mardi 24 décembre 2013

Conte de Noël 2013

Plus que quelques jours.
Elle est sous le même toit que moi, dans son papier cadeau, rangée en haut du placard du couloir. Elle m’attend comme je l’attends, ma noire vision du bonheur, dans sa grande coque plastique au design impeccable, mon XboxOne. Mes parents paraissaient dubitatifs, ils ont palabré sur le prix de cette acquisition et m’ont fait comprendre que mes désirs leur coûtaient cher. Mais mon bonheur, il me semble, n’a pas de prix.
Plusieurs fois, la nuit, je me suis levé, pieds nus sur la moquette, pour aller la toucher sous le papier glacé, m’assurer qu’elle était bien là. J’entendais mon père ronfler et je posais la main sur la machine endormie. Alors, dans ce silence relatif, grimpé sur un tabouret pour atteindre la dernière étagère du placard, la main sur ma future compagne de jeu, je me sentais en sécurité.
J’avais épuisé presque tous les sites Internet de jeux vidéos ; j’avais lu les articles qui comparaient son prix et ses performances avec sa concurrente, la PS4. J’avais soigneusement choisi le jeu qui serait livré avec elle : Gun Crave. Les tests étaient unanimes quant à sa qualité et j’avais regardé le maximum de vidéos sur youtube, si bien que j’en connaissais à l’avance tout le début. Par ailleurs, il n’y avait pas un jeu de ma future console que je ne connusse déjà dans ses moindres détails. Et pour prouver à ma promise mon doux attachement, j’avais même laissé un commentaire sur un forum de discussion où j'exprimais tout mon mépris à l’égard de la machine rivale de Sony.
Retournant dans mon lit et m’abandonnant à ma joie, je me répétais : XboxOne, XboxOne. Et ce nom s’incarnait, devenait une étoile dans la nuit de mes inquiétudes. Autour d’elle s’organisait la giration de mes désirs. Je me recroquevillais sous l’épaisse couette et la console noire et les fulgurances visuelles de ses jeux m’envoûtaient :
Couloirs de stations orbitales,
Jungle incendiée par la guerre,
Blessures rouges et fatales,
Cités vastes, tentaculaires…

Noël !
À minuit, j’ai pu enfin faire sa connaissance. Je me souviens que je me suis rué sur l’emballage que j’ai déchiré dans un spasme de joie. La suite fut un peu plus laborieuse : le temps de sortir chaque chose de son petit emballage plastique, de dénouer les fils, de brancher la boîte noire et de l’écouter ronronner et le temps de la relier au téléviseur et de vérifier le Wifi pour Internet. Mon père s’agaçait un peu, je le sentais fébrile, comme moi, impatient.
Puis tout s’est lancé sans accroc, et ce fut l’éblouissement attendu. Certes, je connaissais le début du jeu, mais tout cela était à moi, et c’était moi qui agissais. Les têtes de mes adversaires éclataient comme des fruits rouges et le son de la guerre emplissait le salon. Ma mère poussa un petit cri épouvanté et s’enfuit avec ses cadeaux dans sa chambre. Mon père resta une bonne heure à contempler l’étendue de mes capacités de destruction, puis il se leva et au bout de quelques instants il se racla la gorge, me posa la main sur l’épaule et me dit : « tu vas peut-être aller te coucher maintenant. Tu auras toutes les vacances pour tuer tous ces gens. »
Je me sentais en colère, au fond de mon lit, je ne voulais pas lâcher le jeu. Mais on ne discute pas, avec mon père. Je ressentais quelque chose d’anormal dans mon cœur, qui gigotait et animait mes mains. Si je les regardais, elles se serraient sur un cou invisible.
Dès le matin, je me précipitai dans le salon sur la console et le jeu, et la guerre, de nouveau, prit possession de notre appartement. Ma mère, attablée avec sa tasse de thé, regardait tout cela bizarrement. Je voyais la guerre, et je tuais, je tuais. Le jeu manquait peut-être un peu d’histoire. Je me cachais derrière un muret ou un tonneau ou une voiture, puis je me relevais et j’alignais quelques têtes que je faisais exploser et j’avançais et je me cachais de nouveau. Au bout d’une heure de tuerie je me sentais gêné parce que je devinais bien les soupirs de ma mère derrière mon dos. Mon père la rejoignit à la table du petit déjeuner et il me demanda de baisser le son, il voulait écouter la radio.
Les bavardages de mes parents et ceux de la radio me déconcentraient. Je me faisais tuer plus que d’habitude, et le jeu devenait par ailleurs plus difficile. Je me mis à injurier l’écran. Mon père fit : « éteins ça, s’il-te-plaît, c’est pénible de te voir dans cet état. » Et je me sentis idiot et antipathique ; je sauvegardai la partie et j’éteignis la console. Je vis le regard de ma mère : elle me regardait presque comme un étranger. Et je me rendis compte que, depuis le début de la partie, je me sentais mal. Je frissonnais. J’avais mal à la gorge. « Maman, tu veux pas regarder si j’ai pas une angine ou un truc comme ça ? », fis-je. Après une brève inspection de ma gorge et de mes ganglions, elle confirma. Mais elle n’en était pas attendrie. Je me sentais douloureux dans tout le corps et j’en avais presque envie de pleurer : une cascade de frissons désagréables à travers mon corps et mon être.
L’après-midi, j’essayai de jouer de nouveau, mais la nausée me prit en dix minutes à peine, et des vertiges et de nouveaux frissons.
Les jours suivants, je tentai quelques parties, mais chaque fois j’avançais péniblement dans le jeu. Je mourais souvent et chaque mort était désagréable, la mienne, mais aussi celle des autres. Ma mère observait mon activité et je voyais bien que ça la stressait. Comme si j’eusse été un vrai tueur et que chaque tête explosée, chaque trou formé dans le corps de mes adversaires eût été un morceau de mon âme d’enfant qui s’évidait et que demeurait une âme gruyère, défigurée, inhumaine. Elle m’appelait en silence, avec ses yeux, avec sa main qui s’entortillait dans sa jupe, mais elle ne disait pas un mot contre le jeu.
Je souffrais et les douleurs et la fièvre de mon angine me rendaient encore plus piteux.
Puis mon angine s’est résorbée, mais pendant deux semaines je n’ai plus allumé mon XboxOne. J’ai fini par échanger le jeu contre un autre, moins violent, mais je me sens toujours un peu coupable, depuis, quand j’allume la machine noire, et que ma mère est dans les parages.



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