dimanche 22 mars 2015

Les Contes de Bibi-Gol - 2 - Le Djinn du cartable - quatrième partie


Le lendemain, après le lever de drapeau et les chants patriotiques, les enfants furent enchantés de découvrir cette maîtresse remplaçante car, dans leur école, on ne trouvait par tradition que des maîtres.
Et, par tradition, les maîtres criaient à la moindre occasion et aimaient frapper d’une main lourde sur les petits élèves.
Les enfants espéraient donc qu’une femme changerait un peu de la tradition ou, au moins, que sa main serait plus légère.

Madame Fereshteh Beikzadeh se posta au milieu de l’estrade, la main gauche sur la hanche, le regard tendre et bienveillant, puis elle se présenta aux enfants.
Elle venait d’un pays lointain ; elle était venue à pied, en traversant plusieurs chaînes de montagnes. Elle évoqua en quelques mots chacun des pays qu’elle avait traversés et les populations qui lui avaient offert l’hospitalité. Une foule de questions se pressait derrière les lèvres des élèves qu’ils n’osaient pas poser, de peur d’être battus pour avoir interrompu la maîtresse.
Elle dit enfin qu’elle voulait aussi les connaître. Pour cela, elle demanda à chaque enfant ce qu’il était le plus fier, le plus heureux de savoir.
Quelques-uns étaient très fiers de savoir compter et additionner car cela leur permettrait d’être de bons marchands ; d’autres disaient qu’ils étaient ravis de pouvoir reconnaître et nommer de nombreux animaux, y compris des animaux marins ; il y en avait qui se flattaient de connaître le nom de plein de pays, de mers, de fleuves et de montagnes ; certains s’enorgueillissaient d’apprendre par cœur des sourates du Coran ; deux enfants voulurent immédiatement montrer à la maîtresse leurs superbes calligraphies ; Ayoub, enfin, qui trouvait la maîtresse plus jolie que toutes les fleurs du jardin de son père, dit qu’il était capable de composer des poèmes.
Ces présentations faites, la maîtresse sut tirer profit de la curiosité des enfants pour leur dépeindre d’autres cultures et traditions.
Puis, après la récréation du matin, elle commença un cours sur les djinns, ces entités magiques et maléfiques qui fascinent tant les enfants.
« Ainsi, dit-elle, avant l’Islam, les djinns pouvaient observer, écouter le ciel de la nuit et y lire, y entendre toutes les nouvelles du monde et même l’avenir. Ils avaient beaucoup plus de pouvoir que maintenant ! Mais, quand Allah fit parvenir grâce au prophète Mohammed son avertissement (il n’y a de Dieu que lui seul, les autres, oubliez-les s’il vous plaît), les djinns furent priés, comme les humains, de se soumettre à ce message express et, de surcroît, de cesser de chercher à en connaître plus que ce qui se dit sur Terre. Si vous lisez le Coran dans le détail, il est dit dans la trente-septième sourate, « Les Rangées », que ces démons ne pourront plus espionner les discours des anges parce que les étoiles ont été élevées dans le ciel comme un rideau de barbelés et que les astres s’abattront sur eux comme des flammes s’ils essaient d’écouter ce qui se passe chez Dieu et ses ministres ailés. À partir de là, il y a des djinns sages qui respectent cette demande de ne pas écouter aux portes du ciel, mais il y a aussi, hélas, des djinns insoumis. Ceux-là apportent l’inattendu, ils font dérailler le monde, c’est pour ça que leurs histoires nous plaisent tant, malgré leur nature maléfique… »
Disant cela, elle passait dans les rangées de la salle de classe, d’un pas souple, perché sur des talons hauts, qu’elle fit claquer un peu plus fort en frôlant de la cheville le cartable d’Ayoub où nichait le djinn malfaiteur. Celui-ci s’affolait car il savait que Fereshteh était une grande savante et une adversaire redoutable.
Elle fit plusieurs allers-retours dans la rangée du jeune Ayoub. L’enfant était charmé de son manège et la regardait avec beaucoup d’intérêt. Elle avait une façon de frapper du pied pour ponctuer certaines phrases, précisément quand elle se trouvait à côté de lui, qui le tirait de sa rêverie et rassemblait son attention.
Personne ne savait que sous la pointe des talons hauts de la maîtresse, il y avait une fine poudre magique et, quand elle donnait plus de force à son pas, cette poudre s’effritait et se dispersait alentours en petites et légères particules volatiles. Un peu de ces infimes poussières magiques s’infiltra dans le cartable, puis un peu plus au passage suivant, et encore davantage, et un petit peu plus, et encore des molécules supplémentaires. Ces cendres magiques chatouillaient le nez du djinn, brûlaient son enveloppe spirituelle. N’y tenant plus, il éternua un bon coup.
Tout le contenu de la salle de classe, les chaises et les tables, mais aussi les élèves assis sur les chaises, leurs cartables et madame Beikzadeh furent projetés par le souffle à travers le plafond et se retrouvèrent dans le ciel tout bleu, au-dessus de la ville. L’horizon ocre et vert de la ville et des champs de tous côtés dansait, valsait. On eut le temps de distinguer le grand palais du président avec ses jardins luxuriants, et aussi le mont-aux-aigles, au-delà des faubourgs, noyé de soleil… Les tables se renversaient, les enfants se cramponnaient à leurs chaises, en hurlant de terreur.
D’un seul geste, Fereshteh déroula sa robe bleu nuit qui fit sous les enfants une large étoffe protectrice, flottant sur le vent comme un tapis volant. Tout le monde se retrouva sur ce radeau des cieux, agrippant des deux mains le tissu magique. La magicienne, seule, se tenait debout sur la grande étoffe, éblouissante, les deux bras largement écartés.
Autour d’eux, un tourbillon vif et enragé se forma. Il grondait, pestait, enrageait. C’était le djinn qui tentait de se débarrasser de la poudre magique.
« Cette fois, tu ne m’échapperas plus ! », lança Fereshteh au djinn affolé. De ses deux mains elle désigna le démon qui fut frappé par plusieurs petits météores tombés de l’espace. Quand ces flammes touchèrent le tourbillon, une grande fumée blanche jaillit qui noya tout dans un brouillard épais et suffocant. La magicienne ouvrit alors une petite boîte en argent qui aspira la fumée et, quand celle-ci se fut dissipée, les enfants étaient revenus dans leur salle de classe, sur leurs chaises bien assis. Il ne s’était pas écoulé plus de trente secondes de cette incroyable cabriole céleste. Seul le plafond éventré témoignait de la réalité de ce qu’ils avaient vécu.
Et puis, la maîtresse avait disparu.

dimanche 15 mars 2015

Les Contes de Bibi-Gol - 2 - Le Djinn du cartable - troisième partie

Peu après, le directeur reconduisit les enfants vers la salle de classe. On y avait activement maquillé la scène du crime, mais le sol et le plafond présentaient encore quelques vestiges des incidents de la matinée.

Le directeur commença son cours. Il avait choisi de retracer l’histoire récente du pays. Il connaissait dans le détail la moindre date du moindre événement favorable au parti du président. L’évocation de ces faits était la plus flatteuse possible. Le directeur imprimait à sa voix une émotion admirable. Il captiva les enfants grâce au récit émouvant du procès des anciens amis du bien aimé président : ils l’avaient trahi en complotant contre lui et on les avait exécutés devant le président lui-même, et il avait pleuré, ce brave homme, il avait pleuré ses anciens camarades, il leur avait tout pardonné, mais il s’agissait d’un cas de trahison nationale et justice devait être faite... Le directeur se passa un mouchoir poussiéreux dans l’œil pour y faire venir quelques larmes de circonstance.
Pendant ce temps, dans la bonne chaleur du cartable, le djinn entrait dans le vif de la digestion. Son sommeil s’approfondit d’un degré et il commença à ronfler doucement : une respiration légère suivie d’un petit vibrato râpeux de fond de narine qui sonna, dans l’attention silencieuse de la classe, comme l’expression d’un passable ennui.
Le directeur, vexé, prit une grande inspiration et fronça des sourcils mécontents. Tous les enfants étaient penchés sur leurs cahiers, griffonnant ce qu’il avait noté au tableau. Il était difficile de repérer parmi ces têtes baissées l’insolent ronfleur.

Le petit homme rondelet se racla la gorge et reprit son exposé, passant en revue les merveilleux accomplissements du président et de son équipe, en trente ans d’exercice du pouvoir. Il se tourna vers le tableau pour y noter quelques exemples spectaculaires :
-          les belles avenues de la capitale ;
-          le grand zoo de la capitale ;
-          le musée historique de la capitale ;
-          le magnifique palais présidentiel ;
-          la nouvelle mosquée de la capitale ;
-          le grand barrage (qui, lorsqu’il fonctionnerait, résoudrait tous les problèmes d’énergie) …
Le sommeil du djinn s’alourdit encore d’un cran et son ronflement s’emballa comme un moteur d’avion, devint si extraordinaire qu’il fit trembler les vitres. Le puissant ronflement sortait du cartable, dans les jambes d’Ayoub. Cela lui fit si peur qu’il poussa un cri. Le djinn sursauta et s’éveilla avec le sentiment d’avoir encore fait une bêtise.
Le malheureux directeur, tourné vers le tableau, en avait lâché sa craie. Elle gisait sur l’estrade, brisée en petits éclats. Les nerfs du directeur étaient dans un état comparable. Quand son regard se porta sur la classe, il vit Ayoub, la main sur la bouche, les yeux écarquillés. Etait-ce lui, le ronfleur ? Comment un tel ronflement pouvait sortir d’un corps si frêle ? Tout semblait pourtant l’accuser. Mais lui, le directeur, n’avait pas le pouvoir de porter l’accusation sur la tête du fils du ministre.
Les élèves avaient les yeux comme des soucoupes ; certains mordaient leurs lèvres pour ne pas sourire ; on entendait malgré les efforts des enfants pour se contenir quelques rires mal étouffés. Dans le cartable, le djinn somnolent avait la bouche pâteuse et se sentait le ventre lourd de la mauvaise digestion des pois chiches.
Le directeur, confus, marmotta :
« Bien. Hem. Mettons… Peut-être que certains parmi vous connaissaient déjà par cœur tous ces fantastiques programmes de développement menés par l’équipe présidentielle... Il semblait néanmoins pertinent de… »
Mais la plus formidable flatulence jamais faite, un pet d’un volume inhumain, d’une trépidation abominable, tel un récital aux enfers d’énormes tubas rassemblés pour célébrer le triomphe de Satan interrompit net le timide discours du directeur.
Un instant, les enfants furent trop abasourdis pour en rire.
Par ailleurs, une odeur suffocante s’échappa du cartable et prit possession de l’espace. C’était un souffre nauséabond, si puissant que la moitié des élèves s’évanouirent sur le champ. Ayoub, le premier, était tombé inconscient. Les autres tentèrent de lutter, de retenir leur respiration, mais l’odeur s’insinuait en eux comme un souffle de mort, retournait l’estomac et glaçait le sang. Le directeur affolé eut tout juste le temps de se précipiter vers une fenêtre. Il l’ouvrit, se crut capable d’inspirer une bouffée d’air, et sombra à son tour dans les ténèbres.
Heureusement, son geste instinctif avait sauvé les enfants.

Depuis son abri, le djinn comprit qu’il avait commis une nouvelle calamité. Autour de lui, la salle était plongée dans un parfait silence. Il se dit zut ! encore ? C’est tout ce qu’il se dit parce que les djinns ne peuvent que constater l’étendue des dégâts qu’ils causent, ils ne peuvent pas ressentir de culpabilité. Alors il fit comme le jeune homme qui a organisé une soirée dansante en l’absence de ses parents : il fit un peu de nettoyage pour effacer les preuves.
Il s’infiltra, par les oreilles de chacun, dans chaque cerveau, jusqu’à leurs tout derniers souvenirs et il tailla dedans avec des petits ciseaux spéciaux afin d’expulser ce mauvais épisode de la mémoire de ses victimes. Il travailla dans l’urgence et parfois grossièrement. Certains, à leur réveil, auraient oublié des leçons importantes, d’autres, même, qu’ils avaient un petit frère ou une petite sœur. Le djinn opéra le directeur en dernier. C’est alors que des élèves commencèrent à émerger de leur évanouissement. Le djinn para au plus pressé, sectionna approximativement dans la mémoire de l’infortuné monsieur et s’échappa aussitôt au ras du sol pour retrouver le refuge du cartable d’Ayoub.

« Que s’est-il passé ?, se demandaient les enfants les uns aux autres.
    Je ne sais pas. J’ai un trou », se répondaient-ils.
Ayoub s’éveilla à son tour, tout aussi étourdi.
Une odeur écœurante d’œuf pourri flottait encore dans la salle.

Le directeur, enfin, se releva, hagard. Il regarda autour de lui, l’air surpris.
« Euh… Dites, les mecs…, fit-il. Et je m’assieds où ? »

Personne n’osa lui répondre, la question était trop inattendue.
« Allez, quoi ! Je pige pas… Elle est où ma place ? Et il est où, le maître ? Magnez-vous ! Dites-moi ! Si je suis pas assis quand il va arriver, je vais me faire gronder ! »
Il scruta la classe, muette de stupeur.
Sans hésiter, il se dirigea vers Ayoub, qui avait le visage le plus innocent, il se saisit de lui et le fit tomber de sa chaise. Il donna un coup de pied dans le cartable qui glissa jusqu’au fond de la salle. Puis il s’assit à la place du petit garçon.
Des larmes montèrent aux yeux d’Ayoub, de peur et de surprise. Mais il les essuya aussitôt. Le directeur était devenu fou, se dit-il. Il se releva et se dirigea vers son cartable pour le reprendre. Puis il marcha en direction de la porte.
Le directeur, depuis sa table, lui lança sur un ton de dur à cuire :
« Eh, p’tit gars… t’as pas intérêt à rapporter, sinon j’te collerai des baffes. »
Il est devenu complètement fou, se dit Ayoub. Il sortit de la classe et se retrouva dans le couloir. Il était le seul à pouvoir se déplacer librement dans l’école sans se faire gronder par les adultes. Lui seul pouvait alerter les maîtres de ce qui se passait avec le directeur.
Il se dirigea vers la salle de monsieur Al Dahoud, qu’il avait eu l’année précédente, pour l’informer de la situation inexplicable dans laquelle on se trouvait.

Et voilà, bien des développements au cours de cette après-midi mériteraient encore d’être racontés :
- Il y eut le face-à-face absurde, devant les élèves, entre le jeune maître Ahmad Al Dahoud et son directeur retombé en enfance. Ce fut un beau moment de théâtre plein de quiproquos et vibrant de toute l’énergie désespérée des deux acteurs. 
- Il y eut la joie des enfants quand ils furent libérés avant la fin de la journée de cours, puisqu’il n’y avait plus de maître assez courageux pour s’occuper de cette classe capable de rendre fous deux professeurs dans la même journée.
- Il y eut le journaliste qui passait par là et crut tenir un reportage intéressant. Il entendit les cris des groupes d’enfants qui s’égayaient autour de l’école, bien avant l’heure officielle. Le journaliste se renseigna, voulut rencontrer l’équipe des professeurs. Mais il renonça à fureter davantage quand on lui dit que le fils Makani était au centre de l’histoire et, blême de crainte, il retourna vers les tranquilles ventilateurs de son bureau pour rédiger au frais un article sur la restauration du minaret de l’ancienne mosquée.
- Il y eut la jeune femme qui se présenta le soir-même à l’école pour remplacer le maître. Elle présenta d’impressionnants diplômes de plusieurs pays. Et, puisqu’elle était la seule personne volontaire, on accepta de la prendre à l’essai jusqu’à la fin de la semaine.

Albert Robida - Djinn (illustration réalisée pour le conte d'Aladin)