lundi 13 janvier 2014

Troglodytes

Cette nouvelle a été écrite pour une classe de lycéens de l'Essonne, à partir de consignes d'écriture données par leur professeur à plusieurs écrivains.


Mon frère vient de rentrer de son cours de tennis et je le sens. Je le sens dès l’ouverture de la porte, avec le froid, le blizzard, qui file aussitôt dans le salon où je m’occupe à perdre mon temps devant les magazines de maman. Puis je le sens. Nathan. Mon frère adolescent. Avec le nez.
Il se penche sur moi pour une bise et je lui envoie un revers décroisé de Féminin Psycho dans la figure. Tu pues ! Ah essuie pas ta sueur sur moi s’il-te-plaît tu seras gentil.
La sueur c’est la vie sister, il fait.
La sueur c’est comme de la pisse il paraît. Et y a des bactéries.
Maman est pas rentrée ?
Non.
Papa va passer ?
Non.
Bon j’vais dans ma chambre alors.
Tu te doucheras avant manger quand même.
Tu me fais chier à jouer la maman.

Rien à répondre à cela, j’ouvre la page des mots croisés et je ne le regarde plus pour avoir, par le silence, le dernier mot.
Et bien sûr, il laisse son sac de tennis juste à côté de moi. Le zip n’est pas fermé jusqu’au bout. Ça sent l’humidité, la cave. Ou pire.
Dedans, je le sais, plaqués en vrac contre le tamis de sa raquette, il y a ses chaussettes sales, en boule juteuse, et son T-shirt trempé, défraîchi, du conseil général de l’Essonne, et ses poignets-éponge Nike et son slip de rechange qu’il ne met jamais. Les effluves se glissent par l’entrebâillement du zip, par les interstices du sac. Je le sais : quand il sort sa raquette du sac, elle sent la vieille chaussette, celle qui devient raide à force de jus de pied séché. Les cordes de sa raquette sont imprégnées de l’odeur de ses pieds. Et je sens monter vers moi les puanteurs intimes de mon frère. Et je suis censée supporter ça. Ce manque de respect. J’ai envie de sortir la raquette du sac et d’aller dans sa chambre lui mettre le cordage sous le nez. Lui montrer comme il est dégueulasse.

C’est facile. Il attend que maman fasse la lessive, qu’elle s’occupe de nettoyer ses chaussettes, son T-shirt. Papa serait encore là, il ne laisserait pas faire.
Nathan s’est mis à jouer de la guitare, il fait des gammes et je passe le temps avec les mots croisés. Habite dans le roc, dix lettres, ah, trop simple : troglodyte.

L’odeur envahit tout. Elle est vivante. Des milliers, des millions de particules de jus de chaussette, de jus de T-shirt, vaporisées, voletant tout près. Au microscope, on verrait des petits Nathan avec des ailes, dégoulinants de sueur. Ils font leur vie au fond du sac et se multiplient. Le climat est parfait pour eux, humide. Il y a les Nathan des chaussettes, les Nathan du T-shirt, les Nathan du poignet. Ils ont des tronches de Nathan. Mais leurs corps sont différents. Les Nathan des chaussettes sont couleur fromage moisi, les Nathan du T-shirt sont mous comme des raviolis en boîte et ceux du poignet sont noircis de crasse… Bref, ils se multiplient entre eux, ils se mélangent, ils colonisent le slip propre qui ne l’est plus depuis deux mois que maman l’a mis là et que peut-être un jour Nathan mettra en croyant qu’il est encore frais, et ils fabriquent leur petite ville troglodyte entre les mailles de la raquette. Chacun se fabrique son petit nid pour la marmaille de bactéries à venir. Un chantier bourdonnant d’activité. Comme ils sont dans le noir, dans le sac, ils installent des guirlandes lumineuses et comme ils ont les mêmes goûts que Nathan, ils collent des posters de groupes de rock partout. C’est vraiment la pagaille, mais une pagaille de bonne humeur. Dis donc toi, ça va pas de me marcher sur les pieds ! T’es pas un peu citron (pressé) ? Ils se font des blagues vaseuses comme ça, que personne peut comprendre, c’est normal, c’est des petits Nathan… Il y a un maire. Bonjour monsieur le maire. La population est prospère ces derniers temps. Le climat est bon. Nous regrettons tout de même l’obscurité.
C’est l’hiver mes chers Nathan. Et nous voilà reclus jusqu’à mardi prochain.
Le prochain entraînement de tennis c’est cela ? Nous attendons ce moment avec impatience. Nous serons encore plus nombreux !
Mes chers administrés notre belle ville est un formidable égout troglodyte. Réjouissons-nous !
Hourra ! Longue vie au maire Nathan !
Et ils jouent, avec de toutes petites guitares électriques, l’hymne de la cité de la sueur, ville troglodyte située au fond du sac de tennis. Ils sont très fiers et ils ont un sacré caractère malgré leurs blagues stupides.
Les gammes de guitare se sont interrompues dans la chambre de mon frère. Puis je l’entends qui passe à la salle de bain et bientôt les cataractes de la douche. Un grand massacre des petits Nathan de la peau : les troglodytes des aisselles, de derrière les oreilles et ceux d’entre les orteils. Au fond de la baignoire, dans l’eau grise, la dernière natation des Nathan noyés. Heureusement, il reste tout un monde de survivants, dans le sac, bien à l’abri.
Mon frère revient dans le salon, dans sa serviette, les cheveux mouillés et il balance d’un coup de tête plein de gouttes sur mes mots-croisés. Eh bin, il me dit, en trois quarts d’heure t’as rien trouvé ?
J’ai trouvé troglodyte.
Le mot qui sert jamais dans la vie, il ricane.
Ça dépend du métier qu’on fait.
Genre il y a un seul métier où on dit troglodyte c’est archéologue.
Et aussi architecte.
C’est sûr on dit souvent troglodyte quand on est architecte. Et toi dans ton futur métier t’en auras trop besoin c’est sûr…
Les mots sont des organismes vivants, je dis et je le regarde.
Il hausse les épaules, il prend son sac de tennis sur le pli du bras et il plonge dans le couloir.
Laisse tomber Nathan tu comprendrais pas.

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