lundi 19 octobre 2015

Les Coins réservés aux Enfers - 3 - Les usagers du métropolitain



« Cela a-t-il suffit à te consoler du tourment qui t’est destiné, ou veux-tu voir autre chose ? », m’a demandé le Psychopompe.
J’ai pris le temps de réfléchir puis j’ai demandé :
« Vous avez des managers ?
    Oh, ils sont pratiquement tous ici ! 
    Que faites-vous des managers qui font l’apologie de la volonté, qui disent aux autres "quand on veut on peut ?", ceux qui écrasent les employés et les chômeurs de leur arrogance de privilégiés ?...
    Dis donc, c’est très orienté comme question !
    Oui, ou non ?
    Je… Oui… Mais c’est un spectacle tout à fait pénible… Te voilà prévenu ! »
Nous sommes dons sortis des Bibliothèques et Médiathèques municipales des Enfers.

Plus loin, sur l’esplanade, mon guide avisa une bouche de métro et m’entraîna à sa suite dans la station "BME" (les acronymes sont une spécialité infernale). Je fus amusé de constater que, même sous terre, il y avait un moyen de transport sous-terrain − que sous les bas cieux d’une grotte, on creusait d’autres galeries.
Les tunnels de la station baignaient dans une lumière agréable et, parvenu aux portillons d’accès, je vis le sévère châtiment de ceux qui ont trop fraudé : leurs corps étaient pliés d'une façon ridicule pour  former des tourniquets humains, et de cruels démons leur faisaient faire des galipettes en se moquant d’eux. Certains fraudeurs hurlaient comme dans un manège, mais avec une conviction qui faisait dresser les poils dans la nuque. J’ai froncé les sourcils car ce me semblait une épreuve bien pénible pour une infraction à la morale qui n’était tout de même pas si grave. Le psychopompe m’expliqua qu’ils devaient tourner autant de jours que de voyages non payés.
Mon sens moral a été piqué. J’ai cherché à plaider une réduction de peine pour ces braves gens, dont la plupart n’avaient peut-être pas les moyens, à cause de la société, de s’affranchir du tarif – Diable ! je devais, moi-même, quelques jours aux tourniquets infernaux !
Mon accompagnateur m’écouta, docile. Puis il me dit qu’il n’avait aucun pouvoir de décision concernant ces gens-là. Il me rassura gaiement : quelques jours de tourniquet n’étaient rien au regard des supplices éternels ! Sa légèreté de ton fit plonger mon cœur bien bas dans mon ventre. La sueur me vint au cou et aux mains.
J’ai demandé s’il fallait que je paye mon ticket, pour le métro des Enfers. Non, ce n’était pas la peine… « La gratuité des transports est essentielle à une société juste ! et les Enfers sont une société tout à fait juste !, se vanta mon guide en criant par-dessus les hurlements des hommes cloués aux tourniquets.
  Eh bien, c’est gratuit ici et vous saquez ceux qui ont fraudé là-haut ! Superbe hypocrisie !
  Hahaha ! Mais dis-donc, t’es un marrant, toi !, fit le Psychopompe en m’envoyant une claque brutale dans le dos, qui me coupa le souffle. Comment tu t’appelles, déjà ? Louis… ?
  Rheu… Et vous, je … ! Puis-je vous appeler par un prénom ?!
  Tu n’as qu’à m’appeler Anatole !
  Ah bon ?!
  Y avait un gars qui m’avait fait marrer comme toi ! et il m’avait raconté qu’il appelait son âne Anatole !
Il forçait sa voix.
  Et donc, vous voulez que je vous appelle comme l’âne de ce type ?!
  Voilà !
  Ça ne vous dérange pas ?!
  Je suis un mec simple ! Ce qui me fait rire me convient ! L’âne Anatole, c’est marrant ! »
Une femme tourniquait en poussant des cris suraigus ; Anatole l’arrêta d’un coup en la saisissant par les cheveux. La tête partit en arrière dans un angle impossible avec un gargouillement atroce.
« Oh pardon…, dit Anatole. Mais fais moins de bruit s’il-te-plaît : je discute avec quelqu’un. »
Il remit en place la tête de la dame. Elle était emplie de sang à cause de la force centrifuge et les yeux lui sortaient de la tête. La malheureuse trouva la force de dire : « excusez-moi, Anatole. »
Je dis à cette femme : « Tenez bon, madame, oh… je vous plains… Mais vous verrez, vous serez bien soulagée quand ce sera fini.
  C’est mon premier jour, et il m’en reste trente-cinq, a-t-elle pleurniché.
  Allons, allons… », l’a interrompue Anatole et il l’a relancée dans ses atroces cabrioles.
Un pincement d’émotion m’a arraché une larme. Anatole m’a dit : « on ne va pas traîner ici, quand même… Je te rappelle que tu veux voir les managers ! »
J’ai donc choisi le tourniquet dont le supplicié me paraissait le plus résistant — le type serrait les dents et grognait comme un vrai héros de film américain — et je l’ai franchi tant bien que mal.

Passé les portillons, les souterrains du métro étaient splendides : leur voûte en cintre gothique, les nombreuses colonnades peintes en couleurs vives et les lanternes hexagonales produisaient une impression de mystère très agréable. Dans ce labyrinthe, certains des usagers couraient de toute la force de leurs jambes — ceux-là portaient sur leurs épaules de petits démons à becs d’aigle qui leur tiraient les cheveux et leurs griffaient le front en disant : « Ah làlà ! plus vite ! plus vite ! tu vas encore le rater ! »
« Tu trouveras beaucoup de Parisiens dans cette amusante occupation…, me dit Anatole. Ce tourment est réservé à ceux qui couraient après le métro pour s’économiser trois minutes d’attente ; ô vanité ! Et ils pensaient gagner du temps !
  Mais enfin, beaucoup d’entre eux ne sont pas responsables de leur comportement ! Je le sais bien moi-même. C’est en voyant d’autres personnes courir dans le métro qu’ils ont été contaminés par cette manie…
  Aux Enfers, nous rappelons à chacun qu’il est responsable de ce qu’il fut et de ce qu’il fit là-haut…
  Hum… »
J’aurais aimé lui objecter la psychanalyse, certaines théories freudiennes sur les conséquences de l’éducation et de la société, la relativité de la responsabilité individuelle... Mais, dans ce contexte, bousculé par de pauvres parisiens pressés, éperonnés par les démons juchés sur leurs épaules, cela me parut trop absurde.
 
Station de métro - Stockholm
Nous parvînmes au quai, bondé de voyageurs. Je me rendis compte que beaucoup de morts ont un usage quotidien de ces transports pour se diriger vers leurs prochaines tortures ou, plus banalement, pour rendre visite à leur famille, à des amis… et je commençais tout juste à entrevoir que ces Enfers étaient une société fonctionnelle où l’on pouvait mener, au quotidien, une vie changeante, divertissante, instructive et utile – même si la plupart du temps était allouée à diverses punitions.
Des écrans digitaux indiquaient le temps d’attente du métro, ils indiquaient en clignotant irrégulièrement : ∞ min. De nombreuses personnes ne parvenaient pas à détacher leurs yeux de cet affichage narquois.
Je n’eus pas le temps de me demander si j’allais rester un temps infini à attendre le train. Il s’annonça en sifflant dans le tunnel et il fit son entrée soufflant, grinçant, puis un signal électronique précéda l’ouverture des portes. La rame vomit des passagers et engloutit une nouvelle cargaison.
« Joue des coudes. », me dit Anatole.
Entrer dans le wagon me parut aussi difficile que d’essayer de traverser une mêlée de rugby entre les deux équipes rivales, juste au moment où celles-ci se percutent. Mais je fus bousculé, projeté vers l’intérieur, par un groupe de Parisiens pressés par leurs démons hurlant : « ça passe ! ça passe ! »
Les portes se refermèrent en claquant sur l’un de ces drôles d’attelages, elles le maintinrent bien fort tandis que le métro repartait ; l’homme cria tout le long du trajet jusqu’à la station suivante, se faisant rogner bouts après bouts par des saillies du tunnel la partie du corps restée exposée hors du train.
Dans le wagon lui-même, j’ai été étonné de voir des personnes servir de sièges et de strapontins aux passagers. Qui étaient-ils ? Qu’avaient-ils fait pour mériter cela ?
« Tu vois ? Eux, ils étaient contrôleurs. Certains étaient fiers, d’autres en avaient honte. Ici, on leur a trouvé une bonne utilité. », dit Anatole.

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