lundi 9 décembre 2013

Stéphane et Fortuni – les serments

Leslie Lounsbury - Feu de canne à sucre

Au feu ! De la fumée, montait, là-bas, vers le vieux port. Et si l’on tournait bien ses deux oreilles vers la ville, on entendait les tintements de cloche alarmés.
Dans la salle à manger de La Calamarette, deux hommes s’étaient isolés pour discuter à voix basse. Il se dégageait de leurs personnes une impression de violence, de tristesse et d’inquiétude dangereuse. Leurs vêtements étaient sales de cendres, ils sentaient le brûlé. Le patron, Jean Cromar, aurait aimé discuter avec eux pour savoir à quoi s’en tenir, s’ils savaient ce qui avait mis les pompiers en alerte sur le port, ils devaient bien savoir... Mais ils l’ont éconduit. L’un a dit : « je viens de perdre ma femme ». C’était le plus grand des deux, et son visage dans un poudrin de suie mouillée par les larmes était d’une beauté frappante. L’autre a dit : « je viens de perdre mon frère ». Celui-là était un petit être d’apparence presque comique et dont on sentait qu’il fallait se méfier.
« Bon, mettez les consommations sur l’ardoise. On monte se coucher. »
Et Jean Cromar a dû se contenter de ces paroles lacunaires qui ne font pas un récit.

Dans la chambre, le grand Stéphane s’était assis sur le lit, il a passé sa main dans les cheveux gras de son compagnon. Le luron l’a regardé et sa bouche et ses yeux sont devenus humides.
« T’as menti, Stéphane…
              J’ai menti ?…
              Pourquoi tu dis ta femme ? C’était ta sœur.
              Je te tuerai aussi. »
La main a coulissé des cheveux à la nuque du petit rondouillard et les doigts ont fait un calice de douleur à cette vilaine tête bouffonne.
Le petit gaillard a grincé des dents, ses yeux sont sortis de sa figure et l’autre a relâché son étreinte. Il a mis son visage tout près.
« Tu sais, Fortuni, quand je l’ai vue allongée avec ce foutu nègre, je n’y ai pas cru. Il l’avait forcée, je pensais. Dans la chambre d’hôtel, ce soir là… Toinette… la mienne… si douce… se piquer le sang de ce bestiau de foire… Tu as tout vu, Fortuni, tu  m’as vu rage, tu m’as vu dans la folie, au-delà de la fureur. Et tu m’as tendu la lampe à pétrole et tu m’as dit de troubler le présent, de donner au futur le goût de jadis. Fortuni. La figure noire de Gondi ruisselante de feu. Le lit ! Toinette dans les flammes, mangée… dévorée… noircie… Toinette qui hurlait. Les gens dans l’hôtel, le vacarme. Et la torche Gondi par la fenêtre et roulant dans l’eau du port. Et les flammes, brûlantes, nous enveloppaient, et je me sentais bien ! Et dans le couloir les coups les escaliers les coups ! C’était une belle cérémonie d’adieu, Fortuni. Je suis fou comme toi, vieux rat, et c’est épuisant, et c’est bon… Je veux tuer le plus d’hommes possible, et mourir par le feu…
              Tu aimais ta sœur, Stéphane, qui était ta beauté inversée. Cette beauté inexplicable. Et sur ton front cette flamme folle creuse mes yeux et mon ventre, et c’est tendre. Un espoir, comme un battement de cœur dans mes yeux et mon ventre et aussi mes mains. Oui, cela est bon. Nous improvisons les horribles nuits. Tu l’aurais épargné, Gondi, mon frère noir, mais je veillais. Je veillais bien. Je revois tout. Comme je t’ai aidé. Depuis que tu m’as dit ton amour pour ta sœur et les colères et les coups de ton père, j’ai voulu t’aider. Dans la cabine du navire, nous les exilés, toi, moi et mon frère noir de malheur. Dans les hamacs bercés, loin du pays, tu avais confié ta peine, tu avais mis tes joies futures entre nos mains.
Richard Parkes Bonington - la chaloupe
Je me souviens. Je me souviens de la capture de Toinette, du couteau dans les reins de ton père, et le sang qui ruisselait comme du pétrole, luisant, et l’odeur douce de son haleine, ton père, sous la moustache, les vêtements mouillés, le quai désert, le sourire de Gondi, Toinette en ficelle, l’odeur de poisson des filets, le visage de ton père livide, le souffle de ton père qui s’éteint et les yeux de Toinette, et tes baisers sur elle, puis ton père dans l’eau, tiré comme un poisson dans le filet, la curée des charognards dans le sillage de la chaloupe, le corps de ton père, on imaginait, assailli par les poissons, c’était un jeu, les poissons jouaient, les astres jouaient… Je me souviens de la peur, de la colère de Toinette et de ses fausses gentillesses…
              Brûlée ! Un corps de cendres, une fille de suie. Ma sœur, j’ai encore son goût amer dans la bouche. Mais le nègre Gondi ! C’est ta faute, aussi ! Je n’avais pas besoin de lui ! »
Et la main de Stéphane avait tourné autour du cou de Fortuni, les yeux plongeaient dans les yeux. Le corps osseux plaqué contre les seins adipeux de l’autre homme, à demi-étranglé. Le petit Fortuni a inspiré ce qu’il a pu et dans un souffle ténu :
« Stéphane. Tu mourras du feu et je mourrai par la mer. C’est là, je veux dormir, avec les poissons, avec les étoiles. Avec Gondi, mon frère, brûlé puis éteint à jamais, empli de l’eau sale du port. Il fut mon ami… mon demi-frère. On n’a pas eu le même père, pas la même peau, mais je l’aimais, Gondi… Lui aussi, laid, forcément. Mais lui, il pouvait sourire. »
La main avait relâché la pression. Stéphane avait plaqué le visage de Fortuni contre sa poitrine desséchée. Il étouffa un sanglot. Le petit homme dit :
« Gondi souriait et sa laideur quittait son visage. Je n’avais pas cet espoir, moi. Enfants des rues. On a ramassé le mépris dans la figure et dans les côtes. Le jour on encaissait, et la nuit on se vengeait. Cogner, enfoncer des têtes, glisser le poignard dans un cou, plusieurs fois ! Il me soutenait, je le défendais. Je tuais pour lui. Gondi. J’ai sur moi notre serment, lis, Stéphane, lis-le. »
Le maigre a fouillé le gras et a tiré d’une poche un papier.
 Nous sommes laids, c’est assuré ; nous sommes méchants, c’est avéré ; nous n’aimons personne, c’est vrai ; nous ne ferons jamais l’amour, c’est sûr ; nous sommes un tout à deux peaux et à deux têtes, c’est la vérité.
« Moi-aussi, on m’a trahi, tu vois ? Gondi m’a trahi. Et ça me rend malade. Mais sa faute est pardonnée. Tu es là, Stéphane, et je sais que mon frère m’attend dans l’eau du port. Avec toi, je veux lui offrir de nombreux sacrifices ; le sang qui coulera dans la mer sera pour lui, pour lui emplir ses yeux brûlés. Le sang, l’activité de l’homme trouble la clarté de l’eau. Sans nous, tout serait de cristal ; nous apportons le trouble sur terre. Nous sommes un amour neuf pour la Terre, nous étions morts sans le savoir et nous revenons à la vie. Nous sommes la fumée, la pluie noire et rouge, nous plongerons nos mains dans le sang brûlant. 
  Cette nuit nous embarquons. On partira pour les îles, Fortuni. On tuera plein de noirs comme ton faux frère.
  Je veux bien, Stéphane, écrivons un serment. Ce sera notre serment.
  Et celui qui le rompra sera châtié.
  Le feu ou l’eau. Oui. »
Et les deux visages se sont détendus en un même rictus.

Regnault - Etude d'hommes noirs

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