les hommes. Sur la route, Banou acheta à une vieille bohémienne de grands voiles inélégants dont elle se recouvrit. Après quelques jours d’un voyage inconfortable et angoissant, elle parvint à Hérat.
En se renseignant, Banou apprit qu’il se racontait que le prince Bamdad était tombé dans une crevasse et que le vizir Mazdak s’était coupé au poignet en tentant de le sauver.
Banou enrageait contre le vizir et voulait lui faire rendre l’âme. Sans y réfléchir clairement, elle se trouva aux portes du palais du roi.
« Que veux-tu, bohémienne ?, dit l’un des gardes.
    M’entretenir avec le roi.
    Passe ton chemin, vagabonde…
    J’ai des informations sur ce qui est arrivé au prince de Tabriz.
      Soit, le roi a donné des instructions à ce sujet. Entre donc, le vizir va te recevoir… »
Au nom du vizir Mazdak, Banou frémit de colère et d’inquiétude. On la conduisit à travers de riches jardins jusqu’au pavillon du vizir, où on la laissa sous un porche en lui disant d’attendre son tour.
Heureusement, Banou avait, cheminant, repéré le pavillon royal. Elle fila discrètement entre les allées fleuries et se présenta directement dans la salle du trône.
À gauche du roi se tenait Negin, éclairée par le soleil filtrant au travers d’une mosaïque de verres multicolores. Sa beauté se révélait, comme une urgente douceur, inexorable, contaminant le fond des yeux, la bouche, les reins. Son visage délicat, l’attache de son cou et la ligne majestueuse de ses épaules surmontaient un corps aux lignes fluides de danseuse. Banou en fut confondue d’amour et sa langue s’enroula sur elle-même, incapable de répondre aux cris furieux du roi :
« Qui êtes-vous ?! Qui vous a laissée entrer ? Et que venez-vous faire ici ? Gardes ! »
Les gardes s’emparèrent de Banou et l’approchèrent du roi, mais Banou ne quittait pas des yeux Negin.
« Dévoilez cette bohémienne ! », s’écria le roi.
Mais sitôt que les voiles de Banou churent au sol, toute l’assemblée retint son souffle. On s’était habitué à la beauté de la princesse Negin, mais la beauté surnaturelle de Banou était très différente. Si l’on comparait Negin à une lune dans le mystère gracile de son premier croissant, Banou subjuguait comme une lune pleine. Les gardes relâchèrent leur étreinte, stupéfaits. Alors Banou se jeta aux pieds du roi, le cœur emporté par un amour inouï pour la princesse ; il allait demander sa main sans ambages quand il avisa ce qu’il était devenu et implora seulement :
« Mon roi, je ne désire sur cette Terre qu’une seule chose : me mettre au service de la princesse Negin et devenir sa servante.
    Tu seras ma servante préférée, dit la princesse, fort émue. Mon père, je vous prie d’accepter la requête de cette demoiselle…
    Bien, très bien…, approuva le roi dont les yeux couvaient le prince de Tabriz transformé en splendide jeune femme.
    Je m’en remets à votre protection, mon roi, dit Banou. J’ai une condition à vous soumettre…
    Soumets, et je verrai si cette condition me convient, fit le roi.
    Le vizir Mazdak ne pourra jamais me voir, je veux qu’il ne connaisse pas même jusqu’à mon existence… »
Le visage du roi s’éclaira d’amusement et il dit :
« Je vois que tu connais bien la faiblesse de mon vizir pour les belles femmes… Il en sera selon la volonté de Banou : le vizir et aucun homme n’auront le droit d’approcher Banou, ni de connaître son existence. Quant à moi, je ne peux pas garantir que je ne t’approcherai pas, belle servante ; après tout, je suis ton roi. »
Le roi s’approcha des gardes et les tua l’un après l’autre afin de faire respecter le secret de l’existence de Banou.
Il fit venir d’autres gardes et dit qu’il avait tué ceux-ci car ils avaient laissé pénétrer une bohémienne dans la salle du trône. La dite bohémienne avait été jetée dans le puits du harem et s’y était rompue les os, ajouta-t-il.
Lorsque la princesse Negin put enfin se trouver seule avec Banou, elle la serra contre son cœur et l’appela de toutes sortes de doux surnoms qui disaient son admiration et son amour. Banou s’abandonna à une telle vague de caresses et sombra dans les délices vertigineuses d’un amour si différent de celui qu’il avait imaginé.
Maurice de Becque - illustration pour les nouvelles asiatiques
de J.A. de Gobineau (1924)
Quand elles se furent cajolées et endormies dans un même souffle puissant et plein de bonheur, le roi se glissa dans la chambre de sa fille où il découvrit la princesse enlacée avec sa servante. Il se saisit de Banou et voulut l’emporter dans ses quartiers pour lui-même. Banou fut réveillée par cette poigne brutale et s’alarma. Negin s’éveilla à son tour et chercha à intercéder pour la vertu de Banou, mais l’expression du roi était possédée de désir et la folie animait chacune de ses actions.
« Pitié, mon roi !, s’écria Banou, je suis Bamdad, le prince de Tabriz, transformé en femme ! »
L’emportement du roi vacilla un instant puis, étreignant le corps voluptueux de Banou, la rage de son désir reprit le dessus.
Devant la violence de ce spectacle, Negin, éperdue d’angoisse et très indignée contre son père, porta contre lui un coup de poignard si leste qu’il en fut percé jusqu’aux organes vitaux. La vie s’échappa instantanément de ce guerrier vigoureux.
La princesse pleura un peu la mort de son père, puis elle regarda Banou avec des yeux admiratifs et lui dit :
« Quel admirable mensonge tu as dit à mon père ! Te faire passer pour un homme transformé en femme ! Tu connais bien les hommes et leurs faiblesses… As-tu déjà subi leurs assauts ?
      Ô, princesse Negin, je veux te dire toute l’absolue vérité… Je suis bel et bien Bamdad, le prince de Tabriz, transformé en femme par la méchante ruse du vizir Mazdak.
      C’est faux, Banou…, dit Negin. Car si tu étais un homme, je n’aurais pas pu tomber amoureuse de toi. Je hais les hommes et leur besoin de conquête. N’as-tu pas dit que tu voulais être ma servante ?
      J’ai dit cela… » Mais Banou ne dit pas pour obtenir ce que je voulais.
« J’ai dit cela parce que je vous admire et que je veux vous soutenir dans cette vie et dans la prochaine, fit-elle. Et je me dois de vous déciller les yeux, je suis Bamdad et j’aimerais reprendre ma forme virile pour pouvoir vous satisfaire et vous servir sous ma forme idéale. 
      Mais, Banou, cette forme-ci est la forme idéale sous laquelle je veux te voir et t’aimer… », fit Negin.
Et son regard avait une force si impérieuse que Banou baissa les yeux sur son propre corps et reconnut que Negin avait raison.
« Débarrassons-nous du cadavre de mon père et réglons nos problèmes… », dit la princesse.
Les deux femmes jetèrent le roi au fond du puits du harem et passèrent le restant de la nuit à deviser d’amour et à réfléchir sur la manière de régler favorablement leur situation.

Le lendemain, la princesse convoqua le vizir Mazdak et quelques autres vizirs subalternes et leur présenta la disparition de son père en ces termes :
« Il y a peu, nous fîmes envoyer notre estimé vizir Mazdak à la recherche du prince de Tabriz, pour arranger entre lui et moi un mariage princier. Mazdak a présenté un rapport sur les circonstances de la disparition du prince qui nous avait paru sinon étrange, du moins trop précis et héroïque pour être vrai. Or, voici que nous avons connu des développements tout à fait surprenants à cette affaire… »
La princesse suspendit son discours et tout le monde scruta le visage du vizir.
« Mazdak, reconnaissez-vous cette personne ? », fit la princesse en tirant un rideau derrière lequel parut la ravissante Banou.
La stupeur de Mazdak fut trop éloquente pour l’assemblée des vizirs. Il connaissait la splendide jeune femme qui se tenait au côté de la princesse.
Mazdak voulut nier, mais l’assemblée l’accabla de cris scandaleux, aussi finit-il par avouer :
« Je la connais…
      Et de qui s’agit-il ?
      Du prince de Tabriz, Bamdad. Je lui ai fait boire l’eau enchantée de la source az-Zharâ’, qui transforme les hommes en femmes.
      Existe-t-il un remède à ce maléfice ?
      Je l’ignore… Seul le Vieillard des Gorges Perfides le sait.
      Mazdak, peux-tu faire venir ce vieillard ici ? Agis, si tu tiens à ta tête ! », commanda Banou.

Mazdak parcourut en quelques heures le trajet jusqu’aux Gorges Perfides et en rapporta le vieillard ligoté.
Negin et Banou prirent le vieil homme à part et Negin lui demanda :
« Vieillard des Gorges Perfides, existe-t-il un remède pour que Banou redevienne un homme ?
      Oui, ô divine princesse, lumière des lumières de ces contrées.
      Eh bien, parle, fit Banou.
      Il existe une source, plus au nord, qui transforme les femmes en hommes. »
Pesant longuement le poids de cette révélation, Negin se tourna vers Banou et lui dit :
« Tu peux donc choisir : tu peux rester Banou et conserver mon amour, mais nous ne pourrons pas vivre comme mari et femme, ou bien tu peux redevenir Bamdad, auquel cas je crains de perdre mon attachement à toi, mais tu pourras néanmoins devenir mon époux légitime. »
Bamdad était si profondément amoureux de la princesse Negin qu’il se refusa à rompre le lien qui l’unissait à elle. Il dit : « je convaincrai le monde que nous pouvons nous marier sous cette forme. »
Puis, s’adressant au vieillard, il le menaça : « vieux sage, tu révéleras aux autres que je suis bel et bien un homme sous l’apparence d’une femme, mais tu devras garder le secret sur le contrepoison : tu devras mentir, tu affirmeras qu’il n’existe dans le monde qu’un seul remède, que celui-ci est le grand-âge et que, dans la vieillesse, ma virilité s’accomplira enfin et le peuple m’aura cependant depuis longtemps reconnu comme souverain d’Hérat et de Tabriz. »

Il en fut ainsi. Le vieillard fit à l’assemblée de vizirs le discours soufflé par Banou. Le mariage se fit avec l’assentiment de ces honorables hommes d’état. Pour l’occasion, Banou parut vêtue d’habits d’homme et fut nommée, à l’issue de la cérémonie, roi d’Hérat.
En chaque occasion officielle, dès lors, Banou parut vêtue en roi et fut considérée comme telle, quoique ses interlocuteurs conçussent un grand trouble devant le roi-femme Banou et sa reine Negin. Mais l’autorité de ces deux femmes s’exprimait avec une telle sagacité que nul n’aurait su s’insurger contre leur pouvoir.
Banou et Negin ne pouvaient engendrer, mais elles adoptèrent de nombreux enfants des orphelinats d’Hérat et de Tabriz auxquels elles prodiguèrent un amour tendre et une éducation admirable. Banou, qui avait été jadis l’orphelin Bamdad, fut un parent très attentionné pour ces enfants défavorisés par le destin.
Mais Banou et Negin n’eurent hélas pas la possibilité d’atteindre le grand-âge car, après une dizaine d’années, Mazdak, devenu vizir d’un prince voisin complota de nouveau, car il jalousait grandement leur bonheur. Il enrôla un assassin qui tua les deux amantes dans leur sommeil. Il paraît que l’assassin fut si bouleversé par son acte que, rentré chez lui, il se donna la mort en s’enfonçant un poignard dans le cœur.

Quant au royaume du roi-femme Banou et de la reine Negin, il fut divisé et les pays voisins s’attribuèrent ses territoires. Les scribes effacèrent ce singulier épisode de la mémoire du monde car ils le considéraient trop incompréhensible et contraire aux valeurs de la morale, et ils ne voulaient pas que d’autres princesses rêvent de princes Bamdad transformés en douces Banou.

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