dimanche 11 octobre 2015

Les Coins réservés aux Enfers - 2 - Les Bibliothécaires misanthropes



« Que veux-tu voir ?, me disait le Psychopompe.
    Je voudrais voir ce qui arrive aux bibliothécaires qui méprisent les usagers de leurs bibliothèques.
    Ah ?
    Oui, je veux savoir s’ils ont droit à un truc spécial… »
(J’avais, la veille, été fraîchement reçu par une de ces personnes alors que je venais faire découvrir à un petit groupe d’élèves le merveilleux bâtiment culturel qui se trouvait à quelques pas de chez eux. On m’avait dit devant ces joyeux enfants : « peut-être que certains pourraient rester à l’extérieur, vu qu’il fait beau… » J’étais donc passablement remonté contre ce genre de gardien de l’ordre du Temple de la Culture...)
Mon guide eut un sourire complice. Il me saisit le bras et m’expulsa du lieu de mon dernier supplice. Je jetai un dernier regard à l’austère pavillon en réprimant un frisson. Je me sentis entraîné dans une course soudaine. Le quartier où nous nous trouvions devint brusquement flou sous l’effet de l’accélération, puis, lorsque nous avons ralenti, le décor a repris sa netteté monstrueuse. Je me sentis étouffer sous le poids de l’apparition : nous faisions face à un gigantesque bâtiment de béton gris et de verre qui s’étendait et s’étageait comme une seule grande ville. Au-dessus d’une porte en verre grande comme dix de nos portes de hall d’accueil était écrit :
Bibliothèques
Médiathèques
municipales
 
Salle de torture vide
« Entre », m’encouragea le Psychopompe.
J’eus bien du mal à pousser le grand battant de verre. Quand enfin la structure s’ébranla, les gonds de la porte se mirent à grincer effroyablement, dans un staccato de plaintes métalliques qui résonnèrent partout dans le hall des Bibliothèques et Médiathèques municipales. Dans mon dos accoururent de puissants vents glacés qui s’engouffrèrent en hurlant dans le hall.
« Ah ! Oh non ! Pas la porte ! Oh mon Dieu ! Pitié ! », firent les quelques employés municipaux qui se trouvaient là.
Les bourrasques de vent s’en furent courir parmi toutes les étagères et le souffle empoigna des magazines qui s’y trouvaient pour les emporter dans l’espace, les faire voler en tous sens et les déchirer sous le nez des fonctionnaires consternés.
Mon regard parcourut la scène. On retrouvait tout le décor d’une Bibliothèque, en bien plus austère et bizarre : un grand enclos rectangulaire où se tenaient des dizaines d’agents d’accueil ; quelques fauteuils pour attendre en lisant ; une foule de rayonnages qui grimpaient jusqu’au plafond et, presque absurde ici, une machine à sandwiches.
Dans ce froid décor, des démons couraient en tous sens, faisant un gai tapage. Un bruit de cour de récréation amplifié plus d’une centaine de fois. Les infernales bestioles grimpaient dans les étagères, sur les meubles, sur les fauteuils comme une bande gouailleuse de macaques. Ils tiraillaient les hommes et les femmes qui se trouvaient là et qui semblaient n’avoir pas dormi depuis une éternité. Les morts étaient mornes ; les démons débordaient de vie.
En m’approchant du grand îlot central formé par le bureau d’accueil, je constatai que les chaises qu’on y avait installées étaient garnies d’épines et que les employés ne s’y abandonnaient que dans la plus extrême fatigue. Ils se relevaient en glapissant, des larmes roulant depuis leurs yeux épuisés. Aussitôt, ils étaient assaillis de questions par des démons aux voix agressives et stridentes :
« Avez-vous le dernier Marc Levy ? »
« Je ne trouve pas le recueil des sketches de Raymond Devos ! »
« Voilà, je cherche la saga de Stephenie Meyer, l’histoire de vampires, vous avez rangé ça où ?… »
Les morts chargés de l’accueil ne pouvaient pas s’empêcher, semble-t-il, de prendre leur travail au sérieux. Le front creusé de souci, les yeux exorbités par le stress, ils tentaient de satisfaire la perpétuelle clientèle, comme si leur zèle pouvait les rédimer − ou peut-être était-ce une volonté de bien faire, enfin, leur métier ? C’était en tout cas la seule énergie qui animait ces corps falots. Les cris des clients démoniaques les faisaient tressaillir comme sous une décharge d’électrochocs. Ils répondaient dans un soupir douloureux et se voyaient aussitôt reprocher :  
« Je ne comprends rien de ce que vous me dites ! Je ne vais pas vous apprendre votre métier, quand même ? »
Pendant ce temps, tout autour de moi des bibliothécaires s’activaient en gémissant, tentaient de ranger dans le sillage ravageur des démons. Ces créatures, chimères de singes croisés avec d’horribles oiseaux, escaladaient gracieusement les rayonnages jusqu’à des altitudes vertigineuses. Ils en tiraient des paquets de livres et les renversaient avec des chants de joie trompeteurs. Les livres écornés jonchaient le sol. Les pauvres suppliciés criaient « oh non ! ». Ils apportaient d’immenses échelles et les posaient contre les étagères, puis ils entreprenaient de monter sur ces escabeaux étroits mais longs comme des avenues, qui se perdaient dans les ténèbres du plafond et ployaient comme des roseaux, pour tenter de remettre en place les volumes dérangés par les coquins démons.
Dans les rayons de CDs et de films, ces vilaines bêtes s’amusaient à échanger les disques entre les boîtes, à en rayer les surfaces de leurs griffes acérés tandis que le personnel implorait : « Non… S’il vous plaît… »
Dans le coin lecture, des petits monstres voraces déchiraient, grignotaient les livres en plantant leurs griffes dans les fauteuils. Une jeune bibliothécaire se tenait là, se rongeait les ongles, suppliait « s’il-vous plaît, arrêtez… », et elle s’arrachait des touffes de cheveux.
De temps à autre, un nouveau démon entrait en poussant la grande porte de verre qui grinçait abominablement. Et accouraient de nouveaux vents de froid mordant qui arrachaient les livres aux rayonnages et faisaient des pluies de papier.
Tout autour de la machine à sandwiches, les démons s’activaient et se servaient, ils faisaient : « Roh roh ! Miam ! Aaaaah miiiaaam ! »
La machine elle-même produisait un son très désagréable que je me mis seulement à distinguer dans le boucan général, un ronronnement sifflant dont la fréquence étreignait la poitrine d’une angoisse incontrôlable.
Des démons tambourinaient sur la vitre de plexiglass, puis filaient se plaindre à un agent d’accueil désespéré :
« Votre machine, elle ne marche pas ! Mon sandwich est resté coincé ! »

Mon guide me dit : « Tu veux visiter les autres pièces des Bibliothèques et Médiathèques municipales ? Je te préviens : elles se ressemblent beaucoup. »
Je me sentais triste pour toutes ces personnes brutalisées jusqu’à la fin des temps, mais aussi satisfait d’imaginer que ma bibliothécaire de la veille ne l’emporterait pas au paradis.
Je dis : « Oh, cela me suffit... Merci. 
    Ça te plaît ?
    C’est très intéressant. Ils ont l’air de croire à l’absolue importance de leur tâche.
    Ils sont adorables, fit le Psychopompe. Dis… Maintenant qu’on est en train, tu veux voir autre chose ?
    Hum… »
J’ai pris le temps de réfléchir puis j’ai demandé :
« Vous avez des managers ?
    Oh, ils sont pratiquement tous ici ! »

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