mercredi 2 septembre 2015

Les Contes de Bibi-Gol - 6 - Les étoiles du migrant

Bibi-Gol est ému, il nous raconte :

« Cela se passe à Alep, en Syrie. Majnoun est un jeune homme qui connaît la plus grande des félicités terrestres : il aime une femme qui l’aime en retour.
Nedjma est son épouse complice. Elle comble son cœur de joie et il n’est pas un petit événement qui se produise en son absence qu’il ne désire immédiatement partager avec elle. Ils parlent d’avenir et confient en Dieu leur espoir. Tandis que, sous les mains des plus mauvais des hommes, le pays sombre par régions et par villes entières dans le chaos, Majnoun et Nedjma courageux et entêtés prient Dieu et convoquent dans leurs prières le désir d’un enfant joyeux, débonnaire, une vie miraculeuse.
Mais une bombe tombe sur la maison de Majnoun et tue Nedjma, tue aussi les parents de Majnoun, détruit d’un souffle tous les espoirs du jeune homme.
Quelques jours encore, comme un mort-vivant, Majnoun tente de comprendre la volonté de Dieu. Il accomplit les rites funéraires, il adresse ses reproches au destin. Puis, l’escalier de sa religion qui mène à la lucarne d’Allah vacille. Majnoun doute. Peut-être Dieu n’est-il d’aucun secours en ce monde ? Lui qui est censé voir au fond des cœurs des amants, pourquoi laisse-t-il écraser les innocents ? pourquoi favorise-t-il sans cesse les puissants et ceux qui massacrent ? Dieu n’y est peut-être pas. Voit-il vraiment ce qui se passe ? Les hommes se plient à des comportements rigoureux et à de cérémonieuses prières pour Lui plaire, mais ce ne sont visiblement que de vains efforts devant le danger écrasant des armes et des hommes avides de pouvoir et fascinés par la mort.
À un cœur souffrant, on ne saurait pourtant soustraire toute foi. Majnoun peine à comprendre Dieu, mais il sait que Nedjma existe encore, forcément, d’une façon ou d’une autre. Elle n’a pas complètement disparu puisqu’elle hante encore son cœur. Et vient une nuit rendue profonde par les coupures d’électricité. Majnoun cherche, appuyé contre un mur effondré, à faire surgir de sa mémoire la voix, le visage et le corps de Nedjma quand il découvre dans la voûte constellée deux étoiles singulières qu’il n’avait pas remarquées jusqu’ici. Dans la constellation du bouvier, au sein du losange dessiné par les étoiles, scintillent doucement deux astres plus discrets. Cela fait comme un regard brillant dans l’encadrement d’un voile. Une révélation : Majnoun se met à voir le visage de Nedjma dans le losange du bouvier. Il lui retire son voile. Son regard le fixe avec confiance.
Quand le jour se lève, Majnoun a retrouvé de l’espoir : puisque Nedjma le soutient depuis le ciel, il peut encore vivre. Il en discute avec Emel, un ami. Emel lui dit qu’il ne doit pas se sentir abandonné de Dieu, car s’il se détourne de Lui, il ne retrouvera pas Nedjma. Majnoun lui répond que c’est ce genre de pensée qui l’éloigne de Dieu. On L’imagine si grand, si puissant, si magnanime ! Et pourtant, la religion ne cesse de Le rabaisser au niveau des humains en faisant de lui un être vaniteux, sensible à la flatterie et à toutes les hypocrisies possibles. Emel est ennuyé par les paroles de Majnoun, mais il ne veut pas se fâcher avec lui ; il oriente la conversation sur un autre sujet important : il a peur de la guerre, tant d’amis sont morts… Les fous de Dieu, qui cherchent à présenter à Allah leurs mains couvertes de sang, sont à leurs portes. Emel veut quitter le pays.
« Ici, c’est devenu le pays des morts et des assassins, confirme Majnoun.
      Tu m’accompagnerais ?, demande Emel. Nous irions en Europe… 
      Inch’Allah, dit Majnoun.
      Ah ! Tu vois que ton cœur n’oublie pas Dieu ! », se réjouit Emel.
Majnoun n’esquisse qu’un fragile sourire. L’expression a trouvé son chemin jusque dans sa bouche, par réflexe de langage, sans ferveur. Il est intimidé par la confiance en Dieu de son ami, il ne voudrait pas le blesser davantage.

Ils se sont rassemblés dans le faubourg ouest d’Alep, auprès d’un van Toyota, cinq hommes parés pour le départ vers la frontière turque. Peu avant l’aube, ils emprunteront la route Bab Al Hawa en direction de Reyhanlı.
La nuit est parcourue de nuages, Majnoun distingue, par intermittences, la constellation du bouvier. Il cherche les étoiles de Nedjma, mais ne les trouve pas. Alors il dit à Emel : « pas aujourd’hui… ne partons pas aujourd’hui… 
      Pourquoi ?
      Nedjma ne m’a pas donné son signal.
      Majnoun… ne me fais pas ce coup-là… Nous avons donné de l’argent… Et tu sais que je ne peux pas partir seul.
      Nous essaierons une autre fois. »
Le van part sans eux. Ils échangent des signes avec ceux qui s’en vont, des adieux, des encouragements.
L’aube point. La journée s’accomplit. Le soir, un des passeurs vient les avertir : le van a été intercepté par des combattants sur la route. On leur a tiré dessus. Certains sont morts.
Emel tourne son visage livide vers Majnoun.
« Quelle tristesse… Nous essaierons une autre fois », lui dit son ami, douloureusement.
Quelques jours plus tard, le passeur vient les retrouver. Il se propose de les acheminer lui-même. Le soir précédent le départ, Majnoun consulte le ciel et y retrouve la constellation du bouvier et, encadré dans le losange des quatre étoiles, les yeux de Nedjma le scrutent avec bienveillance.
Au petit matin, Emel demande à Majnoun :
« Tu ne nous laisseras pas tomber cette fois, hein ?
      Cette fois, Nedjma nous accompagne. »

Ainsi, le trajet jusqu’à la frontière se fait sans difficulté. La route Bab Al Hawa est presque vide, pas la moindre trace de combattants ne se découvre. Ils ne sont que trois jeunes hommes et une jeune femme dans une voiture anonyme, comme des amis en balade. Parvenus au poste frontière, un douanier dévisage Emel longuement puis, lorsqu’il constate son identité, lui dit :
« C’est bien toi, Emel ! Tu es le fils de la cousine de mon père ! Je suis ton cousin Haşim. Eh ! J’ai même des photos de toi à la maison ! »
Dans la voiture, des regards soulagés s’échangent.

À Reyhanlı, les exilés se sont dispersés. Certains vont chercher une place en Turquie. Emel et Majnoun, eux, ont suivi d’autres syriens qui se dirigeaient vers Bodrum pour essayer de rejoindre l’île grecque de Kos.
À Bodrum, on les regarde avec un mélange de mépris et de pitié. Quelques personnes viennent discuter avec eux, cherchent à comprendre la ruine d’un grand pays, compatissent à leurs malheurs. Malgré le nombre de miséreux, on leur vient en aide. Mais le désœuvrement prend Majnoun à la gorge. Il pouvait faire tant de choses, à Alep : coursier, commerçant, guide… Il sait parler un peu anglais, mais il connaît à peine la langue turque. Il voudrait traverser, quitter le continent des assassins de Nedjma.
Des passeurs vendent des canots gonflables aux syriens, pour leur permettre de traverser la mer jusqu’à l’île de Kos, à une dizaine de kilomètres des côtes turques. Une fois là-bas, ils seront en Europe et on n’osera peut-être pas les chasser…
Emel, Majnoun et d’autres aspirants à l’exil font l’acquisition d’un de ces canots. Ils s’apprêtent à partir. Durant la nuit, Majnoun va s’isoler sur une plage et observe le ciel, mais il ne parvient pas à distinguer les étoiles de Nedjma.
Au petit matin, alors que ses camarades font leurs prières, il leur annonce qu’il ne faut pas partir aujourd’hui. Il est pris à partie, bousculé. Même Emel se met à rejeter violemment ses propos superstitieux. Les hommes sont depuis trop longtemps anxieux et frustrés. Assis sur la plage, couvert de sable, Majnoun voit le canot maladroit s’éloigner. Les rames crèvent l’étendue liquide, trente centimètres de pelle dans l’immensité bleue. Mais des risées courent sur la mer, font frémir la surface plane de l’eau. L’équipage est enfin hors de vue. Le ciel se couvre bientôt et le clapot se forme. « Non… », dit-il. Mais il sait ce que risquent ses camarades.

Quelques jours plus tard, quand il a enfin réussi à voir là-haut les yeux de Nedjma et qu’il a tenté la traversée, la mer n’a pas cherché à engloutir les occupants du canot pneumatique. 
Sur l’île de Kos, il retrouve un homme qui était sur l’embarcation d’Emel ; celui-ci lui raconte les vagues, le naufrage en mer, la nage interminable vers le rivage, dans un courant infernal, les noyades qu’il devinait derrière lui.
« Emel n’est pas perdu, il est là », dit Majnoun en désignant son propre crâne. Malgré sa conviction que son ami est mort, il s’imagine qu’Emel a gagné la terre ferme et qu’un jour ils reprendront leur amitié et leurs conversations là où ils se sont interrompus.

La constellation du Bouvier
Après des semaines indécises, parvenu à Athènes, Majnoun glane ce qu’il peut pour survivre. Il ne parvient pas à gagner la confiance des autres réfugiés, parce qu’il a dit une fois, dans la rage du désespoir, qu’il n’espérait plus rien d’Allah. Ils partagent avec lui la nourriture qu’ils trouvent, mais il n’est pas vraiment des leurs, et puis il est d’un tempérament trop solitaire. Il est seul et, il sent bien que personne ne se préoccupe de son sort. Athènes lui paraît triste, avec ses cohortes de jeunes sans-abris pris de boisson ou de stupéfiants — perdus et mélancoliques, comme s’ils avaient eux aussi été amputés de leur amour, de leur ami, de leur pays.
Chaque soir, Majnoun part s’isoler sur la colline Philopappos. Là, il cherche dans les étoiles les yeux de Nedjma mais, dans le ciel pollué d’Athènes, il ne les distingue plus. Il fouille désespérément du regard l’encadrement vide de la constellation du bouvier et son cœur blessé étouffe et son cerveau est prêt d’exploser de douleur. »

Bibi-Gol dit encore : « Dans nos villes étrangères, Majnoun, et d'autres hommes, d'autres femmes, d'autres enfants scrutent l'horizon hostile, ils glissent, survivants en sursis, dans une solitude effrayante ; et ils ont grandement besoin d'amis. »